La stratégie néolibérale amorcée dès les années 1970, en vue de la libéralisation des marchés et de la financiarisation de l’économie, ne semble pas avoir eu comme résultat la prospérité escomptée par ses chantres. La propension du capitalisme aux crises et à l’instabilité n’a pas disparu, elle n’a que pris de nouvelles formes comme en témoigne la nécessité d’intervention des institutions financières dans la récente crise du crédit1. Le néolibéralisme ne s’avère donc pas un remède efficace aux contradictions de l’économie capitaliste mais plutôt, comme nous allons le voir, une stratégie réactionnaire qui ne vise qu’à élargir le fossé de l’inégalité entre riches et pauvres.
Une question de terminologie
Force est de constater qu’un concept qui se répand dans le vocabulaire courant et qui est censé décrire une nouvelle réalité perd beaucoup de sa valeur heuristique. Le néolibéralisme ne fait pas exception à cette règle.
Le terme néolibéralisme est un de ces mots qui en est venu à signifier tellement de choses qu’on ne sait plus à quoi au juste il se réfère. En fonction de sa position idéologique, un individu se déclare pour ou contre sans trop se soucier de comprendre le phénomène en question. David Harvey, dans son livre A Brief History of Neoliberlism2, reprend et réactualise certaines idées critiques de Karl Polanyi3 concernant le projet utopique libéral du XIXe siècle et nous offre quelques pistes de réflexions pertinentes pour mieux comprendre les conséquences du projet néolibéral au XXIe siècle. Pour Harvey, le néolibéralisme consiste principalement en une tentative, en grande partie réussie, de consolidation d’un pouvoir de classe dans les États capitalistes développés ainsi que la création d’un tel pouvoir de classe en Russie et en Chine. La conséquence de cette consolidation du pouvoir est l’accroissement de l’inégalité à l’intérieur de ces États et dans les rapports d’échange avec le reste du globe. Un nouvel impérialisme se construit donc en ce début du XXIe siècle.
Crise de crédit et accumulation capitaliste
Le postulat de base de ceux qui défendent le néolibéralisme à l’échelle planétaire est que le bien-être humain est maximisé lorsque les individus ainsi que les entreprises privées peuvent opérer sans entraves politiques. Le cadre institutionnel favorisé est «caractérisé par un renforcement des droits de propriété privée, de la loi du marché et du libre-échange». La liberté d’échanger et la poursuite du gain individuel sont placées au sommet de la hiérarchie des valeurs sociales. S’il y a encore des ratés à l’intérieur des États développés ainsi que dans le Tiers-monde, c’est que, selon les idéologues du néolibéralisme, la liberté de commercer et la capacité à faire du profit sans limites ne sont pas encore assez étendues. Le remède qu’ils proposent est l’accumulation du capital à une échelle encore plus élevée. Bien sûr, entre la théorie idéalisée et la pratique des classes dirigeantes il y a parfois des écarts flagrants qui résultent, en particulier, de la subvention étatique à outrance de l’industrie agricole européenne. L’important dans tout cela ce n’est pas la cohérence théorique absolue mais plutôt l’accumulation de fortunes immenses à un pôle de la société et la privation à l’autre pôle des richesses créées.
Pour revenir rapidement à la crise du crédit et faire le lien avec le néolibéralisme et le capitalisme en général, il faut d’abord parler de la fonction de l’argent dans l’économie mondiale. L’argent dans le système capitaliste sert de lubrifiant, de graisse permettant dans les meilleures périodes de faire rouler la machine d’exploitation sans trop de problèmes. Par contre, comme l’objectif principal des capitalistes est d’assurer le maximum de profits pour leurs entreprises, il arrive parfois qu’ils abandonnent certains terrains d’exploitation pour investir là où les pâturages semblent plus verts. L’anarchie du mode de production capitaliste est due, entre autres, aux stratégies comme l’abstention d’investir «capital strike» (grève de capital) ou à la spéculation boursière. Lorsqu’il entend les grincements qui pourraient sonner sa fin, le «Capital», prenant les allures d’un général face à la défaite,ordonne à ses agents historiques de jeter plus d’huile sur le feu pour lui permettre de continuer le combat. Les montants astronomiques d’argent jeté en ce moment par les différents États capitalistes développés pour régler la situation sont autant d’offrandes pour apaiser le «dieu Économie» et éviter les foudres découlant d’une crise généralisée.
