Prévoir la nature: prédiction ou présomption?

Depuis toujours, l’homme a voulu connaître son avenir, pour faciliter des décisions ou par simple curiosité. La prédiction d’événements précis demeure très attirante, et la science s’y applique de mieux en mieux. Si bien même qu’on en vient à trop se fier aux prédictions et non suffisamment au jugement. Essai sur les sciences de la prédiction: les réussites, les échecs et les leçons à en tirer.

 Weather Prediction
Ryan Griffis, Weather Prediction, 2007
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La fascination envers les prédictions ne date pas d’hier. Jadis, celles-ci témoignaient d’une certaine connexion avec l’au-delà, à la manière de Noé qui se sauva du déluge. Malheureusement, malgré de grandes avancées technologiques, les catastrophes naturelles demeurent imprévisibles, et leur coût en termes de vies humaines et de dommages matériels est incalculable. Les exemples ne manquent pas: cyclone au Myanmar, tremblement de terre en Chine, tsunami en Asie du Sud-est, ouragans en Nouvelle-Orléans… Dans ces circonstances, il est compréhensible de voir les gouvernements investir massivement dans la recherche sur les modèles de prédiction des catastrophes naturelles. Le risque, l’incertitude et la dépense sont trois contraintes que nos gouvernements cherchent désespérément à éviter, et la science devient leur bouée de sauvetage.

Depuis les premiers modèles mathématiques de Galilée, la science a évolué et s’est complexifiée avec des théories comme celle de la gravitation de Newton ou de la relativité d’Einstein. Tous ont tenté d’expliquer un monde très complexe sous forme d’équations mathématiques relativement simples. À la base, un modèle scientifique, tel que spécifié par le Larousse, forme «une représentation abstraite des relations entre les paramètres caractéristiques d’un phénomène ou d’un processus». Une fois le phénomène expliqué mathématiquement, on peut le prévoir et le manipuler à travers des innovations technologiques. Plusieurs prédictions sont donc implicites à toute technologie qu’on utilise de nos jours; on les appelle les «prévisions technologiques»(1).

Les phénomènes physiques fondamentaux sont toutefois plus aisément analysables puisqu’il est facile de les isoler des facteurs externes. Lorsqu’on parle de systèmes dynamiques complexes tels que la biosphère, l’atmosphère, l’hydrosphère ou la lithosphère, il n’est plus possible d’isoler parfaitement un phénomène donné pour mieux le comprendre; une panoplie de facteurs (ou de paramètres) agissent simultanément sur les phénomènes naturels, et ce, à tous les niveaux(2). Par exemple, pour prévoir la croissance d’un arbre, il faut incorporer des variables de climat, d’ensoleillement, de sol, d’espèce et de compétition. Pour étudier l’effet d’une seule de ces variables sur la croissance, il est difficile de faire abstraction de toutes les autres qui interagissent. Les récents progrès de l’informatique nous permettent toutefois de reconstituer une partie de la complexité des systèmes naturels.

Les avancées de la science de la prédiction

Parmi les domaines de la prédiction les plus médiatisés, citons les modèles de climat, de prévision des crues, de prévision des tremblements de terre ou de croissance forestière, qui représentent tous des sujets controversés. Le modèle climatique, probablement le plus complexe d’entre tous, doit composer avec des interactions entre d’innombrables composantes terrestres, atmosphériques et hydriques(3). Malgré tout, ce modèle cible les composantes principales et prédit relativement bien les tendances climatiques. Ce fut le cas lors de l’éruption du Mont Pinatubo en 1991 où, pour l’une des premières fois, les scientifiques ont pu comparer leurs modèles prédictifs aux observations sur le terrain(3). Le refroidissement global subséquent de 0,5°C fut correctement prédit par les modèles, de même que différents autres effets sur les systèmes atmosphériques. Des modèles ont également su prédire le potentiel d’envahissement de la moule zébrée dans les Grands Lacs et le fleuve St-Laurent au Québec(4). Il en va de même pour les modèles de prédiction des risques d’incendie forestier, qui sont efficaces et s’améliorent constamment(5).

Pour ce qui est de certains domaines, les prédictions demeurent toutefois imprécises. C’est le cas des modèles de prédiction des tremblements de terre, où l’on n’a pas encore identifié clairement l’existence de phénomènes précurseurs aux épisodes majeurs(6). Également, les modèles climatiques ne peuvent prédire que des moyennes et non des évènements ponctuels, ce que les modèles de prévision météorologique tentent de faire. Ces derniers se basent toutefois sur des conditions réelles initiales (par exemple, la température de la veille, la direction des vents, etc.) qu’ils ne peuvent prévoir compte tenu de leur grande variabilité(3). Le système météorologique est chaotique et le moindre changement dans ces conditions initiales apporte des scénarios totalement différents. C’est ce qui explique que des évènements singuliers comme les ouragans ou les cyclones soient encore difficilement prévisibles(3).

