La science, une histoire de croyances?

Neutre et impartiale, la science? Depuis ses origines, nombreux sont ceux qui l’ont affirmé. Pourtant, l’activité scientifique est l’occasion d’un vaste et incessant débat d’idées et de théories que seule la confirmation expérimentale peut occasionnellement apaiser, et temporairement interrompre. Pour les théories, leurs auteurs et les chercheurs, chaque bataille de cette guerre interminable n’a qu’un seul but: imposer sa propre vision du monde.

Science Museum / d. FUKA
Science Museum / d. FUKA, 2006
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Expliquer puis… dominer

En science comme dans la vie de tous les jours, chaque phénomène peut être expliqué de différentes manières, toutes aussi valables les unes que les autres: lorsque aucune expérience ne permet de confirmer ou d’infirmer les diverses explications possibles, tout semble se valoir. Dans le cadre d’une telle incertitude, opter pour une théorie particulière au détriment des autres est d’abord affaire de croyances, de préjugés et de valeurs: l’objectif, pour les chercheurs qui développent des théories, consiste dans ce contexte à se hisser au sommet de la montagne de la science.

Une telle dynamique, bien que cadrant mal avec l’idée classique d’une science neutre et impartiale, permet d’assurer à l’activité scientifique un rendement optimal. Dans le cadre de cette lutte pour la survie, chaque théorie est, pour ainsi dire, contrainte de «faire plus avec moins» ou, autrement dit, d’expliquer le plus grand nombre de phénomènes le plus simplement possible. Les théories participant à ce jeu s’influencent mutuellement, chacune apprenant des bons coups et des erreurs de ses compétitrices (la reprise, par Darwin, de l’expression « survie du plus apte » popularisée par Spencer constitue un bon exemple d’une telle pratique), sans quoi elles sont rapidement mises de côté.

Les théories colonisatrices

Bien que contribuant significativement au développement des connaissances humaines, cette dynamique théorique particulière peut toutefois mal tourner. À l’instar de l’émergence de monopoles ou de superpuissances économiques, le succès retentissant d’une théorie quelconque peut l’emmener à exercer une position hégémonique sur une ou plusieurs disciplines, rompant l’équilibre prévalant jusqu’alors. Pareil phénomène est d’autant plus présent en situation de sous-développement d’un domaine scientifique: de la même manière que les pays économiquement plus forts tendent à asservir commercialement les États plus faibles, les succès théoriques des disciplines les mieux établies tendent à s’imposer dans les champs de recherche moins bien définis et développés. Ce phénomène pernicieux, se produisant indépendamment de toute considération expérimentale ou méthodologique, contribue à l’instauration d’une dynamique scientifique véritablement impérialiste, semblable aux nombreux processus historiques d’expansion et d’exploitation coloniales.

Pour le philosophe des sciences John Dupré, cet impérialisme scientifique repose sur un principe simple: plus une théorie, une idée ou une méthode particulière a de succès dans une discipline, plus elle tend à étendre son domaine d’application. Loin d’être un phénomène marginal, ce processus d’expansion est au rendez-vous lors de chaque percée scientifique: à chaque fois qu’une discipline franchit une étape fondamentale de son développement, les divers éléments méthodologiques, expérimentaux et théoriques de cette avancée, ainsi que les individus qui en sont responsables, acquièrent un prestige scientifique considérable. Dès lors, une contamination transdisciplinaire est presque inévitable: toute théorie qui réussit tend à s’implanter hors de ses propres frontières disciplinaires, influençant ainsi les orientations théoriques de champs de recherche plus ou moins connexes ou développés.

Expansion ou contamination des théories scientifiques?

Dans l’ensemble, une telle expansion théorique peut s’avérer bénéfique à la science, chaque discipline s’inspirant et bénéficiant des plus récentes avancées réalisées ailleurs. Toutefois, l’application stricte d’une théorie étrangère à un champ d’étude particulier peut occulter certains phénomènes fondamentaux pris en considération par les théories antérieures. À l’inverse, une application trop «molle» peut dénaturer la théorie en question, que ce soit en la simplifiant grossièrement ou en utilisant une version antérieure et «périmée». Dans un cas comme dans l’autre, l’expansion théorique s’avère profondément nuisible au développement des connaissances: tout comme l’imposition de la culture métropolitaine aux colonies peut perturber le mode de vie des populations locales ainsi que leur adaptation à l’environnement, la transposition transdisciplinaire de manières de voir et de faire propres à un courant théorique particulier peut sérieusement léser les champs d’étude atteints.

