L’exploitation du pétrole irakien et l’impérialisme américain

De récents développements concernant l’ouverture du pétrole irakien à des firmes étrangères soulèvent la question de l’impérialisme américain au Moyen-Orient. Depuis le début de l’invasion, un débat se déroule autour du sens qu’il faut donner aux événements. Faut-il voir la guerre comme la conséquence d’une crise d’hégémonie interne de la société américaine ou comme une procédure d’accumulation indéfinie du capital et de sa poursuite illimitée du pouvoir?

 oil water & light
brandi sims, oil water & light, 2007
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Estimation du coût de la guerre

Le 20 mars 2008 marque le cinquième anniversaire de l’invasion américaine de l’Irak. Selon les estimations de l’économiste Joseph Stiglitz(1), la guerre aura coûté aux États-Unis environ 3000 milliards de dollars. De plus, le coût en vies humaines irakiennes et américaines engendré par ce conflit augmente à tous les jours. De récentes études statistiques à propos des taux de mortalité avant et après l’invasion nous présentent l’horreur des cinq dernières années. Elles « suggèrent que le nombre de décès supplémentaires serait compris entre un minimum de 450 000 dans les 40 premiers mois de la guerre (dont 150 000 morts violentes) et s’élèverait jusqu’à 600 000(2)».

Qu’est-ce qui peut bien motiver une telle dépense? La réponse la plus plausible serait la course au contrôle des ressources naturelles de la région et l’exploitation de ces mêmes richesses par les géants du pétrole :

La «guerre contre le terrorisme» prétend défendre la patrie US et protéger le «monde civilisé». Elle est soutenue comme une «guerre de religions», un «clash de civilisations», alors qu’en fait l’objectif principal de cette guerre est de sécuriser la domination et la propriété corporative sur les vastes richesses pétrolières de la région(3).

Récemment, un grand pas en direction de cet objectif a été accompli. L’Irak vient d’ouvrir ses portes à l’exploitation étrangère de son pétrole(4). Ceux qui semblent les mieux placés sont les grands majors expulsés de l’Irak en 1972, lorsque Saddam avait complété la nationalisation de cette ressource naturelle. «Ironiquement, quatre des compagnies retournant en Iraq, ExxonMobil, BP, Shell et Total, étaient les partenaires dans le consortium appelé Iraq Petroleum Company qui a tenu pendant des décennies les droits exclusifs du développement de l’industrie pétrolière en Irak(5).»

Dans les nouveaux contrats, la part du lion reviendra aux majors qui s’adonnent à un véritable pillage de l’or noir. «Selon le ministre du pétrole irakien, les contrats à long terme seront signés d’ici un an. Officiellement sous le contrôle de l’Iraq National Oil Company, les corporations étrangères garderont 75% de la valeur des contrats, laissant seulement 25% à leurs partenaires irakiens(6).» Des milliards de dollars iront renflouer les coffres des grandes multinationales assurant ainsi le contrôle américain sur le pétrole du Moyen-Orient. Ce développement récent nous pousse à examiner le débat portant sur les résultats, ou les échecs, de la guerre et de l’invasion de l’Irak à travers le prisme de l’impérialisme.

Les contradictions internes de la société civile bourgeoise

David Harvey(7), géographe marxiste américain, considère Hegel comme la première source d’inspiration moderne de la théorie de l’impérialisme qui découle des contradictions internes du développement capitaliste. L’inégalité sociale créée par la société civile bourgeoise ne trouve pas de solution interne et pousse à l’expansion. «Hegel propose des solutions impérialistes et coloniales succinctes aux contradictions internes d’une société civile fondée sur l’accumulation du capital(8).»

En effet, dans ses Principes de la philosophie du droit(9), Hegel nous informe sur les raisons des expéditions de conquête planétaire menées par les pays les plus développés économiquement au 19e siècle : «C’est par cette dialectique propre que la société civile bourgeoise est tirée au-delà d’elle-même, étant d’emblée cette société déterminée pour chercher hors d’elle-même des consommateurs, et par là les moyens nécessaires à sa subsistance, chez d’autres peuples qui sont en retard par rapport à elle(10)». L’accumulation élargie doit trouver des débouchés externes si la flamme de l’exploitation veut continuer à brûler.

