Dans cet ouvrage solidement documenté, Olivier Blondeau, en collaboration avec Laurence Allard, construit l’histoire de l’activisme post-médiatique sur Internet, une histoire du temps présent qui constitue pourtant, dès maintenant, un héritage intellectuel et militant incontournable pour tous ceux qui s’efforcent d’expérimenter un devenir commun, des formes nouvelles de démocratie et d’engagement.
Au delà de la documentation que les auteurs ont réunie sur l’activisme du logiciel libre, de la vidéo militante ou encore des licences Creative Commons – ce qui représente en soi une contribution importante à l’histoire politique et militante des dix ou quinze dernières années – l’ouvrage fait émerger un authentique corpus politico-méthodologique, une véritable stratégie du faire2 qui permet à ces activistes de réinventer continuellement les dispositifs socio-techniques indispensables aux formes de vie et d’engagement qu’ils souhaitent partager. La co-détermination, entre technique, politique et création, est au centre des analyses développées dans l’ouvrage.
Le virtuel comme porte d’entrée sur l’espace public
Olivier Blondeau et Laurence Allard montrent à quel point les registres d’action déployés sur Internet sont susceptibles d’informer, en termes nouveaux, nos pratiques collectives et nos modes d’engagement. Les nombreux activistes du Net n’ambitionnent pas
« de prendre le maquis en s’inventant un territoire autonome dans lequel ils se satisferaient d’être l’avant-garde, mais au contraire de designer l’espace réel, d’implémenter le résultat de leurs expérimentations dans la vie réelle » (p. 271).
Loin de s’enfoncer toujours plus profondément dans un univers virtuel, ils reviennent au contraire vers l’espace public « classique »; ils regagnent la real life et ils le font à partir de l’outillage technico-politique qu’ils ont expérimenté sur Internet (p. 218 et sq.). Loin de correspondre à certaines visions abstraites et idéalistes qui prévoyaient une dissociation grandissante entre le cyberespace et la « vie réelle », l’activisme postmédiatique révèle, au contraire, une étonnante capacité d’acclimatation d’un ensemble de propositions techniques et de répertoires d’action préalablement développés sur Internet, au sein des différents mouvements sociaux. Pour preuve de cette évolution, les auteurs portent leur attention sur le renouvellement des pratiques de « projection » (p. 222). Les activistes d’Internet reviennent dans la rue, par exemple aux État-Unis lors de la Convention républicaine d’août-septembre 2003, non pour l’occuper à proprement parlé, mais plutôt pour la reconfigurer et la resignifier en y implantant des dispositifs de « projection » (urban screen) : des objets « médiatiques » élaborés sur Internet (des vidéos, des jeux, des messages…) sont projetés dans l’espace urbain. Dès lors, virtuel et réel s’apostrophent et s’affectent réciproquement.
La portée expressive et constituante des dispositifs techniques
Les dispositions techniques et procédurales qui sont retenues ou inventées à l’occasion d’un projet en affectent significativement le développement. Les supports, les formats ou les protocoles, loin d’être neutres, contribuent fortement à ordonner et à moduler les pratiques. Les auteurs soulignent à cet égard que les organisations militantes classiques éprouvent beaucoup de difficultés à s’approprier les outils les plus novateurs de l’activisme postmédiatique. Si elles devaient et prenaient le risque de le faire, elles seraient confrontées à un outillage de communication qui laisse une place prépondérante fait la part belle à la transitivité et à la transversalité, bien éloignées des conceptions centralistes de la décision et du débat qu’endosse encore couramment ce type d’organisation. Derrière la question de l’outil, se joue en fait la place des collectifs militants, leur mode de subjectivation plus ou moins autonome, plus ou moins assujetti (p. 45). Le dispositif technico-politique de communication fonctionne comme un révélateur et, au-delà, comme un analyseur des rapports de pouvoir liés aux formes de mobilisation ou d’engagement.
Blondeau et Allard mettent en lumière l’un des enseignements majeurs de l’activisme sur Internet : la nécessité d’interpeller conjointement support et contenu, format d’énonciation et circulation de la parole, protocoles techniques et constitution des échanges. Il s’agit de prendre la mesure du potentiel expressif et constituant dont est porteur tout dispositif et, conséquemment, de penser les nouveaux dispositifs en fonction de la finalité et de l’intentionnalité que l’on souhaite les voir endosser. En ce sens, par exemple, concevoir un logiciel revient à produire une forme à laquelle on associe une perspective et dont on attend, en retour, un impact spécifique sur les pratiques et les échanges.
