Le Collectif pour un Québec sans pauvreté (1) est un organisme qui vise à engager des actions concertées entre l’État et les citoyens afin d’éliminer la pauvreté au Québec. Cet entretien avec Ian Renaud-Lauzé, porte-parole et animateur politique au Collectif, poursuit avec nous le dialogue engagé le mois précédent dans les pages du Panoptique et fait porter son propos sur le choix du type de société que nous voulons pour l’avenir. Quels sont les outils à notre portée pour nous engager dans la réduction des inégalités sociales ? Quel intérêt avons-nous à emprunter cette voie ?
B. G. : Votre pétition (2) a recueilli près de 100 000 signatures et 1000 lettres de soutien de la part d’organismes. Qu’est-t-elle devenue ?
I. R.-L. : Pour le Collectif, la pétition n’est pas une fin en soi : c’est un moyen pour démontrer, auprès du gouvernement, l’engagement de la société québécoise à faire des pas pour diminuer la pauvreté. La pétition est significative et le gouvernement reconnaît que nous sommes des acteurs incontournables sur ces questions. Mais ces revendications doivent continuer à être portées et nous devons réfléchir à d’autres moyens de les porter. La pétition a permis de créer un grand consensus ; il faut aller plus loin. Une autre question est : est-ce qu’on a l’argent pour le faire ? Le gouvernement dit que non – c’est ce qu’on voit avec l’annonce du déficit annuel qui s’avère plus gros que prévu. Pourtant l’État dispose d’instruments notamment au niveau de la fiscalité et de la taxation – qui pourraient nous permettre d’atteindre nos ambitions comme société en termes d’inclusion et de solidarité. La question mérite également d’être posée sur le plan de la rationalité : qu’est-ce qui est le plus efficace ? On va entendre beaucoup de propos sur le système de santé. Présentement aux États-Unis, il y a des débats sur l’inefficacité de leur système de santé car il coûte beaucoup par personne pour ce qu’il permet d’assurer. Alors qu’au Québec, le système de santé n’est pas si mauvais si on regarde le coût par tête. Il y a une question de rationalité à faire entrer en jeu – parfois au-delà de la question de la solidarité – pour dialoguer avec le gouvernement.
B. G. : Investir dans le social, c’est aussi éviter des coûts sociaux à long terme.
I. R.-L. : Tout à fait, il y a une question d’investissement. Mettre de l’argent pour la lutte contre la pauvreté n’est pas une dépense, c’est un investissement. Pourquoi ? Car on sait premièrement qu’il y a des liens très proches entre les coûts du système de santé et la pauvreté. Présentement, on estime à six milliards les coûts engendrés par la pauvreté dans le système de santé. Les gens en situation de pauvreté ont plus de problèmes de santé que les gens des classes moyennes et aisées et ont davantage besoin des services. Deuxièmement, la pauvreté extrême met les gens dans une situation d’exclusion sociale et les place dans une position d’exclus du marché du travail. Je ne parle pas ici de contraindre les gens à travailler – puisque c’est à chacun de travailler selon ses capacités-, mais l’appauvrissement des plus pauvres ne prépare pas au retour au travail. Sans parler des coûts sociaux liés à l’exclusion sociale en matière de criminalité plus élevée, d’éducation, etc. Il y a des questions fondamentales à se poser à la fois dans la perspective du respect des droits, mais également dans la perspective des choix collectifs sur la société que l’on veut.
B. G. : Y-a-t-il des organismes qui n’ont pas embarqué dans le processus de la pétition et qui portent d’autres revendications ?
I. R.-L. : Il y a des organismes que nous n’avons pas rejoints. Mais ma réaction est de dire que tous les groupes – qu’ils aient suivi ou non – ont contribué au débat. Il faudra toujours établir un dialogue social plus large et les espaces pour se questionner sont à créer. L’État a beaucoup à jouer dans ce domaine. Seulement son rôle est de plus en plus cynique Si on regarde au niveau de l’image que l’on renvoie de l’impôt. Les gens sont amenés à considérer l’impôt comme une nuisance purement individuelle et non un avantage sur le plan collectif. Une taxe peut être une mauvaise taxe, il faut toujours en débattre, mais quand c’est au point où notre outil de redistribution, qui est aussi l’outil principal de solidarité est perçu comme injuste il y a un problème. Au Québec le niveau d’éducation a constamment progressé depuis trente ans. C’est peut-être parce que le système d’éducation fonctionne. Au niveau économique, la société québécoise s’est énormément enrichie dans les dernières années et il faut en être fier. Je pense qu’il y a toujours de la place à accorder au changement, mais il faut également revenir aux raisons d’être qui sont à l’origine de ces institutions publiques (santé, éducation entre autres) qui ont permis de réduire les inégalités sociales jusque dans les années 1990.
