Pour une économie solidaire au Brésil: l’expérience de Jardim Vitoria

Jardim Vitória est le nom d’un quartier situé en périphérie de la ville de Cuiabá, capitale du Mato Grosso au Brésil. Sa croissance rapide et désordonnée, l’important niveau de violence et de chômage ainsi que le manque d’infrastructures sanitaires affectent la qualité de vie des habitants. La situation socio-économique du quartier est une fenêtre sur ce qui se passe à plus large échelle dans tout le Brésil. Il s’agit d’une situation complexe, avec des racines historiques, qui préoccupe de plus en plus le gouvernement et divers regroupements de la société civile.

 Forum social Mondial III, Porte Allegre
Guilherme Meneghelli, Forum social
Mondial III,Porte Allegre
, 2006
Certains droits réservés.

Le quartier vibre depuis quelques années d’un nouveau dynamisme. L’ONG brésilienne Instituto Centro de Vida(1) s’y est installée en 2000 pour initier un projet expérimental de permaculture dans le quartier. Les premières années furent consacrées à la mise en oeuvre du projet Quintais Produtivos (Jardins Productifs) qui a permis l’implantation d’un jardin communautaire et de petits potagers chez les résidents du quartier. Durant cette même période, des femmes se réunissaient pour réfléchir à une façon viable de gagner de l’argent. Six années plus tard, grâce à l’appui de cette ONG, elles acquirent leur espace de travail ainsi que des machines à coudre, éléments indispensables à leur travail, et ont ainsi pu commencer sérieusement à produire des coussins arborant les vives couleurs des habits traditionnels de la région.

Gestion politique de l’économie solidaire

Les activités de cette coopérative s’inscrivent dans le large mouvement de l’économie solidaire au Brésil, mouvement accompagné depuis trois ans par des propositions gouvernementales qui visent à formuler et à opérer des politiques publiques pour ce secteur de l’économie(2). Le Secrétariat National de l’Économie Solidaire, organe spécial inséré au sein du ministère du Travail et de l’Emploi, a prit naissance lorsque des représentants actifs au sein du mouvement de l’économie solidaire au Brésil se sont réunis dans un groupe de travail pour créer en 2001 le Forum Brésilien d’Économie Solidaire et pour ensuite intimer le gouvernement de mettre en place des politiques publiques qui permettraient de promouvoir les capacités des petits entrepreneurs ou des programmes de micro-crédit(3). En réponse à ce mouvement, le gouvernement élu en octobre 2002 (soit le Parti des travailleurs avec à sa tête Luiz Inácio Lula da Silva) a annoncé, lors du troisième Forum Social en janvier 2003, la création d’un secrétariat au sein du ministère du Travail et de l’Emploi avec comme titulaire Paul Singer, un des plus importants chercheurs sur la question de l’économie solidaire au Brésil.

D’autres ministères interviennent dans ce domaine, comme par exemple le Service Brésilien d’Appui aux Micros et Petites Entreprises créé en 1972. Il appuie les coopératives et petites entreprises en leur offrant des ateliers de formation technique, de gestion et les appuie dans la commercialisation de leurs produits au niveau national.

La naissance d’une économie alternative

Les racines du mouvement de l’économie solidaire au Brésil s’ancrent dans un contexte historique beaucoup plus complexe. Dans un recueil très stimulant publié par l’Université d’État du Mato Grosso (UNEMAT), deux chercheurs, Zart et Dos Santos, expriment que: «l’économie socio-solidaire vise à transformer les structures et les relations sociales qui génèrent la marginalisation d’une partie de la population et une dégradation de l’environnement(4)». Mais alors de quoi résulte cette marginalisation de la population?

