La crise alimentaire mondiale, Malthus ou Marx?

Après la crise des nouvelles technologies au tournant du millénaire et la crise de liquidité des marchés nord-américains qui a débuté l’année dernière, la crise du capitalisme avancé s’étend aujourd’hui aux matières premières et touche de plein fouet le marché mondial de l’alimentation. Regard sur les causes de la faim avec Malthus et Marx.

 A Jackson Pollock in the oven?
Lars Plougmann, A Jackson Pollock in the oven?, 2006
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Le sommet de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) s’est tenu du 3 au 5 juin à Rome. La question principale à l’ordre du jour de la rencontre était la montée en flèche des prix de produits alimentaires et ses effets dévastateurs sur les plus démunis de la planète. Comme l’explique très bien un rapport de la FAO publié pour le sommet, intitulé La flambée des prix des denrées alimentaires1, «[c]ette flambée des prix des denrées élémentaires provoque d’immenses souffrances et privations : elle peut avoir des effets dévastateurs sur les 800 millions d’êtres humains déjà victimes de sous-alimentation chronique2.» Le document se poursuit sur un ton pessimiste, voire même alarmiste, à propos de ces masses humaines paupérisées. «Déjà leur nombre grossit de plusieurs autres millions de pauvres qui ne sont plus en mesure aujourd’hui de se procurer la nourriture dont leur famille a besoin pour mener une vie saine. Il n’est pas étonnant qu’une telle situation entraîne des troubles sociaux dans le monde en développement3.» On croirait entendre le bon vieux Malthus livrer un sermon!

Pessimisme Malthusien.

Qui était ce Thomas Robert Malthus et pourquoi ses idées continuent-elles de faire écho dans les discours politiques aujourd’hui? Né le 14 février 1766 dans le comté de Surrey en Angleterre, fils d’un petit propriétaire terrien, Malthus s’intéresse très tôt aux écritures portant sur la perfectibilité humaine ainsi qu’à l’idéologie du siècle des Lumières. Pour Malthus, l’erreur de tous ces systèmes philosophiques qui projetaient dans l’avenir un monde rationnel et sans misère péchaient par omission d’une simple loi naturelle concernant la multiplication de l’espèce humaine : la production des biens alimentaires ne peut qu’augmenter à un rythme arithmétique (c’est-à-dire 1,2,3,4…) tandis que la population humaine s’accroît à un rythme géométrique (c’est-à–dire 1,2,4,8,16…).

L’écart grandissant entre la quantité limitée de la production alimentaire et la reproduction humaine quasi illimitée ne pourra qu’occasionner un surplus de population, qui sera nécessairement condamné à une pauvreté abjecte. «Ceci implique que, de la difficulté de se nourrir, résulte un frein puissant, agissant sur la population. Cette difficulté existe forcément quelque part, et doit par conséquent être ressentie par une grande partie de l’humanité»4. Quelques années plus tard dans une nouvelle édition de son Essai sur le principe de population5, Malthus conclura que les seuls freins à l’essor explosif de la population humaine seront la contrainte morale, le vice et le malheur.

Malthus ne croyait pas qu’une augmentation de la production agricole réglerait l’incapacité des pauvres à se procurer le nécessaire, étant donné que leur nombre augmenterait plus rapidement que la quantité de nourriture disponible. Dans ce scénario, seuls ceux ayant les moyens de se procurer la quantité minimale de denrées survivraient. La suggestion de régler la crise alimentaire en augmentant la production mondiale ne convaincrait pas un néo-malthusien, même si elle venait de représentants bien intentionnés de la communauté internationale. Ainsi, le secrétaire général de l’ONU, Ban Ki-Moon, peut bien avoir pris la parole pour fixer l’objectif très ambitieux de «doubler la production alimentaire d’ici 2050 pour faire face aux besoins de la population mondiale qui va passer de 6 à 9 milliards d’humains6 », si l’on accepte « le principe éternel de population » émis par Malthus, on devrait plutôt s’attendre à une catastrophe humanitaire plus grande encore que l’actuelle crise alimentaire mondiale.