B. G. : Dans la première partie de cet entretien, tu parlais de la revendication de services publics universels. Est-ce que ce n’est pas déjà le cas actuellement ?
I. R.-L. : Est-ce que c’est le cas aujourd’hui ? Je pense qu’il y a des brèches qui sont apparues au cours des dernières années. Au nom de la liberté individuelle, les gens peuvent désormais avoir accès à un réseau privé parallèle pour se faire soigner plus rapidement. C’est questionnable car cela introduit des inégalités alors que la question aurait du être : est-ce que l’État a failli dans sa tâche ? Pourquoi ne parvient-il pas à assurer des services publics accessibles et universels ? Je pense que l’État a manqué à son obligation de droit. La décision n’aurait pas du être, vous avez le droit de vous soigner ailleurs, mais que l’État doit répondre aux demandes urgentes. C’est un exemple. Il y a également le débat au niveau de l’accessibilité de certains soins de santé. Quand tu as un accident de voiture, tu as droit à de la physiothérapie. Si c’est un accident sportif, l’accessibilité n’est pas la même. Il y a la question des tribunaux administratifs qui gèrent par exemple les conflits au travail. Ils sont beaucoup moins prompts qu’auparavant. Il faut des années pour faire appliquer les normes de travail en cas de plainte. Même chose dans le domaine du logement où les listes d’attente sont considérables pour les logements sociaux. Notre justice réparatrice est brisée. Si un bail n’est pas respecté par le propriétaire, mais que nous n’avons plus les moyens de le faire respecter, les gens sont tentés de déménager. Le problème n’est pas réglé, il est déplacé. L’État n’a pas enlevé le service, mais avec les coupures, les recours sont devenus plus longs et donc plus difficiles. Les gens ont de moins en moins les moyens de faire respecter leurs droits.
B. G. : Au Québec, il y a des principes qui garantissent les droits dont tu parles et qui sont énoncés dans la Charte canadienne des droits et libertés ou encore dans la Loi sur la santé et les services sociaux et de santé – qui stipule entre autres que le mandat des services de santé est de contribuer au bien-être de la population. Est-ce que le droit constitue toujours un levier, un recours pour faire appliquer ses droits ? Comment agir sur cet écart entre le droit et la possibilité de s’en saisir ?
I. R.-L. : Un problème est que l’on demande aux gens de faire les recours en leur nom propre, alors qu’il s’agit de problèmes collectifs. C’est au gouvernement de clarifier les choses. Si le projet politique est un projet de désengagement, que le gouvernement le dise clairement pour que les citoyens sachent ce qui va s’en venir et à quoi s’en tenir. Présentement, on navigue dans des eaux troubles, dans des belles déclarations de principe et on a du mal à comprendre précisément où est-ce que l’on s’en va. Comme citoyen, on a besoin de positions claires du gouvernement face auxquelles se positionner. On l’impression que les gens se font gouverner, mais sans nécessairement avoir de prises sur le projet. On peut par des analyses voir qu’il y a tel et tel aspect qui ressort de la politique gouvernementale, mais les communications gouvernementales entretiennent le flou le plus absolu.
B.G. : Comme tu le disais précédemment, la question de la pauvreté est une question de redistribution. Elle ne concerne pas uniquement les personnes en situation de pauvreté, mais constitue un véritable débat de société. Comment interpeller l’ensemble des citoyens sur ces questions ?
