Il y a 90 ans, le président américain Woodrow Wilson émettait les 14 points qu’il considérait essentiels au règlement d’une «paix sans victoire». Après la signature de l’armistice par l’Allemagne, en novembre 1918, les négociations s’enclenchèrent en regard des principales normes wilsoniennes. L’autodétermination nationale s’imposa d’emblée dans le cadre de ces efforts, malgré le caractère flou de sa définition. Sous l’auspice de la Société des Nations (SDN) nouvellement fondée, ce principe rencontra bientôt les difficultés liées aux quelque 30 millions de personnes appartenant à des groupes minoritaires en Europe1.
L’échec retentissant de ce programme ambitieux, voire naïf, mena à la mutation du concept du droit des minorités en celui des droits de l’homme au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Ce passage de la défense d’un groupe minoritaire dans l’entre-deux-guerres à la seule protection de l’individu après 1945 mérite que nous y accordions quelque attention. Nous nous pencherons sur ce parcours conceptuel du droit des minorités à la lumière de l’établissement de ce principe dans le cadre de la Société des Nations, de la mise à l’épreuve de cette politique dans l’entre-deux-guerres et de l’avènement d’une nouvelle organisation au terme du deuxième conflit mondial.
Le système international de la protection des minorités
Après la fragmentation des grands empires multinationaux au terme de la Première Guerre mondiale et l’explosion subséquente des violences interreligieuses et interethniques, les négociateurs de la paix s’engagèrent à reconnaître les États nés de cet effondrement en Europe de l’Est. À la base du principe wilsonien d’autodétermination des peuples, cette reconnaissance était toutefois conditionnelle à leur respect des droits collectifs des minorités en leur sol. Malgré la tentative des négociateurs de la paix de définir le concept de minorités, leur représentation demeurait toutefois ambiguë et ne permettait que difficilement la traduction de ces spécifications en actions concrètes. Ainsi, les minorités étaient identifiées soit à des « personnes » appartenant à des groupes minoritaires ou soit à des « habitants » qui différaient de la majorité de la population en raison de leur race, leur langue ou leur religion2. Un simple regard à la nature imprécise de cette définition suffit pour saisir les complications que cette politique de protection des minorités allait engendrer en Europe de l’Est.
La garantie et la protection de ces dispositions étaient assurées par la Société des Nations, une organisation internationale nouvellement fondée en 1919 pour assurer le maintien de la paix. Si le rejet de la SDN par les États-Unis pesa sur la réussite de l’organisation dès sa fondation, la Société progressa peu à peu, encouragée par la participation active de ses membres3. Bien que la Société des Nations représentait une innovation radicale par rapport au passé, son système n’était pas exempt de la tradition victorienne et paternaliste des grandes puissances4. De ce fait, la politique de la Société sur la protection du droit des minorités révéla bientôt la contradiction irréconciliable entre, d’une part, la volonté d’un maintien de l’indépendance nationale et, d’autre part, l’augmentation du contrôle étranger pour assurer le respect du droit des minorités5. Lorsque le Japon proposa à la Société d’étendre le régime du droit des minorités au-delà des seules nations nouvellement formées en Europe de l’Est, les grandes puissances rejetèrent la motion. Ce refus vint affaiblir les fondements moraux et politiques liés aux interventions de la SDN et permit aux États membres de critiquer, de perturber et, éventuellement, de contester la nature même du système international de protection des minorités.
Dès la fondation du système, les insatisfactions étaient palpables tant au sein des grandes puissances que parmi les nouveaux États d’Europe de l’Est et de leurs minorités. Les États polonais, tchèque et roumains étaient vexés par la mainmise des grandes puissances sur leurs politiques domestiques et par les obligations internationales qui leur étaient imposées. Leurs minorités subissaient bien malgré elles les soubresauts de ces frustrations et perdaient progressivement la foi dans le régime international qui devait voir à leur protection. La situation déjà précaire des minorités annonçait l’imminence des risques d’aggravation dans la région. Dès lors, les espoirs investis dans la SDN par les occidentaux et les nouveaux États d’Europe de l’Est semblaient beaucoup plus grands que ce que l’organisation pouvait accomplir en réalité.
La mise à l’épreuve du système du droit des minorités
Pour toute la période de l’entre-deux-guerres, les Allemands constituaient la plus grande minorité ethnique d’Europe, et la plupart se trouvaient en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Grèce et en URSS. Entre 1926 et 19336, la République de Weimar se lança dans une réelle croisade pour la défense de ses minorités allemandes. Parmi les groupes de pression qui se dévouaient à la cause se trouvait le NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands), dont le programme politique ne réclamait pas moins que le rassemblement de tous les Allemands dans une grande Allemagne et l’union des territoires «pour nourrir notre peuple et établir la population superflue»7. Pendant le règne bref de la République de Weimar, les lobbys allemands et juifs collaboraient dans le cadre du Congrès européen des nationalités, un organisme qui constituait une voix pour les minorités. L’Allemagne demeurait le seul pays à accepter de s’engager à protéger les minorités à l’intérieur de ses frontières si le système du droit des minorités devenait universel. Les efforts entrepris en ce sens par le ministre allemand des Affaires étrangères, Gustav Stresemann, n’essuyèrent que les refus du Conseil de la SDN. Les puissances, comme la Grande-Bretagne par exemple, étaient loin de vouloir voir la Société cautionner la ségrégation raciale aux États-Unis ou le traitement des Catholiques et des Chinois à Liverpool8.
