Contrôler l’Afghanistan: les aspects défensifs et offensifs de l’intervention soviétique

Notre article du mois de décembre traitait de la question intérieure afghane comme point de départ d’une intervention étrangère, en l’occurrence celle de l’URSS1. Mais quelles ont été les contraintes et les attentes du pouvoir soviétique dans sa politique afghane? Avec l’élection du dauphin de Poutine, Dmitri Medvedev, et la reprise des vols de bombardiers stratégiques près de la frontière américaine2, la Russie tente aujourd’hui de retrouver sa gloire en matière de politique étrangère. Gloire qui lui fait défaut depuis la fin de la guerre froide.

 The Glory
Steve Jurvetson, The Glory, 2007
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L’évolution de l’implication de l’URSS sur les affaires internes afghanes suit une courbe ascendante jusqu’à la décision d’envoyer des troupes en grand nombre dans le pays, dans la nuit du 24 au 25 décembre 19793. Les Soviétiques installent Karmal au pouvoir, mettent leurs hommes en place aux postes de fonctionnaires et tuent Amin et les radicaux du Khalq4. Le nom donné par les Russes à leur force d’attaque est révélateur de leur désir de garder la légalité de leur traité du 5 décembre. Ils invoquent alors l’article 4 et envoient «le contingent soviétique limité» en Afghanistan5. Le 27 décembre 1979, c’en est terminé de la gouvernance communiste afghane; elle passe directement aux mains de l’URSS. La décision soviétique d’ingérence totale répond à des objectifs à la fois défensifs et offensifs6.

L’URSS en mode défensif

Analysons d’abord les raisons défensives qui ont poussé l’URSS à intervenir en Afghanistan. Les Russes observent que le régime du Khalq entraîne une forte résistance à l’intérieur du pays et que les dirigeants afghans refusent de suivre les directives de Moscou. Ce que les Russes recherchent avant tout, dans leur politique étrangère, c’est la sécurité de leurs frontières. Et ils sentent que l’Afghanistan pourrait tomber aux mains de forces antisoviétiques. Amin est alors très mal perçu par les Soviétiques. Les incidents de Herat, ainsi que les désertions dans l’armée, amènent les autorités russes à douter de la viabilité du gouvernement7. De plus, les militaires se rendent bien compte que les faibles appuis des communistes ne permettent pas une percée dans les campagnes, ni au gouvernement légal d’imposer son contrôle sans une forte présence armée: «no communist party can survive in Afghanistan without a Soviet military occupation8

Le premier aspect défensif sur la question de la sécurité concerne l’instabilité politique de la région à l’époque. Il est important de rappeler que l’Iran est alors en pleine révolution islamique et que ses dirigeants sont à la fois anti-américains et antisoviétiques. L’URSS craint la propagation de cet islam fondamentaliste dans ses propres républiques soviétiques d’Asie centrale par le biais de l’Afghanistan9. L’envoi d’un fort contingent armé en Afghanistan peut permettre aux Russes de s’assurer de calmer la région, du moins le croient-ils. Mais nous ne ferons pas, ici, le procès des bonnes ou des mauvaises décisions soviétiques. Nous souhaitons plutôt démontrer le processus auquel ils ont répondu, afin de prendre le contrôle total de l’Afghanistan.

Le deuxième aspect défensif soviétique en ce qui a trait à l’intervention touche la question idéologique. Il s’agit pour nous d’un facteur primordial. Il ne faut jamais sous-estimer l’importance de l’idéologie dans la pensée militaire et diplomatique de l’URSS. Voici une citation qui illustre bien l’état d’esprit des dirigeants du Kremlin sur la défense de la révolution:

Experience shows that only by using armed force can one defend the revolutionary conquests from the attacks of imperialist interventionists, suppress the attacks of the enemies of social progress, and assure the development of a country proceeding along a socialist path10.

Selon la doctrine de Brejnev, établie en 1968, l’avancée socialiste ne peut subir de recul, l’histoire marxiste de la révolution révélant qu’une fois sur la voie socialiste, un pays ne peut en sortir11. Désavouer ce principe reviendrait à avouer sa défaite, ce qui ne peut être envisageable pour les Russes, surtout dans la situation de confrontation de l’époque.

L’URSS en mode offensif

Le gouvernement soviétique, par l’envoi de troupes en nombre important, développe aussi une position offensive dans son approche de la question afghane. L’URSS aurait pu se contenter d’une vraie force limitée plutôt que cet imposant déploiement militaire. Depuis la prise du pouvoir par les communistes afghans, la résistance a pu compter sur l’appui étranger dans sa lutte contre le régime du PDPA. Elle reçoit notamment de l’argent et des armes en provenance du Pakistan, de la Chine et de l’Iran12. Cet affront à la sphère d’influence soviétique encourage le Kremlin à s’ingérer dans les affaires afghanes et ultimement à y envoyer des troupes afin de mettre un terme à ces incursions étrangères. Voici ce que déclarent les autorités soviétiques à ce sujet: «Elle [l’URSS] visait aussi à signaler non seulement aux États-Unis, mais aussi aux États de la région et particulièrement à l’Iran et au Pakistan que l’URSS était désormais la grande puissance avec laquelle il fallait compter dans cette région du monde13.» De plus, les Soviétiques conservent une vision raciste de l’Asie, héritée des politiques tsaristes, et veulent montrer à la Chine que le vrai leader de la région est l’URSS. Les Russes se perçoivent comme étant supérieurs et non égaux face aux Chinois14.

