Depuis que j’ai passé une année sabbatique dans une grande compagnie privée au Maroc en 1996-97, plusieurs personnes m’ont posé la question suivante : alors que les ingénieurs des pays en voie de développement sont formés dans les meilleures écoles d’ingénieurs du monde comment se fait-il qu’ils aient la réputation d’être moins performants dans leur pratique professionnelle comparativement à leurs confrères des pays développés?
D’abord, il est légitime de se poser cette question. Plusieurs indicateurs permettent de comparer la situation généralement négative des usines du Tiers-Monde à celle des pays développés ou même à certains pays dits en voie de développement. Parmi ces indicateurs, on peut citer leur niveau de développement technologique, le choix des procédés utilisés, leur compétitivité, leur consommation énergétique, leur niveau de pollution environnementale, le nombre de brevets déposés, les innovations technologiques, le nombre d’ingénieurs impliqués, etc. Une véritable analyse comparative doit être réalisée pour quantifier cet état de fait. Il faut toutefois être réaliste : à la veille du libre marché, la réalité technologique des usines des pays en voie de développement est alarmante et de profonds changements doivent être entamés le plus rapidement possible. Il en va de la survie de ces industries.
Les éléments de réponse qui permettraient d’expliquer ce retard sont, bien sûr, innombrables et il serait illusoire d’en dresser une liste exhaustive. Deux éléments sont généralement négligés, sinon complètement ignorés. L’état technologique général n’est pas abordé ici car d’une part il est largement décrit dans plusieurs revues spécialisées, et d’autre part il s’agit d’un problème similaire à celui de l’œuf et de la poule. En effet, il est évident qu’il ne peut y avoir d’innovation technologique spécifique dans un domaine pointu sans un avancement général préalable, et réciproquement. Les deux causes abordées ici sont l’innovation technologique et «la mémoire collective» des entreprises.
L’innovation technologique
Son importance n’est plus à démontrer. Tous les pays, développés et en voie de développement, l’ont louangée. Je ne citerai qu’un exemple, celui d’Alan Greenspan, ancien directeur de la réserve américaine, qui affirmait dernièrement que dans une économie internationale et globale, l’indice de développement économique dépend grandement de la capacité d’un pays à innover et à appliquer de nouvelles technologies. Tous les pays développés ont une politique spécifique quant à la recherche et au développement (R&D) dans les compagnies. Par exemple, dans la province du Québec (Canada), les compagnies engagées dans des activités de R&D peuvent aller chercher des remboursements allant jusqu’à 70% des frais liés directement et indirectement à ce type d’activité. De plus, les scientifiques étrangers œuvrant dans ces compagnies ne payent pas d’impôt provincial durant leurs cinq premières années d’activité.
La R&D dans les compagnies des pays en voie de développement est pratiquement inexistante, sauf exceptions. Il n’y a pratiquement aucune structure qui permette aux ingénieurs et aux techniciens d’innover. Ces ingénieurs n’ont aucun support et aucune liberté pour agir dans cette direction. Dans la compagnie américaine DuPont, par exemple, les chercheurs peuvent travailler une journée par semaine sur une problématique qu’ils ont eux-mêmes définie. De plus, ils sont récompensés, notamment financièrement, proportionnellement à l’importance de leurs innovations. Les compagnies des pays développés ont beaucoup innové comme en témoignent les nombreuses percées technologiques qui sont omniprésentes dans ces sociétés. Ce qui est moins connu, c’est que ces réussites parfois éclatantes ont été accompagnées par beaucoup d’échecs qui ne sont pas ou peu documentés. Pour innover, il faut prendre des risques et les compagnies des pays en voie de développement ne sont pas en général prêtes à le faire. Les risques sont réels comme le démontrent les deux exemples retenus à cause des montants mis en jeu et de la réputation de la compagnie visée.
Dans l’usine de Magnola à Danville au Québec (Canada), on a tenté de produire du magnésium à partir de la serpentine (déchets de l’amiante). La production nominale prévue était de 63 000 tonnes par an, soit 20% de la demande mondiale. Les recherches au laboratoire ont eu lieu de 1985 à 1995 pour un montant de 18 millions de dollars américains(2). On a du ajouter la même somme pour l’usine pilote qui a été en opération de juillet 1996 à juillet 1997. Le coût de ces opérations s’élevait à 4.5 millions. L’usine industrielle devait coûter 620 millions, mais en définitive elle a englouti 1.2 milliards. Bien que complétée en 2000, son démarrage n’a eu lieu qu’à la fin 2001 à cause de sérieux problèmes techniques. Le 29 janvier 2003, la compagnie a décidé de fermer l’usine prétextant une chute du prix du magnésium, mais dans la réalité les problèmes de conception ainsi que les coûts d’opération inhérents à sa conception sont à l’origine du manque de compétitivité de l’usine.
Dans les années 1980, la compagnie DuPont a décidé de produire du Lycra©, une fibre textile synthétique que les sportifs connaissent bien, à partir du butane. Dans la première étape du procédé, on effectue une oxydation sélective du butane pour obtenir de l’anhydride maléique. La découverte de ce procédé a coûté 1.7 millions par an. Les essais de laboratoire 5 millions par an dans les années 1985 et l’opération de l’usine pilote 10 millions par an à partir de 1990. La construction de l’unité industrielle a coûté près de 150 millions de dollars mais elle n’a jamais pu atteindre la production anticipée. Des travaux de R&D sur l’unité industrielle ont été poursuivis pour atteindre la production cible durant quelques années et ont coûté 17 millions par an. En janvier 2005, DuPont a décidé de démanteler l’unité industrielle en question. Au final, le développement de ce procédé a coûté quelques 100 millions.