Aucune assistance (individuelle ou gouvernementale) ne pourrait résoudre le problème. Si on doit aider les plus démunis, il faut «que l’assistance s’accompagne toujours d’un peu de honte. Cet aiguillon est absolument nécessaire au bien général de la société7.» Par contre, Malthus ne s’arrêtait pas là. Il fallait aussi éduquer les plus démunis sur la cause de leur propre malheur afin qu’ils cessent de critiquer leurs dirigeants, qui vaquent aux affaires de l’État. La cause de la misère sociale étant une sorte de fatalité, il ne faut surtout pas s’en prendre aux riches et aux puissants pour la changer. «La cause principale et permanente de la pauvreté n’a que peu ou pas de rapports directs avec la forme de gouvernement ou l’inégale division de la propriété; les riches n’ont pas le pouvoir de fournir aux pauvres du travail et du pain : en conséquence, les pauvres n’ont nul droit à les demander8

Marx et la médiation sociale.

Bien sûr, Malthus n’a pas eu le dernier mot en ce qui concerne la question de la surpopulation, mais sa vision pessimiste du monde est demeurée la toile de fond des débats portant sur les causes de la faim dans le monde. D’autres penseurs comme Karl Marx sont venus démontrer l’ahistorité principe de population de Malthus érigé en loi éternelle de la nature. Pour Marx, chaque société possède sa propre loi de population, qui est liée à un certain mode de production et de reproduction de la vie humaine. Le fait qu’aujourd’hui la vaste majorité de l’humanité soit contrainte de vendre sa force de travail contre un salaire n’a rien de naturel. Il s’agit de la façon la plus efficace qu’a conçue la bourgeoisie9 (agent historique du Capital10 ) afin d’extraire des salariés un surtravail non payé. Le fait que notre survie en société dépende en grande partie des besoins du Capital d’exploiter la force de travail individuelle et collective des travailleurs n’est qu’une nécessité liée à notre mode de production.

S’il y a des surnuméraires, c’est tout simplement parce qu’ils ne sont pas exploitables profitablement. «Ce n’est que dans le mode de production capitaliste que le paupérisme tire son origine du travail et, qui plus est, du développement des forces productives du travail11 .»

En d’autres termes, l’augmentation incroyable de la productivité par la division sociale du travail et l’augmentation des forces productives de l’homme n’ont comme objectif que de produire du profit et non de satisfaire les besoins humains. Pour Marx, un autre effet de l’exploitation capitaliste est la création d’une armée de réserve de travailleurs surnuméraires qui fait constamment baisser la valeur de la force de travail. « Il ne s’agit plus seulement de réduire les salaires anglais au niveau de celui de l’Europe continentale, mais de faire descendre, dans un avenir plus ou moins prochain, le niveau européen au niveau chinois12. » Marx décrit ici le caractère cosmopolite « mondialisé » du mode de production capitaliste.

Donc, l’inégalité des conditions et de la répartition des richesses ne constitue pas une fatalité naturelle, mais elle est tributaire de causes sociales qui renvoient en dernière instance à un rapport de production impliquant différentes classes. La satisfaction des besoins humains ne préoccupe les riches et les puissants qu’en autant que la misère et la faim viennent nuire à l’accumulation élargie du capital.

Marx se moque des formules malthusiennes et n’y trouve qu’un ramassis de généralisations vides. «Il [Malthus] considère la surpopulation comme une donnée uniforme tout au long de l’histoire : il n’en saisit pas les différences spécifiques13 ». Aujourd’hui, l’inégalité du développement économique entre les différents États, l’échange inégal, l’augmentation du prix du pétrole, les subsides aux produits agricoles dans certains pays riches, alors même que les prix de ces mêmes produits augmentent, sont autant de différences spécifiques14 qu’il faut étudier pour comprendre la situation qu’on décrit comme la crise alimentaire. Malheureusement, il est souvent plus facile de lever les mains en l’air et de s’écrier avec Malthus qu’il n’y a pas grand-chose à faire.

