Ivresse de la démesure dans les marchés financiers. Compte rendu de la dernière conférence du sociologue Éric Pineault

Aux États-Unis, les revenus salariés stagnent depuis une trentaine d’années. La solution trouvée pour maintenir le niveau de consommation consiste en la démocratisation du crédit, à tel point que les courtiers hypothécaires n’hésitent désormais plus à prêter à ces ménages qui n’ont aucun actif, aucun emploi, ni aucun revenu. Ivresse de la démesure chez ceux qui consacrent leur vie à développer de nouveaux produits financiers?


Alexandre Ferreira, 2005
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C’est l’avis exprimé par le sociologue Éric Pineault, professeur à l’UQÀM et directeur du Collectif d’analyse de la financiarisation du capitalisme avancé (CAFCA), lors de sa conférence intitulée Ubris et crédit: économie politique de la crise de liquidité des marchés nord-américains1. Le mot grec Ubris renvoie à la démesure des personnages de la tragédie grecque, punis pour leur prétention à se croire au-dessus de la condition humaine. Mais comment est-il possible d’associer l’Ubris à la crise nord-américaine des prêts à risque?

Le prêt à risque permet aux ménages désireux d’acheter une maison de le faire à un taux d’intérêt dérisoire malgré de mauvais dossiers de crédit. L’idylle n’est toutefois jamais de longue durée, car vient un temps où entre en vigueur le véritable taux d’intérêt, nettement plus élevé. Dans la dernière année, beaucoup d’acheteurs à qui on avait prêté à risque se sont ainsi avérés insolvables. La conséquence: plus d’une cinquantaine de courtiers hypothécaires se sont placés sous la loi de la protection de la faillite dans ce qui apparaît désormais comme une véritable crise hypothécaire.

Pour gérer cette crise, les grandes banques centrales telles que la FED investissent régulièrement des milliards de dollars dans les marchés interbancaires. La Banque du Canada ne fait pas exception. Depuis jeudi le 27 septembre, souligne Éric Pineault dans sa présentation, elle est intervenue à quatre reprises pour maintenir le taux interbancaire d’un jour à son niveau ciblé de 4.5%. Un peu tard pour intervenir, diront d’autres analystes, alors qu’aux États-Unis le secteur des mises en chantier de logement avait déjà, en juillet, atteint son plus bas niveau en dix ans. Il faut dire qu’Alan Greenspan, l’ancien président de la Réserve fédérale, a lui-même récemment admis avoir été totalement incapable de prévoir que la multiplication des prêts à risque mettrait l’économie en péril.

«C’est que la crise a des assises plus profondes que dans le seul marché des hypothèques subprime», un type de prêts accordés sans qu’une bonne côte de solvabilité ne soit nécessaire. Le contexte institutionnel, explique Éric Pineault, s’est effectivement transformé au cours des trente dernières années et la structure de financement de l’économie repose désormais davantage sur les titres courts et longs que sur les prêts bancaires. En théorie, le marché est donc plus liquide et il y a une meilleure répartition du risque. En réalité, toutefois, s’y déploient les effets types du «fétichisme de la liquidité financière».

Ce fétichisme signifie que les nouveaux actifs financiers apparaissent dotés d’une valeur intrinsèque ainsi que d’une garantie de contrepartie. Si elle n’était pas qu’une apparence, cette garantie assurerait à l’investisseur une porte de sortie advenant la perte de valeur de l’actif. Mais c’est une illusion de croire que le nouvel actif financier a une valeur intrinsèque. Sa valeur en effet est créée à partir de créances préexistantes par un processus de titrisation qui construit le titre en fonction des besoins du marché et des principaux acheteurs. Le titre dérivé, précise ainsi Éric Pineault, «aura paradoxalement souvent une meilleure cote de crédit que l’actif financier qui lui est sous-jacent».

