La déstabilisation croissante du Pakistan

L’assassinat de Benazir Bhutto a plongé le Pakistan dans une crise politique qui survient à la veille d’élections particulièrement importantes. Puissant séisme dans cette démocratie qui bat de l’aile, cet attentat pourrait constituer le premier signe d’une déstabilisation de cette puissance nucléaire. Retour sur un événement qui remet à l’avant-plan la perte de légitimité du président pakistanais Pervez Musharraf, la montée de l’islamisme radical et les effets du climat actuel sur la situation régionale.


azrainman, , 2007
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Première ministre du Pakistan à deux reprises, Benazir Bhutto se porte candidate aux élections pakistanaises et revient au pays en octobre 2007, après huit ans d’exil. Plusieurs imaginent que ces élections pourront mener à un gouvernement plus démocratique au sein duquel madame Bhutto, première ministre, travaillerait en collaboration avec le président Pervez Musharraf, qui aurait d’ici là renoncé à son poste de commandant de l’armée. Dès son retour le 18 octobre, elle survit à un attentat qui tue 136 personnes. Elle continue toutefois sa campagne en vue des élections du 8 janvier 2008. Le 27 décembre 2007, Benazir Bhutto est assassinée à Rawalpindi, ville où est situé le quartier général de l’armée. Sa mort fait prendre une tournure dramatique à la crise qui couvait depuis plusieurs mois au Pakistan.

Un attentat qui n’est pas encore éclairci

À la suite de ces évènements, le président pakistanais Pervez Musharraf accuse immédiatement les mouvements islamistes d’avoir perpétré l’attentat, mais son accusation, à tort ou à raison, est mise en doute par une partie de la population. D’entrée de jeu, il faut préciser que le programme de madame Bhutto était laïque et prévoyait certaines actions contre les groupes islamistes armés. Ces derniers avaient donc avantage à la cibler, bien que tout attentat contre n’importe quel candidat allait avoir pour effet de discréditer le processus démocratique. Il faut rappeler que monsieur Musharraf a souvent lui-même été la cible d’attentats.

Toutefois, les membres du parti de Benazir Bhutto, le Parti du peuple pakistanais (PPP), accusent le gouvernement d’être responsable de l’attentat. Sa réaction face à l’évènement favorise également les doutes au sein de la population. Tout d’abord, on a beaucoup reproché aux autorités pakistanaises d’avoir refusé d’assurer la protection de madame Bhutto, malgré la connaissance des nombreuses menaces qui planaient sur elle. De plus, le gouvernement, malgré le témoignage de l’entourage de madame Bhutto et des nombreux témoins, a d’abord affirmé qu’elle s’était fracturé le crâne en heurtant le toit ouvrant de la voiture blindée et que son corps ne portait aucune trace de balles. Ce n’est qu’en réaction à la pression publique et à la diffusion de vidéos amateurs que le gouvernement a reconnu qu’elle a pu être atteinte par balles par le kamikaze qui s’est fait exploser par la suite.

Scotland Yard a amorcé une enquête sur l’attentat à la demande du gouvernement pakistanais. Toutefois, tant que les circonstances exactes entourant l’assassinat ne seront pas éclaircies, les tensions politiques risquent de demeurer extrêmement fortes. Plusieurs manifestations d’appui éclatent à travers le pays après les évènements et celles-ci tournent souvent à la violence, faisant au moins 32 morts(1). Le PPP, maintenant sous la direction du fils et du mari de la défunte, exige le maintien des élections à la date prévue. La Ligue musulmane, le parti de Nawaz Sharif, ancien premier ministre du Pakistan renversé par Musharraf en 1999, consent à y participer après avoir initialement appelé au boycott. Toutefois, la Commission électorale décide de reporter les élections au 18 février 2008, considérant que la mort de Benazir Bhutto et les violences qui se sont ensuivies faussaient le processus électoral(2). Les évènements du 27 décembre surviennent à un moment où la légitimité de Pervez Musharraf est de plus en plus remise en question.

