Il y a 78 ans, le grand poète Tunisien Abou Alkacem Achebbi (1909-1934) exhortait le peuple Tunisien à la résistance face aux colonisateurs Français en chantant[i] :
Lorsqu’un jour le peuple veut vivre,
Force est pour le destin de répondre,
Force est pour les ténèbres de se dissiper
Force est pour les chaînes de se briser…
Aujourd’hui les Tunisiens donnent à sa fantaisie poétique l’une des plus belles productions qu’elle peut avoir, la révolution de la dignité en Tunisie.
Il y a trois mois, personne n’aurait cru que Ben Ali pourrait un jour ‘dégager’ de la Tunisie ou du pouvoir. Même les plus informés de l’establishment ou les plus illuminés des analystes n’auraient pas imaginé un tel scénario. On croyait que les fils du règne de ce dictateur affranchi étaient tellement bien noués et étendus que personne n’aurait s’aventurer dans une entreprise que l’on estimait perdue d’avance. La famille Trabelsi et, à moindre égard, la famille Ben Ali ont pu mettre sous leur tutelle et à leur service une bonne partie des ressources humaines et matérielles du pays. Ceci, bien sûr, sous le pouvoir protecteur du président déchu et avec la bienveillance de tous les services de sécurité et des membres des différents gouvernements qui se sont succédés au pouvoir, depuis 1987.
Certains disaient, avec une ironie amère, que Ben Ali lui-même serait étonné de l’ampleur du dommage qu’il a pu causer à l’esprit des Tunisiens, et du degré d’asservissement que ces derniers sont devenus capables d’endurer. La situation serait pire pour les enfants du changement, ces jeunes qui ont grandi dans les cafés, les clubs et les stades de football. Mais, à la surprise générale, le miracle a eu lieu, et ce sont ces jeunes, que la Tunisie entière croyait conquis, à jamais, par le football et le désintérêt et acculés à la marge, qui l’ont créé. Ce sont ces jeunes que la majorité des Tunisiens trouvait insolents, ratés et têtes vides qui ont fait tomber l’un des régimes les plus sanguinaires de l’Afrique et du Moyen-Orient. Leur réalisation est d’une ampleur qui dépasse les limites de toute analyse sociopolitique qui la réduirait à une révolte contre la pauvreté, le chômage et l’absence de libertés politiques.
Il fallait voir, dans le manque de respect et l’indifférence attribués à ces jeunes, le signe d’une frustration qui, faute d’être dirigée contre le tyran, s’est dirigée contre des adultes que l’on voyait confinés dans la peur face à une éventuelle vengeance de Ben Ali et de ses hommes qui sont partout. Les jeunes Tunisiens nourrissaient un sentiment d’indignation qui s’est traduit en une révolte contre toute forme d’autorité, une révolte qui a trouvé dans la vulgarité du langage et la provocation sa meilleure expression[ii]. Pendant ces dernières années, ces jeunes ont instinctivement craché, en plein visage de la société tunisienne, leur vérité de soumis, d’opportunistes et même de lâches. Au moment où leurs parents espéraient de Ben Ali l’aumône d’une ouverture politique, aussi pauvre qu’elle eut été, ces jeunes, qui n’ont pas intériorisé la peur de ce régime, ne comprenaient pas l’absurdité de l’état de siège que subissait toute la population et qui non seulement les étouffait, mais atteignait directement leur orgueil. La marge de liberté qu’ils ont arrachée à la société butait sur les aléas d’un régime policier fortement corrompu, et sur les excès d’un système socio-économique valorisant les forbans dont le président, sa femme et leurs familles forment le noyau[iii].
Dans ce climat chaotique, la révolution des jeunes Tunisiens retentit comme un cri contre ces formes extrêmes de rabaissement et de dénigrement de leur humanité. Elle est le signe d’un refus absolu de sombrer dans l’aléatoire et de se convertir en trafiquants, arnaqueurs ou couards. C’est un sursaut spontané et instinctif d’une dignité blessée : insolents, grossiers, irrespectueux peut-être, mais dignes et libres, par nature. Il leur est définitivement inconcevable qu’une autorité les prive de leur fierté.
