Il y a dix ans, elles étaient regardées par 23 millions de Canadiens. On les connaissait, à l’époque, sous une autre appellation: les Minutes du patrimoine. Ces capsules de 60 secondes relatant les «grands» moments de notre passé ont, en leur temps, fait couler beaucoup d’encre. Or si elles ont depuis quitté nos écrans de télévision et de cinéma, les Minutes Historica demeurent, principalement au Canada anglais, utilisées dans plusieurs écoles. Vaste entreprise –privée- de construction identitaire, les Minutes posent plusieurs problèmes reliés notamment à une confusion sans cesse grandissante entre histoire et patrimoine.
En 1812, Laura Secord, que l’on connaît mieux ici sur le dessus des boîtes de chocolat du même nom, surprend des officiers américains discutant de l’invasion du Haut-Canada. En parvenant, au péril de sa vie, à transmettre l’information aux autorités compétentes, elle sauve la jeune colonie d’un sort funeste1. De quelle guerre s’agit-il? Qu’est-ce que les Américains font dans la colonie britannique? Ne cherchez pas la réponse dans cette Minute, vous ne la trouverez pas. En fait, vous n’y trouverez qu’une héroïne, canadienne avant l’heure, une sorte de Joan of Arc réincarnée.
En 1944, le hockeyeur Maurice Richard lutte de toutes ses forces afin de dégager un canapé coincé dans un escalier en colimaçon. Le soir même, malgré une douleur persistante à l’épaule, le «Rocket» chausse les patins et mène les Canadiens de Montréal à une victoire sur les Red Wings de Détroit. Une légende est née. Une légende pour qui, et pourquoi? Pour les Québécois qui en feront un héros national et le symbole de leur lutte contre l’oppression anglo-canadienne? Non, répond implicitement la Minute qui lui est dédiée: juste une légende.
Ces deux exemples, qui auraient pu être accompagnés de dizaines d’autres, soulèvent plusieurs problèmes quant aux objectifs avoués ou non de la fondation qui les produits2. Principalement, les Minutes évacuent toute forme de conflit interne à la nation canadienne, pourtant partie intégrante de l’histoire du pays et composante essentielle à toute tentative de compréhension de certaines tensions qui, encore aujourd’hui, dessinent le paysage politique, culturel et social canadien. Ainsi se construit un discours qui renvoie aux Canadiens une vision consensuelle et unitaire de la nation3. Dans un contexte où plusieurs appréhendent l’écartèlement de la nation sous les effets conjugués de la mondialisation, de l’américanisation et de l’affirmation des particularismes locaux, les Minutes proposent une «histoire» commune à tous les Canadiens. Or cette démarche a un prix, et c’est l’histoire même. C’est sur ce paradoxe inhérent à la démarche de la fondation que nous voulons fixer notre attention: en voulant sensibiliser la jeunesse canadienne à son histoire, les Minutes ont construit un discours anhistorique.
L’histoire sans l’histoire: le patrimoine
Dans sa Généalogie de la morale, Friedrich Nietzsche écrit que «nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté […] ne pourraient exister sans faculté d’oubli»4. Le philosophe allemand considérait effectivement l’oubli comme essentiel dans la mesure où il permet à l’humain de libérer sa conscience d’un passé souvent écrasant et inhibiteur. Il est peu probable que les dirigeants de la fondation se soient, à un moment ou à un autre, référés aux travaux de Nietzsche dans l’élaboration des Minutes. Il demeure néanmoins que c’est bien l’oubli, davantage que l’histoire, que ces dernières mettent de l’avant. Plus précisément, les Minutes sacrifient l’histoire sur l’autel du patrimoine.