Un président de plus en plus contesté

Afin de mieux saisir la dynamique actuelle, il faut d’abord distinguer les différents acteurs de la scène politique pakistanaise. On y retrouve d’abord l’armée, qui occupe une place incontournable. En effet, celle-ci n’hésite pas à intervenir dans la politique, comme le démontre le nombre de coups d’États militaires commis au Pakistan, dont celui ayant mené au pouvoir Musharraf. Les deux grands partis politiques traditionnels ayant souvent gouverné le pays, le PPP de Bhutto et la Ligue musulmane de Sharif, sont les principaux partis politiques. Chaque parti est contrôlé par une famille jouissant d’un pouvoir politique et économique énorme. Les islamistes, pour leur part, sont constitués de plusieurs partis politiques dont le principal, l’alliance de six partis, le MMA, occupe une place importante sur la scène politique. Ayant été membre de la coalition au pouvoir, ses revendications influencent l’ensemble de la vie politique. Parallèlement, il existe plusieurs groupes djihadistes actifs à l’ouest du pays qui contestent le pouvoir en place par les armes. Enfin, les avocats et les magistrats forment également un groupe influant au Pakistan, et leur militantisme en faveur de la démocratie et contre la dictature symbolise la contestation du pouvoir actuel.

Lors d’un coup d’État en 1999, le général Musharraf chasse du pouvoir Nawaz Sharif, le premier ministre démocratiquement élu. Par la suite, il promet d’instaurer au Pakistan l’ordre et la stabilité et d’y mener des élections libres. S’étant nommé président en 2001, il entame son deuxième mandat présidentiel, mais sa mainmise sur le pouvoir, notamment sa position de chef d’État tandis qu’il est chef de l’armée, amène la remise en question de ses engagements envers la démocratie. Des pressions internationales, particulièrement de la part de son allié américain, le plus important de tous, s’intensifient à partir de l’été 2007(3).

C’est en ce sens que les États-Unis convainquent Pervez Musharraf de permettre le retour de Benazir Bhutto, ce qui mènera à un scénario de partage du pouvoir. Madame Bhutto, ayant étudié et vécu en Occident pendant de nombreuses années, est vue par les États-Unis comme une candidate digne de confiance, malgré les nombreuses allégations de corruption à son égard. Ainsi, tout en préservant le mariage de convenance avec Musharraf, les États-Unis favorisent un partage du pouvoir permettant de renforcer la démocratie et d’assurer ainsi la stabilité du pays. Le 5 octobre 2007, monsieur Musharraf accorde l’amnistie à madame Bhutto pour toutes les accusations dont elle fait l’objet au Pakistan, permettant ainsi son retour au pays. Parallèlement, il renonce à son statut de commandant de l’armée le 28 novembre 2007, assurant ainsi une certaine distinction entre le pouvoir politique et le pouvoir militaire. Ceci est particulièrement important, puisque l’armée est en fait la seule institution pakistanaise forte jouissant d’un pouvoir énorme.

Cette dynamique est toutefois assombrie par la mise en place de l’état d’urgence, le 3 novembre 2007. Cette mesure, officiellement instaurée en réaction aux différents attentats qui frappent le pays, survient quelques jours avant que la Cour suprême ne se penche sur la validité de l’élection de Musharraf comme président. En effet, il avait été réélu en octobre 2007, mais les députés d’opposition considéraient sa candidature comme inconstitutionnelle, puisqu’il était toujours chef de l’armée(4). À la suite de l’imposition de l’état d’urgence, la Constitution est suspendue et le juge en chef de la Cour suprême se fait montrer la porte. Quelques jours après avoir fait remplacer les membres de la Cour suprême, celle-ci statue que la réélection du président est légale. En tout, des milliers de personnes sont emprisonnées(5). L’état d’urgence n’est levé que le 15 décembre 2007.

Cette décision de Musharraf est qualifiée de deuxième coup d’État par certains journaux pakistanais(6). La communauté internationale, qui avait convaincu Musharraf de ne pas suspendre la Constitution au cours de l’été, dénonce immédiatement la situation. Le Commonwealth expulse même temporairement le Pakistan. Au niveau national, le président pakistanais est visiblement contesté par les Pakistanais, plus particulièrement par ceux de profession libérale, qui remettent déjà en question son pouvoir. Musharraf se retrouve ainsi isolé, puisqu’il perd l’appui de plusieurs modérés, qui forment la majorité de la population. En ne répondant pas aux attentes, il risque aussi, par son intransigeance, de rendre l’idéologie islamiste beaucoup plus attirante en radicalisant certains groupes.

Avec la mort de Benazir Bhutto et le report des élections, les tensions sont vives au Pakistan. Certains craignent notamment que le scrutin soit truqué, en faveur du parti de Pervez Musharraf. Plusieurs voix se lèvent pour exiger le départ de Musharraf. Dans une entrevue accordée au Figaro, son opposant politique Nawaz Sharif demande sa démission, afin d’assurer la démocratie au Pakistan, blâmant la dictature militaire d’avoir «mis en pièces les institutions», notamment en arrêtant des juges, ce qu’il considère comme inacceptable(7). L’International Crisis Group (ICG), un groupe de recherche indépendant, continue de demander le départ de Musharraf au risque de plonger le pays en guerre civile(8). Le contexte politique est donc actuellement très fragile.

