La suspension des négociations du cycle de Doha à l’OMC, les failles révélées des Programmes d’ajustements structurels du FMI et les récentes victoires de la gauche sur la scène politique internationale (Chili, Brésil, Italie, Espagne, etc.) participent à la remise en cause croissante du modèle de gouvernance dominant depuis une trentaine d’années : le néolibéralisme. Galvaudé par son emploi excessif, ce concept mérite qu’on revienne sur quelques fondements théoriques qui sous-tendent ce courant de pensée. Pour ce faire, il est utile d’examiner le néolibéralisme à travers le regard de son plus célèbre théoricien, F. A. Hayek.
Friedrich August von Hayek est sans doute l’un des plus grands défenseurs du libéralisme au 20e siècle et, également, l’un des plus grands théoriciens du néolibéralisme. Le présent article vise à donner quelques repères théoriques servant à mieux comprendre les grandes lignes de la pensée hayékienne. Celle-ci étant conceptuellement riche et complexe, je présenterai ici, quoique sommairement, deux notions fondamentales permettant de saisir les fondements théoriques du néolibéralisme.
La division des connaissances
Dans un article de 1937 intitulé «Economics and Knowledge», Hayek pose le problème de la division des connaissances, que Ludwig von Mises avait déjà entrevu dès 1920. Résumant le propos d’Hayek, Michel Beaud et Gilles Dostaler écrivent ceci : «Toute société est ainsi caractérisée par le fait que les connaissances, de nature autant pratique que théorique, sont fragmentées et dispersées entre des millions d’individus.(1)» Chaque individu bénéficie donc d’informations qui lui sont propres. Triviale, cette constatation constitue pourtant la prémisse à partir de laquelle Hayek a reconstruit le libéralisme.
Il y a donc une quantité pharaonique d’informations, difficilement circonscrites, accessibles et définissables qui concourent à soutenir l’idée de l’existence d’une « incommensurabilité informationnelle». Si la saisie de l’ensemble des informations et des connaissances en circulation est théoriquement possible – parce qu’elles existent dans un système fini –, Hayek souligne notre incapacité pratique à accomplir une telle tâche. Pourtant, il se dresse contre les économistes socialistes des années 1930 qui tentent de soutenir l’idée d’une planification économique centralisée et démontre plutôt qu’il est impossible de recueillir et de traiter en un seul lieu l’ensemble des connaissances dispersées dans la société. Chacun, à partir des connaissances qu’il détient, élabore un certain plan personnel en ce qui a trait à la prise en charge de sa vie. Il y a donc, en théorie, autant de «plans», c’est-à-dire de façon d’organiser sa vie, qu’il y a d’individus ayant des connaissances et des perceptions différentes.
Pour l’auteur, synthétiser ces «plans» en un seul, c’est-à-dire instaurer une économie centralement planifiée, ne peut mener qu’à l’édulcoration et au harnachement des spécificités, à une homogénéisation des particularités, bref, à un totalitarisme. Dès lors, une entité centrale voulant planifier l’économie ne peut accéder à l’ensemble des informations disponibles à un temps et en un lieu donné, pas plus qu’elle n’est en mesure de traiter systématiquement une telle quantité d’informations. C’est là un abus de la raison que de prétendre rendre compte d’une telle complexité. Si le planisme, c’est-à-dire la croyance dans la possibilité d’une planification centrale de l’économie, constitue en soi une atteinte fondamentale aux libertés individuelles – parce qu’il subsume nécessairement les aspirations personnelles de certains individus sous celles, plus larges, du «Plan» –, la répartition des connaissances entre les divers individus d’une société est un obstacle à l’édification et à la mise en place de ce même planisme. Pour Hayek, cette division des connaissances correspond, en quelque sorte, à une division du pouvoir; elle constitue un rempart à la protection des libertés individuelles. Toute intervention est donc forcément préjudiciable aux libertés individuelles.
L’argument de la division des connaissances est sans doute la contribution la plus originale de Hayek à la réhabilitation du libéralisme. En effet, comment une autorité centrale peut-elle édifier un plan collectif répondant aux diverses aspirations personnelles des individus alors qu’elle ne peut évidemment pas avoir accès à l’ensemble des informations que détiennent les individus? Une telle planification devra, tôt ou tard, faire fi des aspirations minoritaires au profit du consensus. «Celui qui contrôle toute l’activité économique contrôle en même temps tous les moyens de réalisation destinés à toutes les fins imaginables; c’est lui qui décidera, en dernière instance, lesquelles choisir ou écarter. (2)» Ainsi, force est de constater que la division de l’information s’avère un problème insurmontable, appuyant par le fait même l’idée que le planisme est, à la base, une erreur intellectuelle.
Une théorie des ordres
Pour Hayek, l’ordre social n’est pas le fruit d’un contrat comme chez le philosophe français Jean-Jacques Rousseau, mais plutôt le résultat inattendu de la poursuite intéressée de nos actions. Hayek fustige cet abus de la raison comme une tare du rationalisme constructiviste, c’est-à-dire la croyance que nous pouvons comprendre et recréer l’ensemble des phénomènes qui nous entourent.
