Il y a longtemps qu’on attendait un tel livre. De fait, l’ouvrage de Sean Mills, The Empire Within[1], propose un panorama inédit des mouvances sociales et politiques qui animèrent le Montréal des années 1960 jusqu’au début des 1970. Cette démarche permet à la fois de mieux comprendre les dynamiques à l’œuvre durant ces années mouvementées, et aussi de pluraliser le portrait d’une Révolution tranquille trop souvent comprise uniquement au travers de l’action de l’État, voire d’une question nationale appréhendée seulement en soi et pour soi.
Alors qu’on fête cette année les 50 ans de l’élection du gouvernement de Jean Lesage et des débuts de la Révolution tranquille, il est rafraîchissant de voir se pluraliser la lecture de cette période déterminante de l’évolution du Québec contemporain. Longtemps déterminée par la dichotomie rupture/continuité instaurée par les tenants de l’histoire sociale et ceux de l’histoire politique, l’étude de la Révolution tranquille consista, pour la génération de chercheurs issus du baby-boom, à y voir ou non le passage à la modernité de la société québécoise[2]. Alors que les tenants de l’histoire politique voyaient dans les réformes du gouvernement Lesage un moment de rupture avec l’ordre « traditionnel » ayant marqué l’époque duplessiste, les tenants de l’histoire sociale replaçaient plutôt des dynamiques modernisatrices de la société québécoise dans un continuum reculant dans certains cas jusqu’au XIXe siècle[3].
Il fallut attendre les années 1990 pour voir l’émergence de perspectives analytiques nouvelles, les travaux de Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin restituant d’abord la complexité du discours politique duplessiste dans le cadre d’un État libéral conservateur, expliquant du même souffle la teneur de la « rupture » de la Révolution tranquille comme relevant d’un passage à un État de type providentialiste[4].
Délaissant de leur côté une approche de cette période centrée uniquement sur la scène politique et la forme de l’État, les travaux de É.-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren soulevèrent plutôt le rôle du personnalisme chrétien dans la formation de la pensée de nombreux acteurs de la Révolution tranquille[5]. Le livre de Meunier et Warren instaura ainsi une vague d’études qui cherchèrent à repositionner l’héritage de l’Église dans l’évolution du Québec contemporain, Michael Gauvreau allant jusqu’à voir, de façon outrancière dirons certains, des racines catholiques à la Révolution tranquille[6].
Poursuivant ses travaux inspirés de la « nouvelle sensibilité historique » mettant l’accent sur les idées et la culture politique dans l’évolution de la société québécoise, Jean-Philippe Warren étudia également, au cours des dernières années, les mouvements étudiants ayant marqué l’année 1968, ainsi que les mouvements marxistes-léninistes des années 1970, des territoires encore pratiquement vierges au sein de l’historiographie[7].
Décolonisation et activisme politique dans le Montréal des années 1960
Voilà donc le contexte historiographique dans lequel s’inscrit l’ouvrage de Sean Mills, qui découle de sa thèse de doctorat et propose une étude fascinante des mouvements sociaux ayant agité la scène politique des années 1960. L’intérêt de ce livre est multiple, proposant un panorama des idéologies et mouvements de gauche s’étant déployés auprès des intellectuels et militants de l’époque, voire même au sein d’importants acteurs sociaux tels les syndicats.
Dépassant ainsi une analyse du champ politique ne tenant compte que de l’action des gouvernements et de l’État, The Empire Within propose une analyse de la situation minorisée des Canadiens-français de même que des influences multiples ayant conditionné l’appréhension de la question nationale au sein de la gauche. Alors que l’émergence d’un nationalisme québécois à cette époque n’est souvent considéré qu’en regard de la dynamique particulière du Québec, l’étude de l’influence des idées de décolonisation, de socialisme et même de révolution permet plutôt à Mills de restituer un échiquier idéologique complexe aux ramifications internationales.
Montréal s’avère ainsi un véritable laboratoire idéologique croisant des influences et des militants et intellectuels d’origines diverses, dont les luttes s’influencent réciproquement. Le parti pris méthodologique de l’auteur de concentrer son étude sur Montréal en tant que microcosme lui aura sans doute permis de sortir de la dynamique nationale classique, non pas tant pour évacuer cette question que pour l’articuler à la diversité idéologique, sociale et politique (voire même raciale) de la métropole[8].
Après avoir exposé la situation d’infériorité criante des Canadiens-français, l’auteur retrace les fondements de l’analyse qui se développe alors dans certains cercles de gauche, comme par exemple la revue Parti Pris, et qui marie la situation de colonisation des francophones avec le socialisme révolutionnaire, la question nationale étant pour plusieurs intriquée à la question sociale dans une critique de l’impérialisme anglo-saxon. Cette critique mena d’ailleurs certains groupes, notamment le Front de libération du Québec (FLQ), à verser carrément dans l’action violente et révolutionnaire, alors que certains idéologues (dont Pierre Vallières et Charles Gagnon) se rangeaient du côté du marxisme comme seule voie d’émancipation des classes ouvrières québécoises.