L’utilisation des prédictions

Une fois les prédictions faites, encore faut-il savoir s’en servir adéquatement. Les modèles, aussi complexes soient-ils, n’ont pas la prétention de capturer toute la complexité des systèmes naturels. Cette limitation, les gens ne la reconnaissent pas toujours et l’exemple de la «Red River of the North» aux États-Unis le démontre bien. En avril 1997, cette rivière délimitant le Dakota du Nord et le Minnesota débordait de son lit et faisait subir aux communautés riveraines des dommages s’élevant à deux milliards de dollars américains(7). S’estimant mal informées, les communautés touchées se sont révoltées face aux instances chargées de prévoir le niveau de la crue. Celle-ci s’est avérée être d’environ 1,5 m supérieur à la prédiction, un niveau jamais vu auparavant. Le coupable n’était pas le modèle de prédiction en tant que tel, mais plutôt la diffusion et la perception de ses prévisions. Les résidents ne se sont pas doutés des risques de dépassement du niveau d’eau prédit, et les instances responsables n’ont pas communiqué l’incertitude de leur prévision. Bref, le modèle n’était certes pas parfait, mais compte tenu de la singularité de la crue, rien ne laisse croire qu’un modèle plus précis l’aurait mieux prédite(6).

Un autre exemple de mauvaise interprétation des prédictions est celui de l’introduction de la moule zébrée dans les Grands Lacs par les navires étrangers. Bien qu’un rapport ait prédit les risques d’envahissement, les décideurs n’ont pu interpréter la signification de ces prédictions écologiques, et maintenant cette espèce est bien présente dans l’écosystème(4). L’intégration de la complexité des systèmes naturels dans la prise de décision demeure difficile, tant pour les scientifiques que pour les décideurs. En 2000, la Californie subissait des incendies forestiers brûlant une superficie 44 fois plus de grande que la moyenne annuelle(3). La cause initiale: perte de contrôle d’un brûlage «dirigé» de la végétation au sol… Après plusieurs décennies à démontrer que le feu est partie prenante de plusieurs écosystèmes, le gouvernement américain s’est décidé à le reconsidérer dans l’aménagement forestier. Il avait simplement omis les dernières décennies de suppression des incendies de forêt, pendant lesquelles le combustible forestier (bois au sol) s’est accumulé à des niveaux records, augmentant ainsi la probabilité de feux catastrophiques(4). Encore une fois, le coupable n’était pas le modèle de risques d’incendie forestier mais le jugement des décideurs.

Des leçons à tirer

La pratique nous a montré que l’utilisation de prédiction peut être tantôt bénéfique, tantôt mener à de grossières erreurs de jugement. Par conséquent, les modèles devraient être uniquement perçus comme aide et non comme fondement aux décisions. La littérature sur le sujet commence à s’accumuler, et les conclusions qu’on en tire devraient améliorer significativement les choix politiques. Il faut reconnaître que certains phénomènes sont difficilement prévisibles et que même pour un système prévisible, une bonne décision ne se base pas uniquement sur une prédiction. On devrait accorder encore une grande place au jugement et à l’expérience dans un processus donné. Finalement, bien que des sommes considérables soient investies dans l’amélioration de la précision des modèles, ceux-ci demeurent des approximations de la réalité. Il est donc impératif, lors d’une prise de décision, de considérer l’incertitude liée à leurs prédictions.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. Bunge M., Toward a philosophy of technology, dans Mitcham C et Mackey R., Philosophy and
technology; readings in the philosophical problems of technology, New York, Free Press,
1972, p.62–76.
2. Sarewitz, D. et Pielke, R., «Prediction in science and policy», Technology In Society, (vol. 21, 1999), p.121-133.
3. Schmidt, G.A., «The physics of climate modeling», Physics Today, (janvier 2007), p.72-73.
4. Pielke, R. et Conant, R.T., «Best practices in prediction for decision-making: lessons from the atmospheric and earth sciences», Ecology, no 6 (vol. 84, 2003), p.1351-1358.
5. Olenick, S.M. et Carpentier, D.J., «An updated international survey of computer models for fire and smoke», Journal of fire protection engineering, (vol.13, mai 2003), p.87-110.
6. Geller, R.J. et autres, «Earthquakes cannot be predicted», Science, (vol. 275, 1997), p.1616-1617.
7. Pielke, R., «Who decides? Forecasts and responsibilities in the 1997 Red River flood », Applied Behavioral Science Review, No 2 (vol. 7, 1999), p.83-101.

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