I. R.-L. : Il y a deux niveaux. Celui de la répartition et celui de la redistribution de la richesse. Dans les pays occidentaux, on assiste actuellement à un accroissement des écarts de richesse. Il y a une tendance générale à l’enrichissement de nos sociétés mais ce les très riches qui s’accaparent une grande part de l’économie mondiale face à une grande majorité qui n’a rien ou peu. Il y a une logique d’écart qui montre que même au niveau du marché du travail, l’action syndicale réussit de moins en moins à faire un travail de redistribution de la richesse, notamment dans l’établissement de bons contrats de travail qui permettent de mieux payer les gens et la lutte contre le travail atypique. Le premier chantier est donc de s’attaquer à ces écarts, et, avant de penser à mettre en œuvre une meilleure redistribution de la richesse par l’État, il faut avoir une meilleure répartition de la richesse. Sur la question de la redistribution, on s’attend à ce que l’État fasse un travail pour réduire les inégalités qui s’accroissent sur le marché, ce qu’il fait en partie. Mais l’action gouvernementale des dernières années à tendance à accroître les processus que je décris. Le cinquième le plus riche au Québec a vu ses revenus augmenter plus que les autres tranches de la population. Dans le même temps, l’action gouvernementale a contribué à creuser cet écart avec les baisses d’impôts qui favorisent les plus riches.
B. G. : Le discours du gouvernement est de dire qu’il y a de moins en moins de marge de manœuvre pour réduire ces inégalités. Est-ce qu’il faut encore attendre des solutions de la part de l’État ou se tourner vers d’autres formes d’action ?
I. R.-L. : Je pense qu’il faut travailler sur tous les tableaux. Il y a des gens qui veulent bâtir une autre économie. Ils vont par exemple travailler sur une nouvelle répartition de la richesse au départ. C’est une perspective intéressante. Mais je crois aussi que l’État est l’outil de tous les citoyens et qu’il a un rôle à jouer. C’est pour cela que les gens demandent des choses à l’État et qu’ils vont continuer à le faire. On voit que le marché privé crée des inégalités et qu’il y a un problème lié à l’absence de régulation étatique. Si on regarde la crise économique actuelle, on voit un marché financier dérégulé auxquels les États ont contribué au travers d’une déréglementation abusive. L’État est coupable à ce niveau là. Permettre la syndicalisation des travailleurs dans le privé aiderait à l’amélioration du revenu des personnes. On dit : « les gens veulent s’enrichir ». Quand on gratte un peu, on voit que les gens, ce n’est pas la richesse qu’ils veulent, c’est le bonheur. La richesse est un moyen d’y arriver. Qu’est-ce que l’on veut comme relations sociales, comme système économique ? Est-ce que les moyens mis en œuvre présentement sont les bons moyens pour y arriver ? On parle de sociétés très individuelles, mais les comportements sont intéressants à observer. De plus en plus de personnes disent « le travail ce n’est pas une fin pour moi, je veux passer du temps avec mes enfants, avec ma famille, avec mes amis, je veux pouvoir faire des activités, etc. ». Mais dans le même temps, ils disent : « je veux deux voitures, une maison, etc ». Il y a une tension entre des valeurs individuelles qui sont intéressantes, mais qui poussées à l’extrême amènent des contradictions. Je vois aussi de plus de plus de personnes qui font le choix de moins travailler pour viser une autre richesse. C’est pourquoi il faut réfléchir collectivement sur les choix de société et la réduction des inégalités. Est-ce que l’on fait le choix d’abandonner une partie de la population ? Ou est-ce que l’on ose dire qu’il ne faut mettre personne de côté et qu’il n’y a pas deux sortes d’humains, des humains jetables et d’autres qui sont « bons » ?
Notes
1. Le site du Collectif : http://www.pauvrete.qc.ca/sommaire.php3
2. Pour plus de détails, se référer à la première partie de l’entretien parue dans l’édition de novembre. Les trois revendications de la pétition étaient : l’accès de tous les citoyens et citoyennes à des services publics universels de qualité ; la hausse du salaire minimum à 10,16 $/heure (2007) et sa révision annuelle afin que le travail permette de sortir de la pauvreté et la hausse des protections publiques au niveau de la Mesure du panier de consommation, soit 13 267 $/an (2007), et leur révision annuelle, afin d’assurer la santé et la dignité des personnes (voir le site du Collectif).