Michela Marzano, philosophe et spécialiste des corps et de la sexualité, analyse dans cet entretien les liens qui unissent pornographie, liberté et épanouissement sexuel. Entre excès et épuisement du désir, retour sur quelques paradoxes entourant la pornographie.
Baptiste Godrie : Vous évoquez dans votre livre, La pornographie ou l’épuisement du désir1, plusieurs paradoxes concernant la pornographie. La pornographie vise à mettre en scène un excès sexuel, un excès de désir, mais dans le même temps, elle l’érige en norme de comportement. Comment l’excès est-il mis en scène dans la pornographie? Par quels mécanismes est-il érigé en norme?
Michela Marzano : Toute la stratégie pornographique se fonde sur la tentative de pouvoir pousser jusqu’au bout la performance sexuelle. C’est-à-dire d’une part, la tentative de montrer exactement comment se passe la rencontre sexuelle et d’autre part, de montrer comment on peut aller plus loin, comment on peut découvrir des plaisirs toujours différents grâce à des comportements et des positions extrêmes. Cela dit, dans cette escalade des pratiques, il y a toujours quelque chose de paradoxal au sens où, même si effectivement à partir des années 1995–96 on assiste à une escalade des pratiques, ces pratiques sont systématiquement codifiées. Donc même lorsqu’on va au plus loin, les gestes qu’on retrouve sont toujours les mêmes, les positions des acteurs et des actrices sont toujours les mêmes. Il y a à la fois la recherche de quelque chose d’extrême, mais en même temps une codification de cet extrême, ne serait-ce parce que l’enchaînement des gestes est un enchaînement qui doit obéir à un certain nombre de règles. Il ne faut pas oublier par ailleurs qu’il y a quelque chose de particulier dans la pornographie, c’est le mélange entre fiction et réalité. Il s’agit à la fois d’un film, et donc d’une fiction – il y a un réalisateur, des acteurs, un scénario – et de quelque chose qui relève de la réalité dans la mesure où la pénétration est réelle. L’éjaculation à l’extérieur du corps de la femme est là pour en témoigner. Dans ce mélange entre fiction et réalité, il y a toute une série de frontières qui se brouillent: la frontière entre virtuel et réel, entre ce qui relève de l’excès et ce qui relève de la normalité, entre ce qui appartient à l’expérimentation et ce qui est extrêmement répétitif. Il y a un mélange des genres qui rend les images pornographiques problématiques. Dans la recherche de l’excès, il y a une mise en place d’une répétition continue et, dans la répétition continue, il y a une recherche constante d’excès.
B.G. : Dans quelle mesure cette répétition continue n’est-elle pas inhérente à l’activité sexuelle, mais bien à la pornographie?
M. M. : Même s’il y a des gestes qui reviennent dans la sexualité, on a tendance à chaque fois à s’adapter au partenaire. Quand on vit une rencontre sexuelle, il y a quelque chose d’unique qui relève de la singularité des individus. Même si on peut avoir des habitudes, une tendance à reproduire des gestes, il y a la surprise chaque fois, la découverte de l’unicité de la personne avec qui on vit une relation sexuelle. Alors que dans la pornographie, la subjectivité et la spécificité sont mises à l’écart, car ce sont les réalisateurs qui dictent les gestes et les scénarios qui décident dans quelle suite les gestes doivent avoir lieu. Il y a quelque chose de faux et de normatif qui intervient dans un rapport qui dans la réalité n’obéit pas à des règles extérieures, mais plutôt au désir, à l’instant et aux individus.
B. G. : Vous avez parlé d’une pornographie excessive par opposition à une «sexualité normale». À partir de quelles normes peut-on juger que la pornographie est excessive?
M. M. : Je ne sais pas si le mot «normalité» convient réellement quand on parle de sexualité. Chacun vit la sexualité par rapport à ses propres désirs, son histoire, son vécu. Il n’y a pas une sexualité qui ressemble à la sexualité de quelqu’un d’autre. Là où la pornographie devient excessive, au-delà des différences des uns et des autres, c’est lorsqu’il y a l’intervention de la violence. À partir du moment où l’on intègre la dimension de la violence extrême pour susciter l’excitation du spectateur, il y a quelque chose qui vient polluer le domaine sexuel. Je ne nie pas qu’il ait une composante de violence dans les rapports sexuels. Évidemment, lorsqu’on parle de sexualité, on ne peut faire l’économie de la violence des pulsions. Simplement, cette violence a toujours la possibilité d’être sublimée et surtout, elle ne vise pas la destruction de l’autre. Il y a dans la sexualité quelque chose en jeu de l’ordre de la rencontre qui est évacué quand on est face à la pornographie. Dans la pornographie, ce qui compte, ce n’est pas la rencontre – la rencontre d’ailleurs n’a pas lieu dans le sens où les partenaires ne se choisissent pas, de même que les gestes accomplis ne sont pas choisis par les partenaires – mais la volonté d’aller jusqu’au bout dans le fait de montrer comment se passe un rapport sexuel. Dans cette volonté, il y a quelque chose qui ne relève plus de la spontanéité, mais davantage de la construction, parfois dans le but de bousculer le conformisme, de choquer, mais qui exclut l’autre dans sa fragilité.