Un autre aspect offensif touche évidemment les énormes investissements faits par l’URSS en Afghanistan depuis 1955. Les Russes ne veulent absolument pas perdre leurs droits d’extraction du gaz et du pétrole ni risquer de ne pas obtenir l’avantage de l’acheminement des ressources par les pipe-lines afghans15. Lors de la prise du pouvoir par les communistes afghans, les Soviétiques n’ont pas de raisons de s’en faire, car le nouveau régime est à la recherche de l’aide et des contrats russes. Mais la nouvelle instabilité de la région et la mauvaise gestion du pays inquiète au plus haut point les responsables russes qui craignent de perdre leurs avantages économiques si un nouveau gouvernement antisoviétique prend le pouvoir en Afghanistan. Leur intervention marque donc la limite de la tolérance d’indépendance d’un régime frère sur les intérêts économiques, politiques et géostratégiques de l’URSS qui primeront toujours sur le reste16.

L’historiographie face à l’intervention soviétique

En guise de conclusion, nous souhaitons relever quelques faits historiographiques intéressants que nous avons remarqués dans nos lectures. Deux auteurs, en particulier, insistent sur le fait que la décision de l’URSS d’envoyer des troupes était loin de faire l’unanimité en URSS et même, qu’elle ne suivait pas du tout l’avis des spécialistes de la question17. Un autre débat intéressant dans la littérature touche la responsabilité totale ou partielle de tous les évènements afghans de la prise du pouvoir par Daoud en 1973 à l’intervention soviétique de 1979. La majorité des auteurs qui écrivent dans les années 1980 perçoivent l’URSS comme la seule responsable de la déstabilisation de la région et lui impute la direction du coup d’État de Daoud et de celui des communistes en avril 1978. Toutefois, les auteurs de la fin des années 1990 ont réévalué cette thèse et indiquent bien que le contrôle total de l’Afghanistan a été effectif uniquement à partir de décembre 1979, sans toutefois omettre le fait que les Russes y ont exercé la plus grande influence bien avant cette date. Il semble que la chute de l’URSS ait permis de mettre fin à la vision manichéenne du monde soutenue par 50 ans de guerre froide. Cependant, dans sa recherche de puissance pour une «nouvelle» Russie, Poutine et son dauphin nouvellement élu remettent au goût du jour une rivalité Est-Ouest qui s’annonce tout aussi complexe que celle du siècle dernier.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. Pour une description des évènements de Kaboul, voir RUCKER, Laurent, «1979: les Soviétiques à Kaboul», L’Histoire, n° 238, décembre 1999, p. 26. Pour le nombre de troupes présentes en Afghanistan dans les premiers jours de l’intervention et un récit des évènements, lire BOTCHAROV, Guennadi Nikolaevitch, Roulette russe, Paris, Éditions Denoël, 1990, p. 14, et LÉVESQUE, Jacques, L’U.R.S.S et sa politique étrangère de Lénine à Gorbatchev, Paris, Armand Colin, 1987, p. 93-95.
2. D’ailleurs, en janvier 1980, il y a plus de conseillers civils russes en Afghanistan que de membres du PDPA. ARNOLD, Anthony, Afghanistan’s Two-Party Communism Parcham and Khalq, Standford, Hoover Institution Press, 1983, p. 99.
3. Il s’agit d’un joli euphémisme pour une force qui comptera près de 85 000 dans le premier mois de son arrivée sur le sol afghan. ROMER, Jean-Christophe, «Les mécanismes de prise de décision en URSS : le cas afghan 1978-1979», Relations Internationales, n° 85, printemps 1996, p. 47.
4. Cette façon de percevoir l’action soviétique est soutenue par LÉVESQUE, Jacques, op. cit., p. 318. Nous avons repris la même terminologie que l’auteur, les raisons de cette intervention étant nombreuses et encore sujettes à la controverse.
5. MONKS, Alfred L., The Soviet Intervention in Afghanistan, Washington, American Enterprise Institute Studies in Defense Policy, 1981, p. 19.
6. ARNOLD, Anthony, op. cit., p. xii. Sur la question du manque d’appuis du régime communiste, voir SEN GUPTA, Bhabani, Afghanistan: Politics, Economics and Society; Revolution, Resistance, Intervention, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1986, p. 98-99.
7. Concernant cet aspect précis touchant l’Iran et son influence dans la région, lire LÉVESQUE, Jacques, op. cit., p. 100-110.
8. MONKS, Alfred L., op. cit., p. 42.
9. BRADSHER, Henry S., Afghanistan and the Soviet Union, Durham, Duke University Press, 1984 (1983), p. 137-139 et LÉVESQUE, Jacques, op. cit., p. 117.
10. COOLEY, John K., CIA et Jihad, 1950-2001: contre l’URSS, une désastreuse alliance, Paris, Autrement, 2002, p. 20.
11. LÉVESQUE, Jacques, op. cit., p. 110.
12. Consulter ZAGORIA, Donald S., éd., Soviet Policy in East Asia, New Heaven, Yale University Press, 1982, p. 29-57. Sur la puissance militaire de l’URSS en Asie, voir p. 255-283.
13. À titre d’exemple, citons le gazoduc de la région de Jozjan. Tiré de COOLEY, John K., op. cit., p. 18.
14. MONKS, Alfred L., op. cit., p. 20-30 et RUCKER, Laurent, op. cit., p. 27.
15. ROMER, Jean-Christophe, op. cit., p. 33-48 ainsi que COOLEY, John K., op. cit., p. 27.

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