La Communauté européenne (CE) a beaucoup changé depuis qu’elle a, pour la première fois, tenté de contrôler les concentrations dans le cadre de dispositions législatives qui n’étaient qu’indirectement applicables. Le règlement relatif aux concentrations des années 1980 a permis à la Commission européenne de tester la dominance des marchés pour l’évaluation des transactions entre les entreprises. Toutefois, ce test n’a pas permis de tenir compte de l’efficacité de l’évaluation des concentrations. Le nouveau règlement établi au début de 2004 visait à redresser cette situation. Dans le présent article, nous examinerons si cette nouvelle approche se distingue réellement de ce qui s’est fait par le passé.
La CE a été fondée sur le principe que l’intégration économique permettrait d’instaurer une unité politique parmi les pays d’Europe. Au fur et à mesure que la CE a pris de l’ampleur, l’intégration économique est demeurée le principal élément unificateur. Par conséquent, la coordination progressive des marchés des pays membres et, plus particulièrement de leurs politiques de concurrence, s’est retrouvée au premier plan de l’orientation réglementaire des dernières années. En effet, sans coordination, tous les pays membres concernés pourraient évaluer les opérations de concentration et arriver à des conclusions différentes.
Règlement 4064/89 de la CE sur les concentrations
Le règlement 4064/89 de la CE sur les concentrations est devenu une loi le 21 septembre 1990. Son objectif était de préserver, au sein de la CE, un système de concurrence sans distorsion. Elle était fondée sur trois propositions dominantes reflétant la compréhension de la CE quant à son développement et établissant les projets d’intégration économique de la CE. Premièrement, le Conseil de la CE a reconnu que le démantèlement des barrières économiques au sein de la CE entraînerait d’importantes restructurations des entreprises, qui prendraient particulièrement la forme de concentrations. Deuxièmement, ce règlement décrit les concentrations comme une possibilité d’accroître la compétitivité des entreprises européennes, d’augmenter la croissance économique et de rehausser le niveau de vie. Troisièmement, le Conseil a lancé un avertissement à la Commission indiquant que, peu importe les avantages que peuvent représenter certaines concentrations, le processus de réorganisation ne doit pas entraîner des dommages permanents à la concurrence(1).
Le règlement 4064/89 a fait de la domination la pierre angulaire du contrôle des concentrations. La Commission a défini la domination comme une position de supériorité économique, exercée par une entreprise agissant indépendamment de ses concurrents, de ses clients et des consommateurs qui représentent un obstacle considérable à la concurrence efficace sur le marché. L’article 2 (3) du règlement 4064/89 indique que de telles concentrations «doivent être déclarées incompatibles avec le marché commun.» À partir de cette disposition, on a formulé une importante évaluation portant sur deux aspects exigeant qu’une concentration soit interdite si la Commission juge que, premièrement, ce regroupement a entraîné ou renforcé une position dominante et, deuxièmement, si la concentration cause un obstacle à la concurrence réelle. Toutefois, dans la pratique, si le critère concernant la domination n’est pas rempli, celui portant sur l’obstacle à la concurrence n’est jamais utilisé pour contester une concentration.
La Commission ne s’oppose qu’aux transactions qui entraînent ou renforcent une position dominante et qui crée un obstacle important à la concurrence réelle dans le marché commun. Toutefois, la Commission a de la difficulté à reconnaître que les concentrations peuvent faire augmenter considérablement l’efficacité de la production et, ainsi, être globalement avantageuses. Il s’agit d’une des principales critiques formulées contre le règlement 4064/89. Les plaintes concernant la concurrence ont été rejetées par la Commission sous prétexte qu’aucune preuve n’indiquait que la concentration en question entraînait des avantages considérables pour les consommateurs ou que ces avantages sont le résultat de celle-ci. Malgré ces plaintes, lorsque la CE a décidé de réformer son règlement relatif au contrôle des concentrations, cela semblait suggérer que les considérations concernant la concurrence seraient incluses dans le nouveau règlement.