Le processus de titrisation, insiste le sociologue, implique la participation de nouveaux acteurs non bancaires dont le rôle est tout aussi essentiel que celui des banques. Les agences de cotation produisent l’information standardisée qui permet la socialisation marchande des créances alors que les fonds de pension et les fonds mutuels achètent et échangent ces dernières une fois qu’elles ont été titrisées par les banques. Comme c’est ce processus de titrisation qui conditionne les possibilités d’offre de crédit, «il y a couplage tout à la fois de la titrisation, de l’endettement de masse et d’une bulle immobilière».

En effet, la titrisation nourrit «à la fois l’expansion des valeurs immobilières et l’offre de crédit à la consommation dans un contexte de démocratisation d’accès à la propriété immobilière». Le mécanisme du home equity loan permet de lier la bulle immobilière ainsi créée à l’endettement pour la consommation. Comme l’avance Éric Pineault sur le plan théorique: «le capitalisme avancé repose sur un couplage dynamique entre surproduction et surconsommation». C’est la consommation de masse qui, dans nos sociétés, assure le haut niveau de la demande effective au fondement de l’accumulation.

S’explique alors le rôle effectif joué par la titrisation dans l’accumulation financière: «elle régule la demande effective par le crédit offert aux salariés en contexte de stagnation des revenus». Mais c’est aussi un instrument d’accumulation pour les organisations financières et la classe qui en dépend d’où la nécessité, soutient le sociologue, d’asseoir culturellement la signification de l’endettement, du crédit et de la faillite. En témoigne, par exemple, le changement dans la réaction des gens lorsqu’ils se voient refuser une transaction parce que leur carte de crédit est pleine. Là où dans la culture américaine, encore récemment une telle situation suscitait un malaise dans l’entourage du client concerné, il n’est plus rare de voir l’expression «I maxed out» conférer à cet état de fait auparavant honteux, un caractère des plus banals, voir même un petit côté sympathique.

Mais une question demeure: dans quelle mesure la crise du marché hypothécaire américain touchera-t-elle l’économie canadienne? Selon le sociologue, bien que la bulle immobilière au Canada se soit développée de façon beaucoup moindre qu’aux États-Unis, il est à prévoir que la crise ait des impacts sur les marchés canadiens. «On observe déjà un resserrement du marché et une inflation importante des actifs». Si le secteur subprime représente moins de 5% des prêts hypothécaires au Canada, des signes de fragilisation sont tout de même présents au-delà de l’exposition à la situation américaine.

Combinée à l’augmentation croissante de l’écart entre les riches et les pauvres, la crise des prêts à risque pourrait avoir d’importantes conséquences à moyen et long termes. Chaque nouveau produit financier est pensé en fonction de la maximisation du procès d’accumulation financiarisé sans égards aux rapports sociaux réels qui le sous-tendent. Le régime d’accumulation prend ainsi de plus en plus les allures d’une tragédie grecque à mesure que tombe l’illusion que les «spécialistes» de la nouvelle économie soient capables d’orienter celle-ci de manière à en assurer la stabilité.

Sur la chaine BNN à la mi-août, Clément Gignac, économiste en chef de la Banque Nationale, déclarait que «le problème, c’est que nous ne savons plus qui est propriétaire de quoi et donc qui est exposé à quel niveau de risque…». Acte d’humilité s’il en est un, faut-il prendre cet aveu comme un signe de ce que les gestionnaires de notre époque aient compris, tel Socrate il y a 2500 ans, que la seule chose que l’on sait, c’est que l’on ne sait rien? N’espérons pas de ce côté, car là où Socrate accepta de boire la ciguë parce que le respect des lois de la Cité, avait-il mesuré, valait plus que son propre ego, c’est de l’ivresse de la démesure dont s’enivrent aujourd’hui les financiers dans leur quête de rendement. «Ubris et crédit», disions-nous?

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. PINEAULT, Éric avec la collaboration de Julia POSCA, «Ubris et crédit: économie politique de la crise de liquidité des marchés nord-américains», Conférence publique donnée à l’Université du Québec à Montréal, le 4 octobre 2007.

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