Digital History : l’histoire à l’heure du numérique

Alors qu’Internet se fait de plus en plus omniprésent et que tous ont maintenant la possibilité d’y publier, la question d’une utilisation critique et raisonnée de ce puissant média est souvent passée sous silence. L’ouvrage Digital History propose en ce sens de nombreuses pistes quant à la fécondité de l’utilisation du Web pour l’histoire et, du coup, pour toute activité de savoir.

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, 2006
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L’utilisation toujours grandissante de l’ordinateur et du Web au sein de la population en fait aujourd’hui des outils de travail indispensables dans plusieurs domaines, en l’occurrence celui de l’histoire et, plus largement, celui des sciences humaines qui ne fait pas exception. L’évolution récente du Web 2.0, notamment à travers les phénomènes du blogue et du wiki, permet à de plus en plus de gens de s’exprimer directement au sein d’une immense sphère publique quelque peu indifférenciée, sinon chaotique, à tel point qu’il est souvent difficile de séparer le bon grain de l’ivraie(1).

L’histoire numérique, un fractal amateur et professionnel à la fois

L’utilisation des technologies numériques par les chercheurs ne date pas d’hier et remonte en fait à la genèse de celles-ci. En effet, les bases de ce qu’allait devenir l’Internet, développées dans les années 1960 par la Défense américaine, furent rapidement reprises par les universitaires à travers le réseau Arpanet (2). De même, les premiers projets d’édition numérique de documents historiques remontent aux années 1950 et connaissent depuis lors une fortune toujours croissante à la faveur des évolutions technologiques(3).

L’implantation du Web tel que nous le connaissons au début des années 1990 donna un élan sans précédent à ce qu’il convient de nommer «l’histoire numérique», permettant la mise sur pied de milliers de sites historiques, la plupart amateurs. C’est ce phénomène du Web historique et, plus largement, de l’utilisation des médias numériques pour la recherche et la diffusion du savoir qui inspirèrent l’ouvrage Digital History, de Daniel J. Cohen et Roy Rosenzweig(4), deux chercheurs affiliés au Center for History and New Media(5).

D’entrée de jeu, les auteurs se positionnent à mi-terme entre les techno-sceptiques et les techno-enthousiastes, plaidant pour une appropriation critique du média et proposant un manuel pratique afin d’y parvenir. Dressant un portrait des avantages et inconvénients de l’histoire digitale (ou numérique), Cohen et Rosenzweig font ainsi ressortir la très grande capacité de stockage, l’accessibilité (directe), la flexibilité (sur plusieurs supports), la diversité, la maniabilité (les possibilités de transformation), l’interactivité ainsi que l’hypertextualité (ou non-linéarité) de l’information présentée sur supports numériques. Au chapitre des inconvénients, les auteurs notent la qualité souvent passable de l’information, la faible durabilité du matériel en raison de la rapide évolution des technologies, les problèmes de lisibilité dus au médium ainsi que la possibilité d’appropriation des données numériques par de grands conglomérats d’édition, ce qui en restreint l’accessibilité aux chercheurs.

À travers un portrait étonnamment exhaustif de la Toile historique (les auteurs répertorient des centaines de sites, amateurs et professionnels, certains excellents et d’autres passables), ce livre décrit un état des lieux et présente les possibilités offertes par l’ordinateur et l’Internet à la pratique et à la diffusion de l’histoire. Abordant d’abord les différentes phases de la présentation de matériel historique sur le Web, l’ouvrage expose ensuite les enjeux de la collection de ce matériel sur l’Internet, sur sa préservation, ainsi que sur ceux liés à la propriété intellectuelle.

Écrit dans une langue claire, étoffé de nombreux exemples et références, cet ouvrage se positionne comme un incontournable pour quiconque, novice ou initié, s’intéresse à la diffusion rigoureuse de savoir sur l’Internet. Construit d’abord comme un manuel, Digital History ne s’embarrasse cependant pas de théorie trop poussée ni d’épistémologie. Aussi, le lecteur désirant approfondir davantage les enjeux socioculturels des médias numériques restera-t-il quelque peu sur sa faim.