L’activisme sur Internet dessine une nouvelle problématique de la subjectivité – une subjectivité qui ne se résume pas à la seule intentionnalité de l’auteur, serait-il collectif, mais dont la perspective résulte autant de l’intention immédiate du sujet que de l’expressivité attachée à un code ou à un procédé. Les actions parlent effectivement par l’intermédiaire de leurs propres dispositions techniques et l’initiateur de l’action n’éprouve pas nécessairement le besoin d’afficher bruyamment ses préférences ou ses intentions. C’est peut-être ici que se forme une certaine incompréhension entre les activistes sur Internet et des militants aux pratiques plus classiques : une incompréhension face au statut accordé à la prise de parole (p. 372). Sur Internet, prendre la parole suppose d’en créer les conditions techniques et procédurales. Trop souvent, et à tort, les militants des organisations traditionnelles moulent leur prise de parole dans une forme acquise, non interrogée, sans mesurer à quel point elle configure leur parole avant même que cette dernière ne soit exprimée.
En interpellant conjointement support et contenu, les activistes sur Internet ambitionnent d’inscrire au sein même des dispositifs médiatiques existants, en particulier les télévisuels, une critique des procédés de production / circulation de l’information qui s’éprouve concrètement et matériellement dans l’expérimentation de nouveaux dispositifs socio-techniques. Le médiactivisme
« ne peut [donc] pas se contenter de proposer un usage alternatif des médias exclusivement en termes de contenu mais s’inscrit dans une tradition de réflexion et d’expérimentation sur la technique elle-même, sur son sens et sur ses finalités » (p. 85).
Il apparaît illusoire de proposer un contre modèle visant à « libérer » l’information, si cette même information est maintenue dans les rapports de production et de représentation existants (p. 172).
La crise du régime autorial classique
Il n’est pas réaliste de vouloir affronter la force d’un pouvoir à partir d’un contre-pouvoir similaire tant dans sa forme que dans sa structuration (p. 85). Le travail de subversion suppose de déconstruire également, et en premier lieu, l’architecture même du média dominant, son architecture technico-politique. En ce sens, les activistes sur Internet ont exploré plusieurs procédés pour déstabiliser les routines de la communication.
Blondeau et Allard portent en particulier leur attention sur les pratiques de found footage (p. 110 et sq.)qui consistent à récupérer des images et des sons issus d’œuvres préexistantes auxquels le montage va conférer un sens nouveau. Ce procédé contribue à défaire une illusion, celle de la vérité de l’image : toute séquence vidéo ou documentaire est un assemblage fortement conditionné par son dispositif de production, par son contexte d’énonciation et par l’intention de l’auteur; autrement dit, elle peut signifier tout autre chose pour peu qu’elle soit associée à d’autres images ou qu’elle soit immergée dans un nouvel environnement de sens ou d’action. Les activistes du found footage s’emparent donc des productions existantes, et s’attachent à « libérer » les images ou les informations de leur contexte initial d’énonciation. Ce faisant, ils se livrent à une déconstruction radicale du modèle dominant de production et de diffusion de l’image. Ce procédé a été très fréquemment utilisé lors de la dernière campagne présidentielle américaine afin de démanteler le dispositif de communication politique du candidat républicain. Par exemple,
« de nombreux discours de personnalités politiques américaines sont repris et remixés, créant ainsi un effet de répétition, de mise en abyme et, finalement, d’épuisement”. Le found footage peut également consister à “assembler et accoler des images de même nature de façon à signifier non pas autre chose que ce qu’elles disent, mais exactement ce qu’elles montrent et que l’on ne veut pas voir ou ne pas montrer » (p. 112).
Les pratiques de found footage contribuent à mettre en crise le régime autorial classique. De plus en plus fréquemment, le créateur / acteur sur Internet se situe tour à tour comme « usager » d’une œuvre dont il va s’approprier certaines des composantes (sample) pour les resignifier radicalement, comme « auteur » inscrivant sa réalisation dans un univers de sens qui lui est singulier et, enfin, comme « producteur » d’une matière ou d’un matériau qu’il met librement et explicitement à disposition d’autres (certains musiciens font désormais le choix de diffuser non seulement la version exécutable de leur œuvre mais aussi les différentes pistes qui la composent pour que d’autres puissent les réutiliser (p. 184)).
La fonction autoriale classique est également remise en question à l’aide de dispositifs juridiques et techniques novateurs tels que les licences Creative Commons qui sont
« des outils qui permettent à des auteurs de contenus culturels ou scientifiques de décider de l’usage que le public peut faire de leurs œuvres. Il s’agit donc de doter les auteurs d’outils juridiques pour qu’ils puissent sortir du dilemme dans lequel ils se débattent entre le contrôle total par le copyright et la supposée anarchie d’Internet » (p. 178-179).