Harvey ira jusqu’à dire que cette idée que ce sont les contradictions internes qui créent le colonialisme hantera Marx qui voudra donner une explication non idéaliste de ce phénomène dans le premier volume du Capital(11). Harvey remarque que «[l]e désaccord implicite entre Marx et Hegel réside dans le fait que celui-là [Marx] affirme que la colonisation ne peut se payer le luxe d’offrir un soulagement temporaire aux contradictions du capitalisme que s’il s’accompagne d’une accumulation primitive(12)». Dans le cas présent, les troubles économiques internes de la superpuissance américaine poussent celle-ci vers des aventures externes risquées. Harvey développera cette idée en parlant de ce qu’il nomme l’accumulation par la dépossession, c’est-à-dire la destruction et la dévalorisation en vue d’une reconstruction.

La destruction par la guerre et la reconstruction subséquente des pays dévastés ne sont qu’un moyen inhumain pour assurer de nouveaux lieux d’investissement capables de générer des surprofits incroyables. En termes géostratégiques, Harvey conclut : «Quelle meilleure façon pour les É.U. de repousser la compétition que de contrôler le prix, les conditions et la distribution de la ressource économique clé sur laquelle dépendent ses principaux compétiteurs?(13)» Le projet d’un nouveau siècle américain se soldera-t-il par le maintien de l’hégémonie des États-Unis ou par la montée d’un nouvel acteur dominant et dirigeant : la Chine?

L’hégémonie se déballe, la critique de Harvey

Dans un article de 2005 paru en deux parties, Giovanni Arrighi, sociologue marxiste d’origine italienne, critique les prévisions de Harvey parues au début du conflit irakien. Arrighi soutient que le gouvernement américain a déployé les grands moyens pour faire paraître l’invasion de l’Irak comme bénéfique à l’ensemble de la communauté internationale. «Les É.U. avaient besoin de faire la preuve de leur capacité à mobiliser le consensus et la coopération internationale de telle façon à rendre au moins plausible l’affirmation que Washington agissait dans l’intérêt général, même lorsqu’il mettait les intérêts américains en premier(14).» Pour Arrighi, les tentatives pour rallier un consensus international autour de l’invasion de l’Irak se sont soldées par un échec total.

Plutôt que de raffermir la position de leadership américain dans le monde, le projet néoconservateur visant la création d’un nouveau siècle américain a produit l’effet opposé. Arrighi rappelle qu’il avait déjà avancé un tel résultat :

[L]oin de créer les fondations pour un deuxième siècle américain, l’occupation de l’Iraq a miné la crédibilité de la puissance militaire des É.U.; a, en plus, sapé la centralité des É.U. et du dollar américain dans l’économie politique globale […]. En toute probabilité, la tentative néoconservatrice pour la suprématie mondiale figurera dans l’histoire comme une des multiples bulles ponctuant la crise terminale de l’hégémonie américaine(15).

Arrighi reprend donc l’idée de crise d’hégémonie développée au début du 20e siècle par le marxiste italien Antonio Gramsci au niveau national, et tente de l’appliquer à l’étude de l’impérialisme américain. Pour sa part, David Harvey, dans son New Imperialism, reproche à Arrighi de reprendre sans nuances les thèses de l’impérialisme d’Hannah Arendt. Celle-ci voit un lien fonctionnel entre l’accumulation indéfinie du capital et l’accumulation illimitée du pouvoir. «Ce processus d’accumulation indéfinie du pouvoir indispensable à la protection d’une accumulation indéfinie du capital a suscité l’idéologie progressiste de la fin du 19e siècle et préfiguré la montée de l’impérialisme(16).»

Arrighi réplique que même si certaines de ses idées vont dans le même sens qu’Arendt, il s’inspire plutôt des thèses de l’historien de l’École des Annales, Fernand Braudel. Celui-ci fait remonter le capital financier et les origines de l’impérialisme bien avant le 19e siècle. «Tel que Arendt le soutient, l’impérialisme doit être considéré comme la première étape du règne de la bourgeoisie plutôt que le stade ultime du capitalisme. Mais cette première étape doit être située dans les premiers cités-États modernes plutôt que dans les États-nations de la fin du 19e siècle, telle qu’elle le suggère(17).» On voit ici que la notion d’impérialisme varie selon le cadre spatio-temporel dans lequel on l’identifie.

Avec cette vision à plus longue durée, Arrighi fait remonter la crise de l’hégémonie américaine à la fin des années 1960 et à la guerre du Vietnam. «La guerre du Vietnam a démontré que la protection américaine n’était pas si fiable que les É.U. prétendaient et que ses clients s’y attendaient(18).» En raison du traumatisme de la guerre du Vietnam, les É.U. se sont longtemps abstenus d’intervenir massivement sur le terrain dans des conflits régionaux.