Dans son Livre vert sur les concentrations de 2001, la Commission a suggéré le remplacement du critère de la domination du marché par celui de la diminution substantielle de la concurrence qui s’applique dans de nombreux pays tels les États-Unis. Ce nouveau critère permettrait de tenir compte de l’efficacité dans l’évaluation globale des concentrations(2). Ses défenseurs ont insisté sur le désir de favoriser la coopération internationale et la convergence dans le contrôle des concentrations, tendance endossée par la CE. Le critère de la diminution substantielle de la concurrence est considéré par de nombreux experts comme plus souple et plus axé sur l’économie, ce qui permettra aux autorités d’intervenir dans tous les scénarios pouvant menacer la concurrence sur le marché. Il est aussi considéré comme supérieur au critère sur la domination du marché pour faire face aux arguments liés à l’efficacité. Toutefois, le nouveau règlement sur les concentrations est apparemment une option sur mesure.
Règlement 139/2004 de la CE relatif aux concentrations
Le règlement 139/2004 de la CE relatif aux concentrations est devenu loi le 1er mai 2004. La plupart des commentateurs s’entendent pour dire que le nouveau règlement est une imitation de l’ancien. La formulation de l’article 2 (3) concernant l’évaluation des concentrations n’est qu’une simple reformulation de l’ancien. En se basant sur ce nouvel article, on a formulé un nouveau critère. Le critère d’obstacle considérable à la concurrence ressemble beaucoup au deuxième aspect de celui de la domination des marchés, jusqu’à maintenant ignoré par la Commission. En vertu du nouveau critère, pour évaluer une concentration, il ne faut que juger si la transaction entraînera un obstacle considérable à une concurrence efficace. L’ancien critère de la domination a été réduit, en théorie, à un obstacle à la concurrence parmi tant d’autres. Toutefois, on croit que, en pratique, la plupart des concentrations continueront d’être évaluées sur la base du concept de domination, ce qui permettra de préserver la valeur des anciens jugements rendus pas la Cour européenne de justice dans les différends concernant les concentrations, fait sur lequel la Commission elle-même a beaucoup mis l’accent(3). Cette situation a mené certains experts à croire que le critère d’obstacle considérable à la concurrence suit la même approche que celui de la domination des marchés.
Néanmoins, le règlement 139/2004 sur les concentrations semble se démarquer de ce qui s’est fait par le passé. La création ou le renforcement d’une position dominante ne signifie plus qu’une concentration sera automatiquement annulée. Le critère d’obstacle considérable à la concurrence permet de reconnaître qu’une position de domination ne signifie pas nécessairement qu’il y a un obstacle important à la concurrence. De plus, l’étendue d’application d’autres facteurs de compensation pris en considération par la Commission n’étant pas limitée, cette marge de manœuvre peut contrebalancer tout obstacle à la concurrence. Le nouveau critère permet à la Commission d’autoriser une concentration qui crée ou renforce une position dominante sur le marché, si cette transaction ne représente pas un obstacle considérable à la concurrence.
Par opposition au critère de domination sur le marché, qui met trop l’accent sur la structure existante, le critère d’obstacle considérable à la concurrence semble se concentrer plutôt sur les effets concurrentiels qu’exercent les concentrations sur la concurrence et les consommateurs. De plus, il vise à résoudre les incertitudes liées aux procédures ainsi que les écarts de mise en application qui nuisaient à l’ancien règlement sur les concentrations(4). Le critère d’obstacle considérable à la concurrence s’appuie sur des normes plus strictes que son prédécesseur. Même si le règlement 139/2004 sur les concentrations ne fait pas explicitement référence à l’efficacité, la Commission a déclaré qu’on en tiendrait compte en vertu du nouveau critère, ce qui signifie, bien entendu, que la CE devra éviter les pièges qui sont normalement associés aux questions d’efficacité(5). Les critères liés à l’efficacité sont qu’elle devra apporter des avantages aux consommateurs, être propre aux concentrations et être vérifiable. Cependant, il sera difficile de l’évaluer et de la quantifier.