Dans les années 1930, le processus d’industrialisation et d’urbanisation a entraîné la structuration d’un marché du travail au Brésil. C’est à partir de cette époque que nous avons vu une croissance marquée jusque dans les années 1980 de ce que l’on appelle l’assalariamento (marché du travailformel). Le salarié formel est titulaire d’un livret de travailleur signé. Il peut jouir, à ce titre, du droit à la sécurité et à la protection sociale prévue par la législation du travail, même si l’employeur peut facilement, semble-t-il, détourner la loi nationale.

En regard de ce patron de développement, il a toujours existé au Brésil une hétérogénéité dans le mode d’organisation du marché du travail. D’une part, on retrouve les entreprises «leaders» d’origine multinationale qui montrent une productivité beaucoup plus importante ainsi qu’une faible concurrence et, d’autre part, le marché du travail dit «informel», considéré comme retardé. La vision du gouvernement brésilien à cette époque supposait que ces forces productives et l’industrialisation entraîneraient naturellement une redistribution des revenus et incorporeraient les travailleurs brésiliens dans le marché du travail formel; ce qui ne s’est pas produit.

La fin des années 1980 est caractérisée par la fin d’un cycle économique. Dans les années 1990, une bonne quantité d’emplois étaient encore créés, mais ils étaient davantage précaires. Le taux de chômage et le nombre d’emplois non-formels augmentaient. Le nombre de chômeurs serait passé de 2 millions dans les années 1980 à 11,7 millions en 2002(5).L’économie informelle

L’économie informelle englobe une diversité de situations contractuelles qui sont perçues de façon générale comme un problème social et économique(6). Les employés de ce secteur auraient moins de chance de conserver leur emploi que les travailleurs du secteur formel et auraient moins de chance de se considérer en bonne santé parce qu’ils ont plus difficilement accès aux services de santé privés(7).

C’est dans ce contexte qu’ont surgi les initiatives d’économie solidaire. L’économie solidaire comprend une diversité de pratiques économiques et sociales organisées sous forme d’associations, de groupes informels, de coopératives et qui réalisent une variété d’activités (production agricole, élevage, pêche, production industrielle ou artisanale, prestation de service)(8). Elles interviennent pour offrir un modèle alternatif de développement qui inclue les classes jusqu’alors défavorisées de la société brésilienne, reconnaît le rôle fondamental de la femme dans la création de cette économie, recherche une relation d’échange et de respect avec l’environnement et offre une valorisation sociale du travail humain(9).

L’économie solidaire dans un monde capitaliste

L’économie solidaire s’oppose à l’économie capitaliste qui vise l’accumulation de biens et de capitaux à des coûts qui masquent la valeur réelle des choses. Dans le système capitaliste, le travailleur devient un simple instrument de production. L’économie solidaire a plutôt comme objectif d’altérer les relations de pouvoir explicites ou implicites, marquées par l’autoritarisme et qui caractérisent la majorité des relations sociales, politiques et économiques. Par exemple, à large échelle, les politiques nationales des pays d’Amérique latine obéissent à des normes définies par des organismes internationaux comme le Fond monétaire international et de la Banque mondiale. Des représentants de ces institutions visitent souvent les institutions gouvernementales dans le but de vérifier l’état des choses, question de voir si les «devoirs» ont bien été accomplis(10).

Les nouvelles règles commerciales capitalistes opèrent en ouvrant les frontières de l’information, de la culture et de l’économie. En contrepartie, elles favorisent la ségrégation des petites économies qui ne réussissent pas à s’insérer dans un marché devenu trop concurrentiel et compétitif. Sous cet angle, on peut voir la mondialisation de l’économie comme une perpétuation des inégalités socio-économiques, comme vecteur favorisant la dépersonnalisation et l’individualisation et donc d’un manque de sensibilisation entre les acteurs faisant partie de la chaîne producteurs/consommateurs.

Une proposition éducative pour une transformation sociale

Pour sortir du joug capitaliste, différentes organisations sociales tentent de formuler des propositions pour développer des économies alternatives. Les coopératives d’économie solidaire représentent des initiatives intéressantes car elles ont comme objectif de transformer les travailleurs en collaborateurs, de centraliser le pouvoir décisionnel vers le travailleur et non en fonction du marché(11). C’est aussi un processus qui vise à l’autogestion.