Le langage de la décolonisation et l’analyse de l’oppression n’allaient d’ailleurs pas qu’éveiller des militants canadiens-français. Bientôt, plusieurs immigrants Noirs de la métropole allaient se rassembler pour dénoncer la discrimination dont ils faisaient l’objet, une de leurs actions menant d’ailleurs au saccage de plus de 2 M$ de matériel informatique à l’Université Sir George Williams en 1969. Quelques semaines plus tard se tenait d’ailleurs l’Opération McGill français, qui regroupait syndicats, groupes étudiants et militants politiques (anglophones et francophones) dans la dénonciation de l’impérialisme anglo-saxon incarné par l’institution universitaire.
De leur côté, les femmes allaient bientôt remettre en cause le langage même de la décolonisation, fortement masculin sinon macho et qui les excluait de la lutte active. Voilà d’ailleurs comment émergea un féminisme de gauche au sein de ces mouvements, revendiquant la libération des femmes de concert avec la libération nationale et sociale, mettant de l’avant l’infériorisation dont elles faisaient l’objet au sein même des mouvements luttant pour cette libération.
Revenant ensuite sur la crise d’Octobre 1970 et tissant sa généalogie idéologique ainsi que son impact social et politique sur le Québec, Mills en propose une analyse d’une rigueur et d’une richesse qui, loin d’en faire un épisode incompréhensible, la restituent plutôt dans le continuum révolutionnaire s’étant dessiné dès le début des années 1960.
Comme l’auteur le montre ensuite, Octobre aura néanmoins marqué un changement profond dans l’appréhension de la lutte nationale. Alors que celle-ci fut alors pratiquement complètement cooptée par l’unique véhicule légitime représenté par le PQ de René Lévesque, on assista également à un glissement généralisé de la gauche vers le marxisme. Cette radicalisation affecta de nombreux groupes dont les syndicats, dont Mills retrace le discours social et politique au tournant des années 1970, et plus particulièrement lors de l’épisode du Front commun de 1972.
Ouvrage incontournable, The Empire Within participe donc d’une pluralisation de l’historiographie des années 1960 au Québec qui, délaissant le seul cadre de la Révolution tranquille comprise dans ses dynamiques étatiques, restitue la diversité et la mixité idéologique de l’époque et réinscrit les mouvements de la gauche québécoise (et surtout montréalaise) dans le cadre de mouvances internationales ayant grandement influencé l’engagement intellectuel et militant de plusieurs.
Cinquante ans après le début de la Révolution tranquille et au vu de l’état actuel de la société québécoise, la lecture de l’ouvrage de Sean Mills, pour stimulante qu’elle puisse être, laisse également un léger goût amer. La société québécoise n’a certes pas triomphé de l’ensemble des tares dénoncées à l’époque; seulement les dénonciations n’ont-elles clairement plus aujourd’hui le mordant qu’elles avaient alors. Absence d’idéologie de rechange au libéralisme et à la gestion technocratique prévalant présentement, repli de l’engagement intellectuel dans un confinement académique souvent stérile, les conditions d’émergence d’une pensée critique investissant la praxis et offrant une alternative au monde actuel semblent bien minces. Certes, plusieurs critiques savantes s’élèvent contre les abus du néolibéralisme et de la mondialisation, mais on cherche toujours une véritable alternative au modèle économique et social actuel qui soit tournée vers l’avenir et non le passé. Devant le caractère implacable de la logique de marché, l’étude des mouvements politiques et sociaux des années 1960 nous rappelle l’importance de l’utopie pour penser le monde autrement. Comme le disait jadis Friedrich Hölderlin, « là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ».
Notes
[1] Sean Mills, The Empire Within. Postcolonial Thought and Political Activism in Sixties Montreal, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2010, 303p.
[2] Voir à cet égard la synthèse de l’historiographie québécoise proposée par Ronald Rudin dans Making History in Twentieth-Century Quebec, Toronto, University of Toronto Press, 1997, 294 p.
[3] L’ouvrage par excellence proposant une synthèse de cette approche est L’histoire du Québec contemporain de Paul-André Linteau, Jean-Claude Robert et René Durocher (Montréal, Boréal Express, 1979, 2 vol.).
[4] Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques Beauchemin, La société libérale duplessiste 1944-1960, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1994, 435p.
[5] E-Martin Meunier et Jean-Philippe Warren, Sortir de la « Grande Noirceur » : l’horizon « personnaliste » de la Révolution tranquille, Sillery, Septentrion, 2002, 207p.
[6] Voir entre autres Louise Bienvenue, Quand la jeunesse entre en scène. L’Action catholique avant la Révolution tranquille, Montréal, Boréal, 2003, 291p., ainsi que Michael Gauvreau, Les origines catholiques de la Révolution tranquille, trad. par Richard Dubois, Montréal, Fides, 2008 (2005), 457p.
[7] Cf. Jean-Philippe Warren, Une douce anarchie : les années 1968 au Québec, Montréal, Boréal, 2008, 309p., et Ils voulaient changer le monde : le militantisme marxiste-léniniste au Québec, Montréal, VLB, 2007, 252p.
[8] L’accent mis sur les dynamiques montréalaises n’est certes pas étranger à une historiographie en partie (ou même majoritairement) anglophone et s’articulant notamment autour du Montreal History Group de l’Université McGill. http://www.mcgill.ca/ghm-mhg/
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