Toutefois, la Commission insiste pour dire qu’on s’attend à ce que la plupart des cas d’incompatibilité d’une concentration avec le marché commun continuent à être fondés sur la constatation d’une position de domination. Cela constitue un signe indicatif de la relation existant entre les critères de domination sur le marché et d’obstacle considérable à la concurrence(6). En fait, certains observateurs ont fait remarquer que l’adoption d’un nouveau règlement sur les concentrations n’a entraîné que des changements minimes et que le nouveau critère ne modifiera pas vraiment le critère d’évaluation des concentrations de la CE, ce qui n’est pas vraiment surprenant.
En 2002, dans l’ébauche du règlement, la Commission s’est exprimée en détail sur ce sujet et a déclaré que le nouveau règlement sur les concentrations serait conçu pour «faire face aux défis que représentent un marché plus intégré et l’élargissement de l’Union européenne(7)». En effet, l’ancien règlement a apporté des changements au cadre législatif européen relatif à la concurrence, ce qui a permis d’accroître l’intégration et, par conséquent, on ne peut en faire abstraction. L’intégration d’un règlement relatif au contrôle des concentrations au niveau de la CE a entraîné l’adoption d’un règlement similaire à l’échelon des États membres. Beaucoup de ces règlements nationaux étaient fondés sur la loi de la CE et, par conséquent, incluaient le critère de domination. Ainsi, même si elle était souhaitable globalement, l’adoption du critère de diminution substantielle de la concurrence par la CE a entraîné une situation paradoxale où une meilleure intégration au niveau international entraînerait des disparités entre les régions. Naturellement, la promotion de l’intégration économique de l’Europe a prévalu sur l’intégration globale dans le domaine du contrôle des concentrations.
Conclusion
Mario Monti, commissaire européen responsable de la concurrence, a louangé le règlement actuel de la CE en matière de concentrations en disant qu’il s’agissait «d’une législation moderne, plus souple et efficace qui doit permettre de défendre les intérêts de 450 millions de consommateurs à partir du 1er mai de cette année [2004](8)». On n’aurait pas pu dire mieux. Sauf pour ce qui est de la convergence globale, la CE est principalement préoccupée par l’avancement de l’intégration économique au sein de la Communauté. En ne s’éloignant pas trop de ses prédécesseurs, le règlement 139/2004 sur les concentrations a confirmé la jurisprudence établie et a assuré une plus grande cohésion entre la Commission et ses États membres, dont la plupart ont adopté un critère axé sur la domination pour évaluer les concentrations. Parallèlement, la plus grande souplesse offerte par le critère d’obstacle considérable à la concurrence permet à la Commission de faire face aux nouveaux défis au fur et à mesure qu’ils se présentent. Les politiques en matière de concurrence sont le reflet des sociétés qui les créent. Peut-être que l’importance accordée aux questions d’efficacité dans certains pays n’a simplement pas eu d’effet sur les consommateurs et les législateurs européens.
Notes (cliquer sur le numéro de la référence pour revenir au texte)
(1) Levy, Nicholas. “EU Merger Control: From Birth to Adolescence.” World Competition 26.2 (2003): 195.
(2) Levy 210-1.
(3) Schmidt, Jessica. “The New ECMR: ‘Significant Impediment’ or ‘Significant Improvement’?” Common Market Law Review 41 (2004): 1567.
(4) On pourrait citer comme exemple le seuil du chiffre d’affaires. La Commission pouvait intervenir, mais seulement si ce seuil était franchi par une concentration, ce qui signifiait que la concentration d’entreprises dont le chiffre d’affaires était moins élevé, mais qui nuisaient au marché, était tout de même approuvée.
(5) Les gains d’efficacité prennent diverses formes, notamment la baisse du prix des biens et services, des produits nouveaux et améliorés, etc.
(6) Hinds, Anna-Louise. “The New EC Merger Regulation – The More Things Change the More They Stay the Same?.” European Business Law Review 17.6 (2006): 1705.
(7) Levy 212.
(8) Schmidt 1555.