Ainsi, avec l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933, la Société n’avait pratiquement aucune autorité pour protester contre le traitement nazi des juifs allemands. À la fin des années 1920, la lenteur et les injustices du système international de protection des minorités achevèrent de convaincre ses plus virulents critiques que ce régime n’était plus nécessaire au maintien de la paix. Les droits des minorités offraient aux Juifs et aux autres minorités de grandes promesses, mais bien peu de protection réelle. Le manque grandissant d’autorité de la Société des Nations paralysa l’implantation des politiques de protection des minorités dans les pays visés et mena à leur éventuel abandon9. L’arrivée au pouvoir des Nazis et la conduite d’une tout autre politique étrangère abattirent les derniers espoirs d’une défense des minorités en Europe. L’Allemagne se retira de la Société des Nations dès l’arrivée des Nazis à la tête du pays, et le parti articula une toute nouvelle approche proclamant la suprématie de la nation devant l’humanité.
Au déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, dans le contexte d’expulsion des Juifs et des Polonais des territoires annexés par les Allemands, les pays alliés émirent une Déclaration des Nations Unies, dans laquelle ils lançaient un appel à la protection des droits humains. Le thème des droits de l’homme se développa graduellement au sein des cercles politiques et intellectuels anglo-saxons pour finalement devenir une partie intégrante de la nouvelle organisation de sécurité internationale qui allait prendre le relais de la SDN après 1945.
Ce nouvel engouement pour le concept des droits humains, l’historien Mark Mazower l’explique notamment par la volonté des Alliés de réagir aux atrocités nazies et par leur intention de réaffirmer les principes de démocratie libérale face à l’autocratie fasciste. Les Américains réalisaient que l’isolationnisme ne constituait plus une solution à leur propre protection et ressentaient maintenant le besoin de se lancer dans une réelle mission universelle à l’international10. La notion des droits de l’homme offrait également une alternative au système du droit des minorités. Ce régime et la Société des Nations qui le gouvernait avaient été complètement discrédités au déclenchement de la guerre. Devant l’échec imminent de la protection des minorités juives, les groupes lobbyistes juifs commencèrent à douter de sa nécessité. Par ailleurs, les petits États d’Europe de l’Est demeuraient les moins enclins à redémarrer le processus. Les grandes puissances ne condamnaient pas davantage la disparition de l’ancien système et étaient particulièrement attirées par le concept des droits humains. Si la Société des Nations fut fondée sur une base européenne, l’engagement important des Américains allait donner au système un potentiel globalisant et engager irrémédiablement la question de l’empire colonial britannique et français, notamment11. Les Alliés n’eurent ainsi aucun remord à laisser périr les traités sur les droits des minorités à la fin de la guerre. La notion des droits humains transcenda ainsi progressivement le droit des minorités, sans qu’aucun des protagonistes ne s’y oppose réellement. L’organisation des Nations Unies signa finalement l’arrêt de mort du système de protection des minorités. «Pendant près de quarante ans, jusqu’à l’effondrement de l’empire soviétique et le déclenchement des conflits ethniques en Europe de l’Est, il n’y eut pratiquement aucun intérêt international pour la renaissance des traités des minorités.12»
Conclusion
Malgré la volonté des États membres de l’organisation des Nations Unies de s’engager pour la défense des droits humains en réponse aux atrocités hitlériennes, les persécutions des minorités se poursuivirent de part et d’autres du rideau de fer et dévoilèrent les intérêts étatiques dictant cette nouvelle conceptualisation. L’adhésion des droits de l’homme au sommet de l’organisation internationale pour la paix représente non seulement un progrès, mais aussi un recul face à l’ancien système de protection des minorités. Sans remettre en question la légitimité de l’organisation des Nations Unies, force est de constater que l’ambiguïté autour de la défense de l’humanité a conduit à une certaine déresponsabilisation des nations membres. Une étude approfondie du parcours de la notion des droits de l’homme depuis 1945 permettrait néanmoins de mesurer adéquatement l’évolution du concept par rapport à l’ancien système. De toute évidence, si le concept du droit des minorités ne constitue plus qu’un murmure dans les couloirs de l’ONU, il demeure néanmoins vivace dans les efforts déployés par les groupes de minorités pour la défense de leurs droits. En effet, 60 ans après la Shoah, la renaissance de la vie culturelle juive en Europe centrale et en Europe de l’Est est en grande partie redevable au développement d’organisations humanitaires transnationales qui oeuvrent pour le bien-être des minorités juives en Europe13.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Hew Strachan, La Première Guerre mondiale, Paris, Presses de la Cité, 2005, p. 326.
2. Carol Fink, Defending the Rights of Others, The Great Powers, the Jews, and International Minority Protection, 1878-1938, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. xvi.
3. Le Conseil de la société, formé des membres permanents (Grande-Bretagne, France, Italie et Japon) agissait comme le successeur de l’ancien concert européen. Pour une vision nuancée sur l’échec de la SDN, voir P.H.M. Bell, The Origins of the Second World War in Europe, London, New York, Longman, 2007, 370 p.
4. Mark Mazower, “The Strange Triumph of Human Rights, 1933-1950”, The Historical Journal, 47, 2, 2004, p. 382.
5. Carol Fink, op. cit., p. xix.
6. L’Allemagne fut admise comme membre permanent à la Société des Nations en 1926. En 1928, tous les pays d’Europe étaient membres à part l’URSS.
7. Mark Mazower, op. cit., p. 383.
8. Ibid., p. 382.
9. Carol Fink, op. cit., p. 334-335.
10. À ce sujet, voir Martin Ceadel, Thinking about Peace and War, Oxford, Oxford University Press, 1987.
11. Mark Mazower, op. cit., p. 390.
12. “For almost forty years, until the collapse of the Soviet Empire and the outbreak of ethnic conflicts in Eastern Europe, there was practically no international interest in reviving the minority treaties.” Carol Fink, op. cit., p. 357-358.
13. Ibid., p. 365.