L’ambivalence du Pakistan face à l’islamisme radical

Le Pakistan est l’allié le plus important de l’Occident dans la région concernant la lutte contre le terrorisme islamiste. Pourtant, l’islamisme radical, présent au Pakistan, n’a jamais été un problème traité de plein gré par les militaires. En effet, les nombreux groupes islamistes ont souvent été instrumentalisés par l’armée, qui en retirait des avantages géopolitiques, notamment au Cachemire. Malgré le discours officiel, tous les efforts n’ont pas été faits pour anéantir complètement ce courant. Au sein du gouvernement, notamment chez les services secrets pakistanais (ISI), plusieurs appuient les islamistes, tant que ceux-ci restent contrôlables. Comme l’explique l’expert Barnett R. Rubin, l’objectif le plus important pour Musharraf reste d’abord son maintien au pouvoir, objectif mis en péril s’il s’attaque aux extrémistes. Pour l’armée pakistanaise, la lutte antiterroriste financée par Washington ne serait qu’une manière d’obtenir des fonds pour maximiser ses propres intérêts(9).

Les États-Unis ont soutenu le Pakistan durant la guerre froide. Le Pakistan était actif pour contrecarrer l’influence politique régionale soviétique, notamment en Inde et en Afghanistan. Aux lendemains du 11 septembre 2001, le Pakistan est devenu un allié stratégique pour combattre Al Qaida et les Talibans, ainsi que pour stabiliser la situation afghane. L’aide militaire a donc augmenté en conséquence. Les États-Unis ont fourni au Pakistan cinq milliards de dollars pour combattre Al Qaida et les Talibans actifs à l’ouest du pays depuis 2002(10). Toutefois, selon le New York Times, qui cite plusieurs responsables américains, la majorité de cette aide militaire a plutôt servi à acheter des systèmes d’armements destinés à faire concurrence à l’Inde. Conséquence de la situation, les soldats déployés à l’ouest du Pakistan sont toujours mal équipés, malgré tout l’argent qui leur était destiné. Il est donc normal que ces mêmes troupes éprouvent de la difficulté à s’imposer face à la menace islamiste. De plus, le MMA, une coalition de partis islamistes, faisait jusqu’à tout récemment partie de la coalition gouvernementale. En bref, tout en étant un allié clé dans la lutte contre le terrorisme, le Pakistan a toujours ménagé ses relations avec ses différents courants islamistes.

La montée des islamistes

Depuis les derniers mois, le gouvernement pakistanais semble de plus en plus impuissant face à l’expansion des groupes islamistes, qui organisent actuellement des attentats dans l’ensemble du pays. Ce problème est renforcé par le fait que le Pakistan n’a pas d’institutions assez fortes pour pallier la menace. Les nombreux groupes islamistes sont basés dans les zones tribales de la province du Warziristan et ont été traditionnellement actifs dans l’ouest du pays, ainsi qu’en Afghanistan. Les Talibans, dont la plupart ont été formés dans des madrasas (écoles coraniques) pakistanaises, ont utilisé le Pakistan comme base arrière jusqu’au moment de prendre le pouvoir à Kaboul en 1996. Quelques années plus tard, en 2001, de nombreux talibans se sont réfugiés dans les zones tribales du Pakistan. De la région, les différents courants islamistes peuvent donc continuer à intervenir en Afghanistan. Ils sont également actifs contre le gouvernement pakistanais. De plus, leur pouvoir est croissant: d’abord limités à des tactiques de guérillas, ils sont maintenant en mesure de contester l’autorité gouvernementale dans les régions où ils jouissent de l’appui local, à l’ouest du Pakistan. Ces dernières années, le gouvernement pakistanais avait privilégié une stratégie d’apaisement auprès des groupes islamistes. Ce calme relatif leur a permis de renforcer leur autorité et leurs capacités dans les différentes zones tribales. De plus, cette stratégie a été interprétée par les groupes islamistes comme étant un signe de faiblesse dont ils pouvaient tirer profit(11).

Aujourd’hui, les islamistes, sont de plus en plus présents dans la province de la Frontière du Nord-Ouest (NFP). En fait, l’État n’est pas en mesure de s’imposer dans la région, et on assiste à une «talibanisation» de la société(12). Les affrontements ont pris une ampleur majeure depuis que l’armée a pris d’assaut la Mosquée rouge d’Islamabad en juillet 2007. Cet évènement, survenu dans la capitale pakistanaise, est un moment très important dans la prise de conscience du danger posé par les groupes djihadistes. Le Pakistan a perdu environ 1000 soldats et officiers de police dans sa lutte contre les Islamistes(13). Ce combat a d’ailleurs été le prétexte de l’instauration de l’état d’urgence par Musharraf.