L’erreur des rationalistes constructivistes, depuis Descartes et Rousseau jusqu’à leurs disciples modernes, socialistes, sociaux-démocrates et même libéraux, au sens américain du terme, est de croire que ces ordres sont artificiels et peuvent donc être détruits et reconstruits. (3)
Hayek distingue en fait deux types d’ordres. D’une part, les ordres fabriqués sont des ordres entièrement conçus et pensés par le cerveau humain. Ils trouvent leur propre cohérence dans la logique même de leur création. Un édifice, un gouvernement ou même un crayon sont des exemples d’ordres fabriqués.
L’abus de la raison provient du fait que nous pensons être en mesure, par l’instrument de la raison, de reconstruire l’ensemble des ordres qui existent. Or Hayek nous dit qu’il existe un deuxième type d’ordre, insaisissable par l’esprit humain. Il s’agit des ordres spontanés.
Hayek définit l’ordre social spontané comme celui qui, tout en résultant pleinement de l’action humaine, ne résulte pas pour autant d’un dessein qu’un individu agissant seul, ou que plusieurs individus agissant collectivement, auraient pu entretenir et mener à terme. (4)
C’est dans ce sillage qu’il en viendra à affirmer que «le point de départ de la théorie sociale – et sa seule raison d’être – est la découverte qu’il existe des structures ordonnées, qui sont le résultat de l’action d’hommes nombreux, mais ne sont pas le résultat d’un dessein humain (5)». Ici réside la réhabilitation théorique de la fameuse «main invisible» qu’Adam Smith avait formulée dès 1776.
Dans la lignée des penseurs de l’»ordre spontané» tels Bernard Mandeville, David Hume et Adam Smith, Hayek croit qu’il existe des ordres qui émergent spontanément de nos (inter)actions et qui, en fait, ne sont ni voulus ni même pensés. Découle de cette idée l’existence, a priori, de structures indépendantes de notre contrôle. Ces structures n’ayant pas été «dessinées» selon un plan rationnel, il est futile de vouloir les comprendre et, pis encore, de vouloir les modifier : leur complexité dépasse largement nos capacités cognitives.
Le marché participe de cette notion d’ordre spontané. Ici revient l’argument de la division des connaissances exposé plus haut, car si cette division rend impossible la planification économique centralisée, c’est qu’elle souligne l’extrême complexité de la diffusion/dispersion des connaissances. Hayek dira que les connaissances entre les individus «sont coordonnées par un mécanisme de transmission des renseignements : ce mécanisme, nous l’appelons le système des prix(6)». Ainsi, tout interventionnisme économique est vu comme préjudiciable au bon fonctionnement du marché, car il interfère dans l’autorégulation du marché, c’est-à-dire le système des prix.
Conclusion
On comprendra que cette gymnastique intellectuelle amène Hayek à conclure qu’il n’est pas de notre ressort d’intervenir dans des ordres que nous ne sommes pas en mesure de comprendre. Ainsi, son néolibéralisme légitime l’ordre social actuel tout en réhabilitant le programme du libéralisme classique des 17e et 18e siècles, soit la croyance dans une autorégulation du marché et d’un État minimal. Toute intervention économique est nuisible à l’ordre spontané du marché; seule la concurrence doit être acceptée, voire encouragée.
La même logique s’applique à la société. L’État ne doit pas intervenir dans l’ordre social; sa tâche est de définir et de maintenir un cadre légal afin de s’assurer de :
[…] créer les conditions dans lesquelles la concurrence sera la plus efficace possible, la remplacer là où elle ne peut être efficace, fournir les services qui, comme l’a dit Adam Smith, «tout en présentant les plus grands avantages pour une collectivité importante, sont toutefois d’une nature telle que le profit ne saurait en rembourser le coût à aucun individu ou petit groupe d’individus (7).
L’État veille donc à la protection de la propriété privée et aux respects des droits et libertés. De cette manière, il impose la stabilité économique, politique et sociale essentielle à l’investissement et à la reproduction du capital. C’est le programme néolibéral actuel.
Ronald Reagan avouait tenir Hayek en haute estime, tout comme Margaret Thatcher, d’ailleurs, qui déclarait à la Chambre des communes, en février 1981 : «Je suis une grande admiratrice du professeur Hayek. Il serait bien que les honorables membres de cette chambre lisent certains de ses livres […].(8)». Ainsi, la pensée de Hayek aura eu une grande influence dans la (re)production des politiques néolibérales et dans leur légitimation discursive.
Notes
(1) BEAUD, Michel et Gilles DOSTALER, La pensée économique depuis Keynes, Paris : Éditions Seuil, 1996, p. 302.
(2) HAYEK, Friedrich, La route de la servitude, Paris : PUF (Quadrige), 2002, p. 70.
(3) BEAUD, Michel et Gilles DOSTALER, op. cit., p. 302.
(4) NADEAU, Robert, «L’évolutionnisme économique de Friedrich Hayek», Cahiers d’épistémologie, no 9810, 1998, p. 9.
(5) Hayek, Friedrich, Droit, législation et liberté : règles et ordre, Paris : PUF, 1985, p. 43.
(6) HAYEK, Friedrich, La route de la servitude, op. cit., p. 42.
(7) Ibid., p. 35.
(8) DOSTALER, Gilles, Le libéralisme de Hayek, Paris : La Découverte, 2001, p. 24.