La sauvegarde et la promotion d’un patrimoine commun, de même que le sentiment qui s’y rattache, la nostalgie, trahissent souvent une sorte d’anxiété collective face au futur. Outre les inquiétudes déjà mentionnées plus haut (désintégration du tissu national sous l’effet de la mondialisation, etc.), l’impression à la fois plus vague et plus profonde d’une accélération du temps, d’une fuite sans cesse plus frénétique vers l’avenir, est également perçue comme potentiellement attentatoire à notre identité collective. Ensemble, ces angoisses, que plusieurs perçoivent comme inhérentes à la modernité5, provoquent un vif désir de retour en arrière, de s’accrocher «aux derniers vestiges de stabilité6». Ainsi, si l’histoire peut être définie comme une enquête raisonnée sur le passé, la nostalgie et l’obsession du patrimoine relèvent davantage d’une recherche irraisonnée de repères identitaires situés dans le passé. En d’autres termes, et en poussant un peu la note, si l’histoire est une science, le patrimoine s’apparente à une religion.
La démarche proposée par les Minutes Historica qui, rappelons-le, portaient autrefois le nom de Minutes du patrimoine, relève de cette seconde catégorie. Il ne s’agit pas, en effet, de comprendre le passé, ce que propose généralement l’historien, mais bien de fournir à ceux qui consultent ces capsules un patrimoine autour duquel peut se constituer un sentiment d’appartenance, à la nation canadienne dans ce cas-ci. Elles proposent l’oubli d’une vision plus globale et cohérente de notre passé, potentiellement porteuse de division, au profit d’une hyper-valorisation d’éléments épars tirés de ce même passé. La compréhension historique n’est pas l’objectif visé, on cherche plutôt à conserver, consolider, voire construire des repères identitaires. Laura Secord se trouve ainsi extraite de son contexte, enlevée à l’histoire en quelque sorte, et investie une nouvelle fois d’une mission vitale: sauver le Canada.
En conclusion
Finalement, les Minutes, qui n’aident en rien à la diffusion de la connaissance historique, feraient mieux de revenir à leur ancienne appellation, qui avait au moins le mérite d’être claire quant à leur véritable nature. Plus fondamentalement encore, émettons le souhait qu’elles reviennent aussi à leur ancien auditoire, le monde adulte qui, accordons-lui le bénéfice du doute, pourra toujours recourir à son esprit critique afin de relativiser la valeur des Minutes. Ce n’est certainement pas le cas des enfants du primaire et du secondaire, à qui les Minutes sont désormais destinées. À l’instar de la religion, les leçons de patrimoine n’ont rien à faire à l’école. Renvoyez Laura Secord à ses chocolats, et expliquez à ces enfants pourquoi l’histoire canadienne se comprend mieux quand on regarde les lignes de fractures qui la parcourent plutôt que les rares et épisodiques moments d’unanimité nationale qui la ponctuent.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Toutes les Minutes produites à ce jour sont disponibles en ligne à l’adresse suivante: <http://www.histori.ca/minutes/section.do?className=ca.histori.minutes.entity.ClassicMinute>. Consulté le 25 février 2008.
2. Sur la fondation Historica, ses partenaires, la nature de ses activités et son historique, voir le texte de LANOIX, Alexandre, «La fondation Historica, l’enseignement de l’histoire et le nation building», Le Devoir, 8 mai 2006, disponible en ligne: <http://www.ledevoir.com/2006/05/08/108617.html> Consulté le 25 février 2008. L’article, bien que très court, offre une analyse d’aspects des Minutes qui ne seront pas abordés ici.
3. L’étude la plus sérieuse consacrée à cet aspect des Minutes Historica, quoique difficilement accessible, est la thèse de doctorat de HODGINS, Peter, The Canadian Dream-Work: History, Myth and Nostalgia in the Heritage Minutes, Thèse de doctorat, Ottawa, Université de Carleton, 2003, 388 p.
4. NIETZSCHE, Friedrich, La généalogie de la morale, Paris, Fernand Nathan, 1981, p. 112.
5. Voir notamment LOWENTHAL, David, The Heritage Crusade and the Spoils of History, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 (2nd ed.), 356 p.
6. «Cling to remnants of stability». Ibid. p. 6.