Les conséquences sur la région

Le maintien au pouvoir d’un dictateur dont le pouvoir s’étiole et les évènements entourant les élections de février 2008 créent présentement un vide politique qui bénéficie aux différents courants islamistes. Des tensions persistantes voire une guerre civile, dans un pays possédant l’arme nucléaire, seraient un danger pour la paix internationale.

La collaboration du Pakistan est cruciale pour le succès des efforts internationaux en Afghanistan. L’objectif principal de la communauté internationale est d’affermir les capacités du gouvernement afghan en matière de sécurité par le renforcement de la police et de l’armée. Pour l’instant, ces deux institutions sont incapables d’assumer seules le travail. Les Talibans sont surtout actifs à l’est de l’Afghanistan, notamment dans les provinces de Kandahar et d’Helmand, et se réfugient dans les zones tribales situées des deux côtés de la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan. Il est donc crucial pour la communauté internationale de voir un Pakistan en mesure de mieux contrôler sa frontière et de restreindre l’influence des mouvements islamistes. Or, celui-ci ne semble pas avoir les moyens d’effectuer ces tâches de manière efficace. Ironiquement, la veille de l’attentat qui a coûté la vie à madame Bhutto, le président de l’Afghanistan, Hamid Karzaï, a rencontré son homologue pakistanais pour faciliter la collaboration entre les deux pays dans la guerre contre le terrorisme(14). De plus, un vide politique au Pakistan risquerait d’enflammer les tensions au Cachemire. Dans cette région séparée en deux entités et revendiquée à la fois par l’Inde et le Pakistan, plusieurs groupes islamistes sont déjà actifs.

Le Pakistan traverse actuellement une période de crise politique et d’incertitude; le statu quo semble difficilement maintenable. De plus, la montée des groupes islamistes armés est inquiétante. En effet, plusieurs groupes armés de l’ouest du pays contestent de plus en plus l’activité étatique au Pakistan et pourraient éventuellement déstabiliser le pays. Les prochaines élections seront donc particulièrement cruciales, non seulement pour le Pakistan, mais aussi pour l’ensemble de la région.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. NAJEEB, Muhammad, «Bhutto son to lead PPP, Pakistan weighs new poll date(Roundup)», [en ligne]. <http://www.earthtimes.org/articles/show/166412.html>. Consulté le 6 janvier 2008.
2. Agence France-Presse, «Le parti de Bhutto refuse un report des élections», Cyberpresse, [en ligne], <http://www.cyberpresse.ca>. Consulté le 30 décembre 2007.
3. International Crisis Group, Winding Back Martial Law in Pakistan,Islamabad/Bruxelles, 12 novembre 2007.
4. BBC, «Musharraf wins presidential vote», BBC, 6 octobre 2007.
5. International Crisis Group, op. cit.
6. Le Figaro, «Vague d’arrestations d’opposants au Pakistan», Le Figaro, 8 novembre 2007.
7. CALLE, Marie-France, «Nawaz Sharif: « Nous exigeons le départ de Musharraf »», Le Figaro, 4 janvier 2008.

8. International Crisis Group, After Bhutto’s Murder: A Way Forward for Pakistan, Islamabad/Bruxelles, 2 janvier 2008.
9. RUBIN, Barret R., «Pakistan’s Power Puzzle», Informed Comments: Global Affairs, 1er janvier 2008, [en ligne], >. Consulté le 7 janvier 2008.
10. RHODE, David, Carlotta GALL, Eric SCMITT et David SANGER, «U.S. Officials See Waste in Billions Sent to Pakistan», New York Times, 24 décembre 2007.
11. RASHID, Ahmed, «Appeasing West and Militants Has Failed», Daily Telegraph, 13 juillet 2007.
12. SUEUR, Émilie, «Pakistan: les provinces frontalières en proie à une talibanisation», L’Orient Le Jour, 3 novembre 2007. Consulté le 7 janvier 2008.
13. RHODE, David, Carlotta GALL, Eric SCMITT et David SANGER, op. cit.
14. Operationspaix, Chronologie: FIAS: décembre 2007, [en ligne], <http://www.operationspaix.net/spip.php?page=chronologie&id_mot=85&date=2007-12>. Consulté le 7 janvier 2008.

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