Entre deux droits, la force tranchera
Nous connaissons depuis fort longtemps les conséquences désastreuses de cette façon d’opérer (crises argentine, indonésienne, et autres). Jusqu’à maintenant, le néolibéralisme a réussi à contenir les crises régionales et à éviter une situation similaire à la grande dépression des années 1920, mais il n’est pas exclu que la présente crise puisse dégénérer et prendre des aspects politiques morbides. La perspective d’une crise généralisée dans les cinq prochaines années ne semble pas trop préoccuper les classes dirigeantes. La renonciation à l’accumulation de privilèges et de pouvoir, qui sont allés en s’accroissant dans les trente dernières années, ne sera pas concédée sans luttes «Des époques passées de l’histoire du capitalisme augurent mal – on peut penser à celles des années 1873 et 1920 – chaque fois qu’un choix difficile apparaît. Les classes dominantes insistant sur la nature sacrée de leurs droits de propriété, ont préféré faire écrouler l’économie plutôt que d’abandonner leur privilèges et leur pouvoir». Ce sont plutôt ceux qui sont situés au centre et au bas de l’échelle sociale qui ressentiront le plus terriblement les effets d’une telle solution. La crainte de Polanyi, à son époque, était que les gens plus vulnérables se tourneraient vers des solutions politiques autoritaires pour se protéger contre le rouleau compresseur capitaliste. Le néolibéralisme pourrait engendrer une situation de crise similaire dont on ne peut pour l’instant prédire les effets politiques néfastes.
Par contre, il ne faut pas nécessairement désespérer devant la situation présente. Même si le néolibéralisme a réussi à démanteler en grande partie l’État-providence, à briser les reins des partis de gauche et à affaiblir la force du syndicalisme, sa victoire est loin d’être acquise. Le capitalisme a cette manie de créer des exclus et des mécontents qui finissent par voir que le lait et le miel censés couler dans leurs bouches, par le fameux «trickle down effect» (effet d’écoulement), semblent ne jamais y parvenir. Toutes les manigances idéologiques ne peuvent pas convaincre la majorité de la population du bien-fondé d’un système qui enrichit les plus riches et appauvrit les autres. La réalité matérielle de cette injustice force éventuellement les gens à se poser des questions.
C’est à voir, maintenant, si ces questions seront posées en des termes adéquats. David Harvey suggère que «La première leçon que nous devons apprendre est donc, que si cela [la présente situation] ressemble à une lutte de classes et agit comme une guerre de classes, alors il faut la nommer ainsi. La masse de la population peut soit se résigner à une trajectoire historique et géographique définie par la montée en puissance des classes dominantes soit y répondre en termes de classes4». C’est ainsi que la question sociale se pose et c’est dans cette optique qu’il faut la résoudre.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. «Comme l’ont fait d’autres banques centrales d’Occident, la Banque du Canada a annoncé mardi le 11 mars qu’elle injectera une nouvelle somme de 4 milliards de dollars dans les marchés financiers d’ici le mois de mai afin de contrer les effets de la crise du crédit», dans RADIO-CANADA, «Crise du crédit: Intervention payante des banques centrales», [En ligne], http://nouvelles.sympatico.msn.radio-canada.ca, (page consultée le 12 mars 2008).
2. David HARVEY, A Brief History of Neoliberalism, Oxford, Oxford University Press, 2007.
3. Karl POLANYI, The Great Transformation, the Political and Economic Origins of Our Time, Boston, Beacon Press, 1968 (1944). Philosophe et économiste néo-marxiste né à Vienne en 1866. Selon lui, c’est le « désencastrement » de l’économie du reste des rapports sociaux qui a engendré la crise politique menant au fascisme et au nazisme.
4. Ibid., p. 202. (traduction libre de l’auteur de l’article)