Les licences Creative Commons contribuent donc à libérer l’usage – un usage aujourd’hui complètement encapsulé dans des contraintes juridiques (copyright) ou techniques (mesures de « protection » du type DRM / Digital Right Management empêchant la copie de fichiers). Le public est, par leur intermédiaire, explicitement informé des droits d’usage dont il dispose sur l’œuvre dès leur création des licences (p. 181). Ce type de dispositifs fonctionne comme une forme de permission que chacun accorde librement à l’autre et, à ce titre, facilite la circulation des savoirs; il inscrit le devenir de ces savoirs dans une perspective commune et partagée. Chaque expérimentation favorise une capacité quasi indéfinie de mise à disposition (cf. les dispositifs du type P2P qui permettent à une multiplicité d’internautes affiliés à un réseau de partager leurs fichiers et leurs capacités de stockage) associée à une large ouverture des conditions et des modalités d’usage. Un des grands intérêts de l’ouvrage est de montrer, dispositif après dispositif, expérience après expérience, à quel point les activistes sur Internet bouleversent les conditions de production et d’usage des savoirs (p. 1991).
De la coopération à la syndication
La démarche méthodologique suivie par Blondeau et Allard trouve en quelque sorte son aboutissement en fin d’ouvrage, dans une discussion qu’ils ouvrent à propos des thèses sur la coopération développées par Toni Negri. Les auteurs tirent les enseignements des expériences contemporaines sur Internet pour interpeller plus globalement nos modes d’association et nos formes d’organisation collective. A leurs yeux, le modèle de la coopération est fortement lié à l’expérience des logiciels libres. Avec Internet, de nouvelles manières de penser et de construire les agencements collectifs ont vu le jour, en particulier à partir des dispositifs de syndication. Les auteurs considèrent qu’il ne faut pas se focaliser sur la notion de coopération et qu’il convient de tenir compte de l’émergence d’autres modalités d’agrégation volontaire.
« On peut concevoir le logiciel libre comme une forme de production de biens immatériels particulièrement pertinente; il convient pourtant de ne pas en rester à un niveau de généralité qui réifierait la coopération comme nouveau ‘Grand Récit’ de la société postfordiste » (p. 311).
La syndication (par exemple, sous forme de flux RSS) est un procédé par lequel l’éditeur d’un site rend disponible tout ou partie de son contenu qui pourra être publié de manière automatisée sur d’autres sites. Elle accélère donc la mise en commun de contenus, en démultiplie la possibilité et permet l’économie d’un détour par un moteur de recherche. Ce qui prime c’est bien le “décisionnisme du lien” (p. 369), c’est-à-dire la capacité des flux et des circulations à assembler des contenus et à les recomposer autant que voulu ou que nécessaire. L’usager configure des flux de réception dans une optique qui lui est propre. La syndication matérialise donc ce fonctionnement en rhizome que défendent de nombreux activistes à partir des travaux de Deleuze et Guattari.
Alors que la coopération suppose, en amont, la détermination d’une répartition ou d’une distribution des activités, la syndication se déploie, toujours en aval, à l’initiative d’un grand nombre de contributeurs sans intention prédéterminée. Si la coopération suppose une architecturation de son fonctionnement, la syndication, pour sa part s’agence et se réagence au fur et à mesure de sa mise en œuvre, en fonction de la singularisation des liens de communication et de leurs entrecroisements. Les auteurs soulignent que
« D’une certaine manière, la coopération, y compris dans la division du travail qu’elle génère, s’assimile encore à l’image du corps et à sa signification fonctionnaliste. La syndication, a contrario, s’inscrit dans une ‘physiologie’ radicalement différente, en ce sens qu’elle échappe à toute tentative d’enfermement dans des organes centralisés, hiérarchisés d’un quelconque corps » (p. 360).
Bref, la syndication ne configure pas un corps collectif. Elle donne chair et matière à des devenirs communs, qui se tracent et se parcourent, se trament et se cristallisent le long des circuits d’information et des trajectoires de savoir.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Cette note de lecture est une version abrégée. Pour vous référer à la note complète : http://seminaire.iscra.fr/
2. À la suite de (sugg : se rapportant à) la distinction que Michel de Certeau établit dans L’invention du quotidien (Tome 1 – Arts de faire, Folio, Paris) entre tactique et stratégie, les auteurs insistent sur la portée stratégique qu’endossent désormais les pratiques postmédiatiques avec la volonté de se donner un terrain propre afin de connecter les mouvements et capitaliser les expériences (p. 117 et sq). (sqq / et suiv. si plusieurs pages).