La suprématie américaine allait dorénavant reposer sur une série de bases militaires, l’utilisation de mercenaires (Oussama Ben Laden dans la guerre d’Afghanistan) et le soutien offert à des dictateurs locaux (Saddam Hussein), le tout financé par des clients riches tels que la famille royale de l’Arabie Saoudite. «Les néoconservateurs dans l’administration Bush n’ont pas été les premiers à transformer les É.U. en État-escroc. Lorsqu’ils vinrent au pouvoir, c’était déjà un fait accompli. Mais, en poussant trop loin l’arnaque, ils ont intentionnellement exposé les limites de leur capacité, à la fois militaire et économique(19).» Les récents événements ont, selon Arrighi, révélé que le racket de protection pour assurer la centralité des États-Unis dans l’économie politique globale et comme police mondiale s’est avéré un échec sur les deux fronts.

Pour Arrighi, cette situation donne les coudées franches à la Chine pour se développer sans être embourbée dans une série de conflits militaires comme le sont les É.U. La croissance économique aidant, la Chine se voit de plus en plus hissée au rang de nouvel hégémon régional et éventuellement mondial. Arrighi n’exclut pas la possibilité indiquée par Harvey d’une alliance entre les É.U. et l’Europe pour former un bloc ultra-impérialiste(20). Est-ce-que les récents développements concernant l’accès des grands majors occidentaux au pétrole irakien aura un effet sur le cours des événements en ce sens? C’est ce que le temps nous dira. Nous espérons pouvoir esquisser, dans un prochain article, les tendances les plus importantes du phénomène impérial américain.

Notes

(1) Joseph Stiglitz, lauréat 2001 du prix Nobel d’Economie, est professeur d’économie à l’Université de Columbia et coauteur, avec Linda Bilmes, de The Three Trillion Dollar War : The True Costs of the Iraq Conflict.
(2) STIGLITZ, Joseph.«Irak, la guerre à 3 000 milliards», Toronto Star, 12 mars 2008, [en ligne] http://contreinfo.info/article.php3?id_article=1820, page consultée le 22 juillet 2008, traduction Contre info.
(3) CHOSSUDOVSKY, Michel. La « diabolisation » des musulmans et la bataille pour le pétrole, [en ligne], www.mondialisation.ca/index.php?context=viewArticle&code=CHO20070107&articleId=4367, page consultée le 22 juillet 2008.
(4) MORGAN, Benjamin. « L’Irak va attribuer des contrats pétroliers à 41 entreprises étrangères », Agence France Presse, Bagdad,[en ligne], http://fr.biz.yahoo.com/22062008/202/l-irak-va-attribuer-des-contrats-petroliers-41-entreprises-etrangeres.html, page consultée le 22 juillet 2008. Si j’ai bien compris…
(5) MCQAIG, Linda., « Big Oil poised to make triumphant return to Iraq »,Toronto Star [en ligne], http://www.zmag.org/znet/viewArticle/18145, page consultée le 22 juillet 2008, traduction libre de l’auteur.
(6) KLEIN, Naomi. « Big Oil’s Iraq deals are the greatest stick-up in history. », The Guardian [en ligne] http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2008/jul/04/oil.oilandgascompanies, page consultée le 22 juillet 2008, traduction libre de l’auteur.
(7) HARVEY, David. The New Imperialism, Oxford University Press, Oxford, 2003, p.125, traduction libre de l’auteur.
(8) HARVEY, David. Limits to Capital, Verso, London, 2006, p.414, traduction libre de l’auteur.
(9) HEGEL, G.W.F. Principes de la philosophie du droit, Flammarion, Paris, 1999, traduction par Jean-Louis Vieillard-Baron.
(10) Id., ibid., p. 290-291.
(11) En particulier dans le chapitre 33, intitulé «La théorie moderne de la colonisation».
(12) HARVEY, op. cit., p. 436.
(13) HARVEY, op. cit., p. 25.
(14) ARRIGHI, Giovanni. «Hegemony unravelling I», New Left Review, no 32, March-April 2005, p. 6, traduction libre de l’auteur.
(15) ARRIGHI, Giovanni. «Hegemony unravelling II», New Left Review, no 33, May-June 2008, p. 1, traduction libre de l’auteur.
(16) ARENDT, Hannah. Les origines du totalitarisme : l’Impérialisme, Fayard, Paris, 1982.
(17) ARRIGHI, op. cit., p. 5, traduction libre de l’auteur.
(18) Id., ibid., p. 15, traduction libre de l’auteur.
(19) Id., ibid., p. 16, traduction libre de l’auteur.
(20) Pour l’origine de ce concept voir Karl Kautsky, Ultra-Imperialism, [en ligne], http://www.marxists.org/archive/kautsky/1914/09/ultra-imp.htm, page consultée le 22 juillet 2008.

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