À chaque époque sa théorie dominante

Dans l’histoire de la science, de tels phénomènes théoriques abondent. Dès l’Antiquité, les nombreuses réalisations grecques en matière de géométrie ont rapidement dépassé le seul cadre des mathématiques: au fil des siècles, les formes géométriques et les proportions envahissent la vie des Grecs, leur politique, leur art et leur conception du monde; seule la découverte des proportions irrationnelles mettra un frein à ce vaste processus de géométrisation. Beaucoup plus tard, l’apparition des premières formules dans la physique du 17e siècle crée un véritable précédent: dès lors, est scientifique tout ce qui peut être formulé sous forme d’équations. Cette «contamination» générale de la science par les mathématiques, bien qu’elle ait contribué de manière grandiose au développement de la connaissance du monde, a toutefois généré de nombreux abus, par exemple en étendant la mathématisation à des domaines où elle est susceptible de n’apporter aucun pouvoir explicatif. La science économique, en ce sens, constitue un bon exemple: l’effort de théorisation mathématique y est trop souvent exagéré, poussé au point de rendre la théorie insignifiante, inaccessible et déconnectée de la réalité observable.

Toujours dans le domaine économique, le développement de la théorie et des lois du marché, au 18e siècle, en fait rapidement le modèle à suivre en sciences humaines. De plus en plus d’aspects sociaux divers, de la vie familiale aux habitudes sexuelles des célibataires, sont dès lors étudiés, analysés et expliqués à partir des lois macroéconomiques de l’offre et de la demande. Certes, le concept de marché peut s’avérer utile à bien des égards; la situation concurrentielle entre théories ici décrite en fait d’ailleurs foi. Toutefois, analyser strictement les comportements humains en termes d’optimisation du rendement et de rapports entre coûts et bénéfices occulte tous les aspects de la vie humaine ne pouvant être strictement décrits en termes de rapports entre coûts et bénéfices.

En biologie, l’émergence des théories évolutionnistes constitue un exemple similaire. En raison de son grand succès populaire et scientifique, la théorie de l’évolution ainsi que les concepts d’adaptation, de sélection naturelle et de lutte pour la survie se sont vus progressivement étendus à l’ensemble du monde vivant, chaque trait biologique, comportemental et social observé devant nécessairement en être le produit. Bien que révolutionnaire à bien des points de vue, la théorie de l’évolution a toutefois contribué à mettre au ban de la science tout ce qui, dans le monde biologique, ne répond pas d’un besoin adaptatif ou d’une fonction sélective.

Plus près de nous, l’entropie, l’information, la relativité, le chaos et la génétique constituent autant d’exemples de réalisations scientifiques qui, au fil du temps et consécutivement à leur impact initial, ont dépassé le strict cadre disciplinaire duquel ils ont émergé pour étendre leur emprise théorique, bien au-delà de leur champ initial d’application. Ici encore, pareille dissémination n’a pas toujours été profitable à la science.

La science, une histoire de croyances

Certes, si une telle guerre d’idées, de théories, de concepts et de méthodes est possible, c’est d’abord parce que ces approches particulières ont été crées, développées, reprises ou corrigées par des individus et des collectivités qui croient en elles et veulent la défendre. Dans cette perspective, la connaissance scientifique du monde devient le reflet des croyances, des valeurs et des attentes du milieu scientifique lui-même. En ce sens, faire de la science, c’est toujours avoir l’embarras du choix: non seulement le type de concepts, de méthodes et d’instruments utilisés détermine le type de connaissances qui résulteront de cette investigation, mais encore, ces choix et résultats scientifiques risquent fort d’être le reflet des convictions et croyances personnelles ou collectives des scientifiques. En ce sens, parler de la force et du pouvoir explicatifs d’une théorie prend un tout nouveau sens.

Notes

(1)DUPRÉ, John. “The Disunity of Science. Interview with Paul Newall”. [En ligne] http://www.galilean-library.org/manuscript.php?postid=43815.
(2)DUPRÉ, John. “Darwin’s Legacy: What Evolution means Today”. New York, Oxford University Press, 2005.
(3)DUPRÉ, John. «Against scientific imperialism». Philosophy of Science Association Proceedings (2, 1994), p. 374-381. [En ligne] http://cogprints.org/342/.
(4)DUPRÉ, John. “The Disorder of Things”. Cambridge, Harvard University Press, 1993.

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