B. G. : Le normatif se situerait davantage du côté de la pornographie?
M. M. : Oui, mais au sens où il n’y a pas la possibilité d’inventer quelque chose de nouveau. Il y a plutôt une mise en scène des mêmes gestes. Ce qui relève plus de la mécanique que de la découverte.
B. G : Vous avez parlé de construction, de gestes qui n’étaient pas choisis dans le cas de la pornographie et de spontanéité, de rencontre dans le cas de la sexualité. Dans quelle mesure la sexualité n’est-elle pas elle-même construite, notamment par ces modèles pornographiques qui sont proposés?
M. M. : Tout dépend de la quantité de consommation de pornographie et de l’âge à partir duquel on commence à regarder des images pornographiques. Jusqu’à tout récemment, la pornographie était un domaine qui concernait les adultes et pouvait être utilisé comme une façon de se détendre, de s’exciter, de se masturber. Mais ce n’était pas un instrument utilisé par les adolescents, voire les enfants, pour essayer de comprendre ce qu’est la sexualité. Aujourd’hui, notamment par le biais d’Internet, il devient de plus en plus facile pour des enfants de voir ces images avant même d’avoir pu éprouver du désir ou d’avoir pu découvrir par eux-mêmes ce que signifiait désirer l’autre. Ce qui a des conséquences sur la construction de leur imaginaire. Leur imaginaire sexuel va être infiltré par ces images. Au moment où ils commencent à vivre leurs premières relations sexuelles, ils peuvent penser qu’afin que la relation sexuelle soit une relation épanouie, ils doivent reproduire ce qu’ils ont vu. Je prends le cas de jeunes interrogés sur la pornographie2 qui considèrent qu’un film pornographique est un documentaire sur la sexualité. Du coup, ils ont tendance à prendre au pied de la lettre ce que montre la pornographie.
D’où le fait que, par la suite, ils essaient de reproduire ces gestes. Étant donné que la réalité ne correspond pas nécessairement à ce qu’ils attendent, ils peuvent avoir différentes réactions. On voit des jeunes qui sont par exemple déçus par la réalité de l’acte sexuel, car ils avaient des attentes qui ne se réalisent pas, se renfermer dans le monde pornographique pour continuer à vivre une sexualité par écran interposé. D’autres peuvent comprendre qu’il y a quelque chose de plus riche qui se passe dans la rencontre sexuelle et ainsi abandonner la pornographie pour essayer de découvrir réellement comment cela peut se passer avec quelqu’un d’autre. D’autres encore peuvent essayer de forcer la réalité afin de reproduire ce qu’ils ont vu. Dans ce cas-là, cela peut mener à des problèmes. Lorsque la réalité résiste – et le propre de la réalité est de résister à ce à quoi on s’attend – on peut craindre un passage à l’acte violent vis-à-vis d’un tiers, en l’occurrence la personne avec qui on essaie de vivre une relation sexuelle. Il n’y a pas un rapport de cause à effet entre les films, les images pornographiques et le fait de vivre une sexualité d’un certain genre. Mais il est vrai également que le fait de regarder beaucoup de pornographie lorsqu’on est très jeune peut influencer l’image qu’on a de la sexualité. Un autre problème est que certains jeunes séparent les femmes en deux catégories. D’une part, les filles faciles avec lesquelles on peut faire tout ce qu’on voit dans la pornographie, et d’autre part, les filles qu’on aime avec qui on ne cherche pas à reproduire ces pratiques-là, mais avec lesquelles on a du mal à vivre des relations sexuelles.
B. G. : Dans quelle mesure peut-on dire que la pornographie tient lieu d’éducation sexuelle pour ces jeunes dont vous avez parlé?
M. M. : C’est tout le problème. Les jeunes adolescents veulent tous découvrir quelque chose concernant la sexualité – ils ont une curiosité, une envie de comprendre comment ça se passe – alors que c’est extrêmement difficile de pouvoir parler de sexualité dans notre société sans qu’il n’y ait de tabou ou d’interdiction quelconque. La pornographie devient le seul moyen disponible aux adolescents pour pouvoir se renseigner. Il y a une forme de responsabilité de la société dans la mesure où les adolescents sont laissés seuls face à leur désir de connaître, et donc, seuls face à la pornographie. Il n’y a pas d’autre discours qui puisse leur permettre de voir la sexualité de façon positive et d’avoir les réponses qu’ils ont envie d’entendre afin qu’ils puissent découvrir ce que signifie vivre un acte sexuel en rencontrant quelqu’un.