Signalons d’abord que pour les deux exemples cités auparavant, les développements ont duré entre 15 et 20 ans. Il y a, bien sûr, de nombreux autres exemples de tels échecs technologiques. Bref, les scientifiques, ingénieurs et techniciens œuvrant dans les pays développés innovent énormément mais se trompent aussi parfois. Par contre, ces mêmes compagnies continuent d’être très profitables, innovantes et performantes. Au Canada, l’industrie des pâtes et papiers, l’une des plus importantes au pays, a longtemps négligé la R&D et les avancements technologiques. Les pays scandinaves, surtout la Finlande, ont par compte continué d’innover dans ce domaine. La conséquence ne s’est pas fait attendre; l’industrie papetière canadienne est de plus en plus dominée par les scandinaves. Pour innover, il faut donc prendre des risques. Les gros risques engendrent de grandes innovations et en définitive de gros profits. L’histoire des innovations ou des révolutions technologiques est très inspirante, très intéressante et permet de croire dans les réalisations futures. Parfois, il faut nager à contre courant, contre les déclarations du type: «ça ne peut pas marcher»(3).
La «mémoire collective» des entreprises
Dans les pays en voie de développement il est surprenant de constater le peu de documents archivés par les ingénieurs dans les compagnies. Chaque ingénieur nouvellement recruté doit constituer sa propre «bibliothèque» et l’accumulation du savoir est quasi inexistante. L’exemple d’une compagnie marocaine qui a voulu renouveler certains de ses filtres est très révélateur. Celle-ci a commandé un filtre qu’elle avait testé dix ans auparavant… qui ne fonctionnait pas. Bref, la «mémoire collective» des ingénieurs dans les compagnies est pratiquement toujours inexistante.
Or la continuité et l’accumulation du savoir sont primordiaux en génie. Le savoir technologique est incrémental. Les exemples de ratés technologiques sont et seront convertis en savoir-faire, pour atteindre et développer de nouvelles idées, de nouveaux procédés. Un jeune ingénieur nouvellement recruté par une compagnie oeuvrant dans un pays développé va bénéficier de tout le savoir-faire des ingénieurs l’ayant précédé. Son vis-à-vis du Tiers Monde, peut-être même diplômé de la même école, ne pourra d’aucune façon profiter d’un savoir-faire accumulé. L’écart entre le savoir technologique et scientifique de chacun ira en grandissant. Les connaissances technologiques reposent sur l’expérience de chacun mais aussi sur la «mémoire collective» des compagnies.
Les ingénieurs des pays en voie de développement semblent effectivement être moins performants que leurs confrères des pays développés malgré la qualité de leur formation dans les écoles d’ingénieurs nationales ou à l’étranger. Les raisons expliquant cette situation sont multiples; les innovations technologiques et «le retour d’expériences» semblent être inexistantes dans les industries. Les compagnies du Tiers-Monde peuvent innover selon leur taille, leur compétitivité et leurs compétences. Il en va de leur avenir. Dans les faits, il y a un large spectre d’innovations allant de la révolution scientifique à de nouveaux outils ou méthodes capables de solutionner intelligemment des problèmes particuliers. Pour cela, il faut d’abord y croire, fournir aux ingénieurs et techniciens le support adéquat et les outils nécessaires, mettre beaucoup d’efforts et prendre des risques calculés. Thomas Edison, inventeur infatigable, avait coutume de dire que la science demandait 5% d’inspiration et 95% de transpiration. Pour faire profiter les ingénieurs débutants des expériences accumulées, il faut établir, le plus rapidement possible, un système permettant d’assimiler le passé technologique des compagnies en créant une véritable mémoire collective. Ce n’est que dans ce contexte que les ingénieurs des pays en voie de développement pourront commencer à combattre à armes égales la compétition technologique internationale.
Notes
(1)M. Chaouki est professeur titulaire à l’École Polytechnique de Montréal depuis 1987. Il a formé une soixantaine de chercheurs, a publié plus que deux cents articles scientifiques dans des revues avec comités de lecture, plus de deux cent cinquante autres articles scientifiques et édité trois livres. De plus, il possède neuf brevets et détient plusieurs prix scientifiques. Actuellement, il est éditeur de la revue scientifique internationale Chemical Product & Process Modeling. Il a organisé plusieurs congrès internationaux et il est présentement directeur du programme scientifique et technique du 8e congrès mondial du génie chimique qui se tiendra à Montréal en 2009. Il est aussi membre de plusieurs sociétés professionnelles et savantes (Ordre des ingénieurs du Québec, AIChE, etc.). Durant toute sa carrière professorale, il a agit comme consultant auprès de plusieurs compagnies nationales et internationales. Il a travaillé durant un an comme directeur technique chez Cynovad et a fondé Formmat Technologies Inc. Courriel : jamal.chaouki@polymtl.ca (2) Toutes les sommes sont exprimées en dollars américains (3) P. G. de Gennes, prix Nobel de physique 1991, disait que les scientifiques ne sont pas des oracles. Lord Rayleigh, un des plus grands mécaniciens du siècle dernier, a écrit que tenter de faire voler un engin plus lourd que l’air serait une perte de temps ! Quelques années plus tard, l’Éole de Cément Ader prenait son envol. En 1933, lord Ernest Rutherford, prix Nobel de physique 1908, qualifiait l’exploitation de l’énergie nucléaire de «conte à dormir debout» («Anyone who expects a source of power from the transformation of the atom is talking moonshine»). Neuf ans plus tard, Fermi a démontré le contraire, preuve à l’appui.