Marx donne en partie raison à Ricardo et affirme, avec ce dernier et contre Malthus, qu’ «[e]n d’autres termes, ce sont les moyens de l’emploi et non les moyens de subsistances qui font entrer l’ouvrier dans la catégorie de surpopulation15.» Selon Marx, l’acceptation des règles du marché comme étant les seules valides empêche Ricardo d’envisager une solution au problème de la surpopulation. En fin de compte, Ricardo accepte que, si le Capital ne trouve aucun profit à engager de nouveaux salariés, il n’y a rien à faire sinon espérer que de nouvelles industries et de nouvelles ouvertures d’échanges naîtront du commerce déjà existant. Marx conclut en disant : «En réalité, il faut concevoir cette formule [de Ricardo] d’une façon plus générale encore, et la rapporter à la médiation sociale, grâce à laquelle l’individu est en mesure de se relier aux moyens de sa reproduction et aux produits, c’est-à-dire aux conditions de production et aux rapports de l’individu avec elles16

Si on sait qu’aujourd’hui près d’un milliard d’individus vivent toujours avec moins de un dollar par jour et que plus de 800 millions d’individus sont affectés par la sous-alimentation chronique, il est clair que le profit abusif et l’accumulation de fortunes incroyables chez une minorité de lotis en sont responsables. La question est donc de trouver les moyens les plus efficaces pour redonner un pouvoir social et économique aux individus et aux groupes qui en sont présentement privés. En définitive, la solidarité, l’entraide et la lutte contre l’exploitation sont les meilleurs moyens que possèdent les plus démunis pour pourvoir à leurs besoins.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. FAO, « La flambée des prix des denrées alimentaires : faits, perspectives, effets et actions requises », [en ligne], http://www.fao.org/fileadmin/user_upload/foodclimate/HLCdocs/HLC08-inf-1-F.pdf, page consultée le 20 juin 2008.
2. Id., ., p.1.
3. Id., ibid..
4. MALTHUS, Thomas Robert. Essai sur le principe de population, P.U.F, Paris, 1980 (1798), p. 25
5. MALTHUS, Thomas Robert. Essai sur le principe de population, Éditions Gonthier, Paris, 1963, (1803).
6. BERBER, Myriam. « Trois jours pour trouver un plan d’action » [en ligne], http://www.rfi.fr/actufr/articles/102/article_67029.asp., page consultée le 20 juin 2008.
7. MALTHUS, op. cit., p. 117.
8. Id., ibid., p. 220.
9. « Le capitaliste n’a aucune valeur historique, aucun droit historique à la vie, aucune raison d’être sociale qu’autant qu’il fonctionne comme capital personnifié. Ce n’est qu’à ce titre que la nécessité transitoire de sa propre existence est impliquée dans la nécessité transitoire du mode de production capitaliste.» Karl Marx, Le capital, livre premier, tome 3, Éditions sociales, Paris, 1973, p. 32.
10. « Le capital est du travail mort, qui, semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant, et sa vie est d’autant plus allègre qu’il en pompe davantage. » Karl Marx, Le capital, livre premier, tome 1, Éditions sociales, Paris, 1975, p. 229.
11. MARX, Karl et Friedrich ENGELS, Critique de Malthus, Petite collection Maspero, Paris, 1978, p. 87.
12. Marx, Karl, Le capital, livre premier, tome 3, Éditions sociales, Paris, 1973, p. 41-42.
13. MARX, op. cit.,p. 88.
14. Pour une analyse plus détaillée des différences spécifiques de la crise actuelle, voir l’article de El hadji Malick Ndiaye, « Crise alimentaire en Afrique: fruit de la conjoncture », [En ligne], https://lepanoptique.marcouimet.net/page-article.php?id=414&theme=environnement, page consultée le 5 juillet 2008.
15. MARX, op. cit., p. 90-91.
16. Id., ibid., p. 91.

2 réponses sur “La crise alimentaire mondiale, Malthus ou Marx?”

  1. Point besoin de longs discours : on en peut pas se reproduire à l’INFINI dans un espace FINI. ce n’est pas une question idéologique mais mathématique.

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