La Tunisie que vivaient ces jeunes est, incontestablement, autre que celle qu’enduraient leurs parents. On les voyait parmi nous, mais ils étaient ailleurs dans le monde de leurs rêves, libres comme l’air et fiers comme des coqs. Le jour où leur territoire a été piétiné, leur réaction fut rapide et décisive. Ils n’ont pas attendu de mot d’ordre de l’extérieur ; c’est de l’intérieur qu’ils ont été propulsés, pour défendre leur droit incontestable au respect. C’est à l’appel de la dignité qu’ils ont répondu. Je les entendais dire : « vous pouvez malmener et écraser les autres, mais pas nous. » Par leur sursaut de dignité, ils ont offert au peuple tunisien le plus beau cadeau auquel une nation peut aspirer : la fierté d’avoir vaincu la dictature et d’être enfin libre.
Aujourd’hui, le regard que posent les adultes Tunisiens sur ces jeunes n’a, dans le fond, pas changé. Toutefois, personne n’oserait leur manquer de respect ou nuire à leur orgueil et leur volonté de vivre dignement.
La volonté de vivre
Lorsqu’un jour le peuple veut vivre,
Force est pour le destin de répondre,
Force est pour les ténèbres de se dissiper
Force est pour les chaînes de se briser.
Avec fracas, le vent souffle dans les ravins,
au sommet des montagnes et sous les arbres,
disant :
« Lorsque je tends vers un but,
je me fais porter par l’espoir
et oublie toute prudence;
Je n’évite pas les chemins escarpés
et n’appréhende pas la chute
dans un feu brûlant.
Qui n’aime pas gravir la montagne,
vivra éternellement au fond des vallées. »
Je sentis bouillonner dans mon cœur
Le sang de la jeunesse.
Des vents nouveaux se levèrent en moi
Je me mis à écouter leur chant
À écouter le tonnerre qui gronde
La pluie qui tombe et la symphonie des vents.
Et lorsque je demande à la Terre :
« Mère, détestes-tu les hommes? »
Elle me répond :
« Je bénis les ambitieux
et ceux qui aiment affronter les dangers.
Je maudis ceux qui ne s’adaptent pas
aux aléas du temps et se contentent de mener
une vie morne, comme les pierres.
Le monde est vivant.
Il aime la vie et méprise les morts,
aussi fameux qu’ils soient.
Le ciel ne garde pas, en son sein,
les oiseaux morts et les abeilles ne butinent pas
les fleurs fanées.
N’eût été ma tendresse maternelle,
les tombeaux n’auraient pas gardé leurs morts. »
Extraits
Abou Alkacem Achebbi, 1933.
Notes
[i] Abou Alkacem Achebbi, extraits de son poème La Volonté de Vivre, écrit à Tabarka, au nord de la Tunisiem le 16 septembre 1933 et traduits par S. Masliah. Dans Abderrazek Chraït, Abou el Kacem Chebbi, éd. Appolonia, Tunis, 2002, p. 45.
[ii] Pendant les dix dernières années, l’usage de termes obscènes, dans les lieux publics et les établissements scolaires, est devenu tellement répandu parmi les jeunes que ce phénomène a fait l’objet de plusieurs programmes télévisés et de compagnes de sensibilisation. D’autres phénomènes, nouveaux et provocateurs pour la société tunisienne, ont pu également avoir lieu tels les baisers bouche-à-bouche et d’autres comportements à caractère sexuel que l’on ne voyait jamais à l’extérieur des murs des maisons.
[iii] La famille de Ben Ali détenait 40% de l’économie tunisienne. Voir Fabrice Amadeo, « Ben Ali-Trabelsi : les pillages d’une famille en or », www.lefigaro.fr, 22/01/2011.
Bravo Chokri, tu as dessiné une belle image de la révolution tunisienne et surtout de cette jeunesse tunisienne qui, jusque là, était perçue comme perdue. Bravo
Bravo, trés bien fait, bonne continuation et merci pour l’interêt à la révolution Tunisienne.