Développement durable: quel rôle pour l’histoire?

Si nous ramenions l’histoire de l’humanité à l’échelle d’une journée de 24 heures, on verrait poindre les premières réflexions sur le concept de développement durable autour de 23 heures 59 minutes et 59 secondes. Après une longue et harassante journée consacrée à la conquête – ou à la subjugation? – de notre environnement, un constat vient troubler notre sommeil: ce fut une victoire à la Pyrrhus. Un coup d’œil au champ de bataille suffit pour s’en convaincre, et c’est principalement ce que font la plupart des spécialistes du réchauffement climatique. Or les défis à venir appellent une relecture du passé. L’histoire s’y met, lentement.

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1453748-1ae2c1119ae2889a, 2006
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C’est un truisme de dire que l’étude de l’histoire contribue à tirer les leçons du passé. Encore faut-il, autre truisme, que cette histoire existe. Dans quelle mesure la discipline historique peut-elle contribuer à la refonte des politiques nationales et internationales de développement qui ne prennent plus seulement en compte la sacro-sainte croissance économique? C’est autour de cette question que nous voulons articuler notre réflexion, en offrant une brève présentation des champs d’investigation émergents qui, s’ils ne s’inscrivent explicitement que très rarement dans les débats environnementaux, accumulent une somme de savoirs dont l’utilité pour l’avenir est indéniable.

L’histoire globale

Jusqu’à très récemment, et à bien des égards encore aujourd’hui, l’écriture de l’histoire s’est presque toujours inscrite dans le cadre national ou, tout au plus, à l’intérieur des frontières d’une «civilisation» donnée(1). Sans remettre en question la pertinence de telles approches, l’émergence d’une conscience mondialisée dans les dernières décennies du XXe siècle appelait implicitement à un désenclavement géographique de la discipline historique. Ainsi s’est lentement constitué ce que nous avons coutume de désigner comme l’histoire globale(2).

Si, en tout premier lieu, ce champ nouveau de la recherche a voulu reconstituer l’évolution de la mondialisation en tant que réalité historique, elle abrite aujourd’hui des chercheurs dont la vision même est «globalisée». Évidemment, puisque «la recherche historique reflète inévitablement une certaine influence politique et idéologique(3)», et puisque la mondialisation constitue, jusqu’à un certain degré, une idéologie, nombreux sont les ouvrages d’histoire globale qui trahissent une prise de position – néolibérale, altermondialiste, etc. – de l’auteur. Cependant, il est tout aussi vrai que la mondialisation demeure une réalité tangible et observable, hors de tout présupposé idéologique. C’est bien à l’étude de cette réalité que la plupart des historiens «globalistes» se consacrent. En définitive, l’histoire globale propose un recadrage qui prend en considération cette nouvelle réalité. Le 9 juin dernier a eu lieu à Paris, sous l’égide de la célèbre Société d’histoire moderne et contemporaine, une conférence sur la question. Le titre résumait à merveille ce que l’histoire globale cherche à accomplir: «Un changement d’échelle historiographique».

Une telle reconfiguration de l’angle duquel certains historiens abordent leur objet d’étude pourrait potentiellement contribuer à une meilleure compréhension des tenants et des aboutissants du débat autour du développement durable. En se hissant à l’échelle globale, l’histoire se place à un niveau d’appréhension qui rend davantage visibles les dynamiques ayant conduit à l’état actuel de la planète. Si l’histoire globale n’est pas habilitée à se prononcer sur les moyens adéquats à mettre en œuvre afin d’amenuiser les impacts de l’activité humaine sur l’environnement, elle demeure un observateur privilégié en ce qui concerne les dynamiques qui nous ont conduits à l’urgence de telles réformes. Cette aptitude devient d’autant plus évidente lorsque nous y greffons un second champ émergent de la recherche historique.

L’histoire de l’environnement

Comme son appellation le suggère, ce champ de la recherche s’intéresse principalement à l’espace, ou au milieu, dans lequel l’activité humaine prend place. Comme l’a écrit Robert M. Schwartz, professeur d’histoire de l’environnement au Mount Holyoke College (É-U), cette discipline s’articule à deux niveaux distincts, quoiqu’étroitement liés. Premièrement, il s’agit d’étudier, à travers le temps, l’évolution des différentes conceptions que se fait l’humain de la nature. Selon l’auteur, celles-ci peuvent être «impérialistes et mécanistes», c’est-à-dire qu’elles font de la nature un système de ressources mises à la disposition de l’être humain, ou «holistiques», en ceci qu’elles tendent à faire de nous une partie intégrante de la nature(4). Deuxièmement, l’histoire de l’environnement étudie l’empreinte humaine laissée sur la nature, c’est-à-dire les «changements environnementaux produits par l’entreprise humaine et les nouvelles technologies(5)».

Nul besoin d’aller plus loin pour prendre la pleine mesure de la précieuse contribution que peut apporter ce champ particulier de la discipline historique à la question du développement durable. En cherchant à comprendre l’évolution des mentalités et des dynamiques qui nous lient à notre environnement, ou plutôt, jusqu’ici qui le lie à nous, cette branche de l’histoire semble en mesure de révéler la profondeur et l’enracinement de nos habitudes, de mettre à jour les conceptions qui président à nos rapports avec notre milieu. La plupart des travaux relevant de l’histoire de l’environnement permettent également d’avancer que, loin de représenter de simples réformes, l’implantation de politiques dites de développement durable exige des sociétés qui y souscriront une refonte plus ou moins radicale de l’idée que nous nous faisons de notre place dans la nature.

Dans un article paru l’année dernière, le professeur Stephen Mosley, de l’Université de Leeds, a reproché aux tenants de l’histoire sociale de ne pas intégrer les recherches de leurs pairs œuvrant en histoire environnementale, particulièrement en ce qui a trait aux impacts de l’activité humaine sur l’environnement(6). Ce reproche s’applique en fait à tous les champs de la recherche historique, dont on s’efforce d’imperméabiliser les cloisons, alors qu’il faudrait les enfoncer. Nous avons voulu souligner ici la grande pertinence de deux approches historiques qui, lorsqu’elles fusionnent, procurent à l’observateur des outils indispensables à une compréhension plus profonde des réalités nées – et à naître – du réchauffement climatique. En définitive, elles permettent une sorte d’actualisation de l’histoire afin que cette dernière soit en mesure de fournir ne serait-ce qu’une partie de réponse aux défis à venir.

Notes

(1) Un coup d’œil à mes articles publiés dans ce journal suffira au lecteur pour se convaincre de la prégnance de l’approche nationale en histoire!
(2) Dans le monde anglo-saxon, on parle de World history et de Global history , chacune possédant sa propre revue scientifique. Si certains chercheurs insistent pour différencier les deux approches, nous nous abstiendrons d’en faire de même, car cela ne ferait qu’ajouter à la confusion.
(3) «Historical scholarship inevitably reflects some set of political and ideological influences». BENTLEY, Jerry H., «Myths, Wagers and Some Moral Implications of World History», Journal of World History , n o 1 (vol. 16, 2005), p. 53.
(4) «environmental change created by human endeavour and new technology.» SCHWARTZ, Robert M., «Teaching Environmental History: Environmental Thinking and Practice in Europe , 1500 to Present», The History Teacher , n o 3 (vol. 39, mai 2006), p. 325. On soulignera au passage la continentalité de l’approche de l’auteur.
(5) Idem .
(6) MOSLEY, Stephen, «Common Ground: Integrating Social and Environmental History», Journal of Social History , n o 3 (vol. 39, printemps 2006), p. 915-933.

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