B. G : Selon vous, comment réduire cet écart entre réalité et fiction, entre sexualité et pornographie? Qu’est-ce qui pourrait, devrait être fait – au niveau institutionnel dans l’éducation sexuelle – sur cette question?
M. M. : Il y a un rôle très important et difficile qui revient aux éducateurs. Aujourd’hui, trop souvent, l’éducation sexuelle se limite à un discours sur les risques liés à la sexualité. On parle des risques que les jeunes peuvent encourir, comment se protéger, comment ne pas attraper de maladies sexuellement transmissibles, comment ne pas tomber enceinte, etc. Ce qui manque, c’est un discours positif sur la sexualité qui dit que la sexualité n’est pas simplement un danger. Ce qui manque, c’est un discours qui valorise la sexualité en tant que moyen pour pouvoir rencontrer les autres et les rencontrer dans et par son propre corps, animé par un désir qui nous est propre. Dans cette rencontre, il y a certes des pulsions, certes des désirs, mais il y a l’autre avec ses pulsions et ses désirs, un autre qui n’est pas uniquement un jouet qui peut être utilisé selon ses envies du moment. Une éducation qui permet aux uns et aux autres d’être à la fois des objets et des sujets de désir. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’on peut vivre une sexualité épanouie.
B. G. : Que pensez-vous de la possibilité d’introduire dans les institutions scolaires actuelles ce discours positif lié au plaisir, à l’écoute, à l’épanouissement et au bien-être?
M. M : Disons que cela paraît difficile, ne serait-ce que parce que parler de sexualité est en général difficile. Et c’est difficile aussi pour les adultes. Il y a quelque chose lorsqu’on parle de sexualité qui relève forcément de sa propre expérience, de son histoire, de ses désirs personnels. Et ces enjeux personnels peuvent empêcher certains adultes de parler de sexualité de façon sereine. C’est difficile également en raison de la peur des parents qu’on puisse aller trop loin dans ce discours sur la sexualité. En même temps, c’est vrai qu’il y a une certaine hypocrisie de la part de ces parents qui ne veulent pas accepter un discours sur la sexualité, car tout le monde sait qu’aujourd’hui, dès le plus jeune âge, on peut aller sur Internet et regarder des images pornographiques. L’hypocrisie consiste à vouloir que dans ces institutions, on ne parle pas de sexualité comme d’une activité qui fasse partie de la vie, qui puisse être épanouissante et saine. Il est aussi hypocrite de vouloir en même temps laisser les adolescents seuls face à la brutalité des images pornographiques.
B. G. : Comment réagir face à cette hypocrisie?
M. M. : Ce serait précieux que des adultes puissent accompagner les enfants et les adolescents, ne serait-ce que dans la découverte de la pornographie pour déconstruire les images et pour donner une image différente de la sexualité. Un discours qui sorte du domaine strictement médical, qui soit capable de déconstruire les stéréotypes de la pornographie.
B. G. : Vous évoquez davantage une responsabilité non pas simplement institutionnelle, mais qui serait collective et associerait les familles. Quel serait le rôle des médias?
M. M. : Les discours des médias sont différents dans le sens où ils ne font que relayer la pornographie. On le voit au moins en France: si on prend la presse pour les adolescents, on se rend compte que le langage utilisé n’est pas tellement différent de celui utilisé dans la pornographie. Et les recettes qui sont données ne sont pas très différentes de celles de la pornographie. Du coup, il y a une sorte d’association entre la presse et le monde de la pornographie, là où il faudrait probablement renverser ce genre d’union et favoriser une union entre la presse et le monde de l’éducation.
B. G. : Je suppose que ce discours négatif lié au risque de la part des institutions scolaires et leur résistance à s’ouvrir à la question de l’épanouissement sexuel jouent en faveur de cette association et, plus précisément, en faveur du discours pornographique.
M. M. : Oui. Je pense effectivement que vouloir se concentrer sur des aspects médicaux ne fait que laisser le champ libre à la pornographie. Quand on est adolescent, on ne veut pas uniquement entendre parler de risques. On a envie de savoir ce que peut signifier vivre une relation sexuelle. S’il n’y a pas un discours constructif de la part des adultes, évidemment, les adolescents vont le chercher ailleurs, en l’occurrence dans la pornographie…3
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Paris, Éditions Buchet Chastel, 2003 (réédité en 2007, Hachette Littérature).
2. Alice au pays du porno, Paris, Ramsay, 2005.
3. La suite de cet entretien est disponible sur la page de la section société du Panoptique.
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