Les bénéfices relatifs à la création d’une coopérative d’artisanat à Jardim Vitória vont donc plus loin que la création d’une source de revenus. La création de coopératives d’économie solidaire est le reflet d’un désir de transformation; elle correspond à une proposition éducative pour les participants. Ceux-ci doivent apprendre à s’affirmer et à s’intégrer dans une dynamique participative et coopérative. Elle permet chez l’individu un renforcement de ses capacités et une conscientisation de la place qu’il a au sein de sa famille, de son groupe de travail, de sa communauté et dans la société. Si de nouvelles valeurs et attitudes sont générées dans un milieu de travail, il peut en résulter des pratiques sociales différentes venant de citoyens aptes à agir dans une société mondialisée.

Notes

(1) Instituto Centro de Vida, [en ligne] <www.icv.org.br>. Consulté le 15 août 2007.
(2) ESPINOLA, Ruth, Um ano de goberno Lula : promessas a cumprir, Entrevista com Paul Singer, Informativo PACS, Instituto Politicas Alternativas para o Cono Sul, Janvier/Mars 2004, [en ligne] Consulté le 15 août 2007.
<www.pacs.org.br/informativos/boletim_fev2004.pdf>
(3) MACHADO, Ilma Ferreira, 2006. «Por uma pedagogia coletiva», Educacao e Socio-Economia Solidária, Série Sociedade Solidária, Édition UNEMAT, Vol. 2, 2006, p. 109-115.
(4) ZART, Laudemir Luiz et DOS SANTOS Josivaldo Constantino, «Apresentação: panoramas e praticas sociais para construção da educação e da socio-economia solidária». Educacao e Socio-Economia Solidária, Série Sociedade Solidária, Édition UNEMAT, Vol. 2, 2006, page: 7-16.
(5) DE OLIVEIRA, Angelina. Texte d’intervention au CEDAC- Brésil, Économie Solidaire et Démocratie Participative , [en ligne] 4 pages. <www.cqc.qc.ca/pages_ap/articles.html>. Consulté le 15 août 2007.
(6) NORONHA, Eduardo G, Informal, ilegal, injusto: percepções do mercado de trabalho no Brasil, Revista Brasileira de Ciências Sociais, Vol.18. No.53. [en ligne] <www.scielo.br/pdf/rbcsoc/v18n53/18081.pdf>. Consulté le 15 août 2007.
(7) NERI, Marcelo Cortes, Le travail décent et le secteur informel au Brésil, Bureau International du Travail de Genève. 2002, p.42-43. [en ligne] >. Consulté le 15 août 2007.
(8) Ministère du Travail et de l’Emploi du Brésil, Secrétariat National de l’Économie Solidaire, Atlas da Economia Solidaria no Brasil, 2005, [en ligne] . Consulté le 15 août 2007.
(9) ARMORIM, Brunu Marcus F et ARAUJO Herton Ellery, Economia Solidária no Brasil: Novas formas de relação de trabalho?, IPEA, Mercado do Trabalho, 2004, P.45-52. [en ligne] <www.ipea.gov.br/pub/bcmt/mt_24i.pdf>. Consulté le 15 août 2007.
(10) ZART, Laudemir Luiz. «Possibilidades de fazimento da universidade: características e opções entre a globalização e a planetariedade», Educacao e Socio-Economia Solidária, Série Sociedade Solidária, Vol. 2, Édition UNEMAT, 2006, page. 28-34.
(11) DOS SANTOS, Josivaldo Constantino, «Educacao Ambiental e sócio-economia solidária : a persistência nas maneiras alternativas de entender e viver a vida», Educacao e Socio-Economia Solidária, Série Sociedade Solidária. Édition UNEMAT. Vol. 2, 2006, page 35-49.

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