Des enjeux culturels aux paradigmes de connaissance

S’il est utile de savoir comment diffuser de l’information sur le Web, l’utilisation du texte numérique (ou hypertexte) implique de nombreux enjeux qui dépassent de loin la seule utilisation du média et touchent plus profondément aux schèmes culturels d’appréhension de la connaissance. En effet, l’écran modifie, entre autres, la façon de lire ainsi que les paramètres d’appréhension du texte. L’écriture numérique brise la linéarité traditionnelle du discours pour induire une hypertextualité qui sous-tend une logique davantage associative que déductive (le texte se construit comme une association de liens plutôt que selon un schéma logique traditionnel procédant par thèse-antithèse-synthèse). Plus profondément encore, la généralisation des possibilités d’édition et de diffusion de contenu sur l’Internet induit une importante remise en question de certaines notions fondamentales pour le savoir académique, telles la véridicité, la vérification par les pairs et l’autorité, voire celle d’auteur(6).

Sans aborder ces questions de front, Digital History constitue malgré tout une excellente introduction à l’utilisation – et plus encore à l’appropriation – critique du Web. Si ce média s’avère imparfait et assez loin d’initier cette révolution communicationnelle que certains enthousiastes appelèrent de leurs vœux dans les années 1990 (particulièrement avant l’éclatement de la bulle spéculative vers 2000), Cohen et Rosenzweig auront néanmoins amplement rempli leur mission de promouvoir les importantes possibilités qu’offre l’Internet quant à la diffusion de la connaissance, dont l’esprit critique restera toujours le ressort premier et nécessaire. Quant aux questions de fond soulevées dans cette dernière partie, elles commandent une approche socioculturelle large et compréhensive qui formera la trame d’un article à venir.

Notes (cliquer sur le numéro de la référence pour revenir au texte)

(1) CF. ECO, Umberto, «Auteur et autorité», colloque en ligne Text-e, http://www.text-e.org. Consulté le 7 octobre et 2007.
(2) Cf. JACQUESSON, Alain et Alexis RIVER, Bibliothèques et documents numériques. Concepts, composantes, techniques et enjeux, Paris, Éditions du cercle de la librairie, 2005, p. 58.
(3) Le premier projet de document numérique fut l’œuvre de Roberto Busa, un étudiant de théologie qui édita la Somme théologique de Saint-Thomas d’Aquin pour ses propres recherches. Plus près de nous, le projet d’édition Hardy, mené par Pascal Bastien à l’UQAM, procède d’une mode relativement récente entourant l’édition en ligne de manuscrit relevant de la littérature de témoignage.
(4) COHEN, Daniel J. et Roy ROSENZEIG, Digital History. A Guide to Gathering, Preserving, and Presenting the Past on the Web, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2006.
(5) CHNM – Rosenzweig en est le fondateur et directeur.
(6) Les récents développements du Web 2.0 tels les blogues et les wikis accentuent ces questionnements. Le lecteur désireux d’approfondir ces questions consultera avec profit les quelques ouvrages suivants: CHARTIER, Roger, «Lecteurs et lectures à l’âge de la textualité électronique», colloque en ligne Text-e, <http://www.text-e.org>. Consulté le 7 octobre 2007. FISCHER, Hervé, Le choc numérique, Montréal, VLB, 2001. FISCHER, Hervé, La planète hyper: de la pensée linéaire à la pensée en arabesque, Montréal, VLB, 2004. SALAÜN, Jean-Michel et Christian VANDENDORPE, dir., Les défis de la publication sur le Web: hyperlectures, cybertextes et méta-éditions, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2004. VANDENDORPE, Christian, Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, Montréal, Boréal, 1999.

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