Au cours de cet entretien, Anthony Pecqueux, chercheur et spécialiste des expériences musicales en milieu urbain, revient sur la question du langage, des stratégies rhétoriques employées par les rappeurs, ainsi que sur la dimension politique du rap.
Édouard Nasri : Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au rap français ? Êtes-vous un amateur de rap ?
Anthony Pecqueux : Mes thématiques de recherche portent de manière générale sur les pratiques culturelles en milieu urbain: musicales, mais aussi patrimoniales. Dans le cadre de mes travaux sur les pratiques musicales, j’ai consacré ma thèse de doctorat de sociologie de l’EHESS1 au rap français. Cet intérêt n’est pas anodin: c’est aussi celui d’un auditeur qui a tôt contracté un goût pour cette musique – qui a en partie été éveillé musicalement par le rap. Mais à travers cette curiosité d’amateur, il n’a jamais été question de chercher à défendre cette culture musicale (les rappeurs s’en chargent très bien eux-mêmes): le but reste de comprendre le rap en tant que pratique culturelle prenant place dans une société, et si possible de le faire comprendre.
É. N. : Dans votre ouvrage Voix du rap – Essai de sociologie de l’action musicale2, vous abordez la question du rapport entre l’artiste et son auditeur. Plus précisément, ce sont les interpellations du rappeur et ses stratégies rhétoriques qui retiennent votre attention. Quelles sont ces stratégies et leurs objectifs ? Sont-elles efficaces ?
A. P. : Le point remarquable en effet, à l’écoute d’un rap, reste la façon dont s’établit une relation particulière entre rappeurs et auditeurs, dont un «je» s’adresse à un «tu». Sur ce plan, plusieurs techniques coexistent, parfois contradictoires: d’un côté instaurer une intimité avec l’auditeur, de l’autre côté l’insulter sans ambages. Ces techniques ont tout autant à voir avec ce qui est dit qu’avec la façon de le dire. De ce point de vue, la relation entre rappeur et auditeur se déploie à partir d’une nonchalance de l’énonciation dans la façon de s’adresser à l’auditeur, et se décline en une série de techniques d’interpellation de ce dernier. Dans tous les cas, l’enjeu à travers l’initiation d’une relation explicite est de solliciter la coopération active de l’auditeur: de l’installer dans le procès chansonnier, en tant que membre à part entière de ce qui est en train de s’accomplir (la chanson).
Par exemple, le flow, cette manière particulière qu’ont les rappeurs de proférer leurs paroles sur la base mélodique («l’instrumental»), est caractérisé par une oscillation entre l’accomplissement vocal d’un langage clairement décomposé en unités significatives (le langage tel que nous l’utilisons ordinairement, sous forme «digitale») et des performances au cours desquelles différentes unités significatives sont réalisées en une seule émission vocale, formant alors un tout «analogique». Pour comprendre ce type de performances, il est nécessaire pour l’auditeur de procéder à une opération de «re-digitalisation» du langage proféré dans le rap. En cela, il n’est pas exclu du sens qui émerge de la chanson, mais en devient bien le partenaire. L’efficacité de cette entreprise de convocation de l’auditeur au sein de la dynamique chansonnière est difficile à mesurer; ce serait tout l’intérêt d’une enquête spécifique sur les publics du rap et leurs réceptions (qui, à ma connaissance, n’a pas encore été menée).
Cela dit, un des postulats de mon travail sur la matière langagière dans le rap concerne la disponibilité sociale du sens: c’est dire que le point de vue adopté sur le langage ne conduit pas à mettre à jour un sens caché, mais œuvre à souligner les mécanismes par lesquels une signification se trouve mise en partage, en l’occurrence avec les auditeurs potentiels de la chanson. Dans ce cadre de disponibilité sociale du sens, le langage utilisé par les rappeurs dans leurs productions a pour principale particularité de se rapprocher de la situation naturelle d’utilisation du langage, à savoir les conversations ordinaires. De là, il apparaît que les auditeurs sont compétents pour comprendre une chanson de rap, de la même manière qu’ils le sont pour comprendre les conversations dans lesquelles ils sont impliqués au quotidien.
É. N : La question du langage occupe une place essentielle dans votre analyse. Vous invitez ainsi les auditeurs à prendre au sérieux les rappeurs lorsqu’ils placent les mots au centre de leur art. Pouvez-vous développer les enjeux du langage dans le rap ?
A. P. : Le langage occupe en effet une place prépondérante dans le rap, au-delà du fait que ce soit la principale ressource de cette pratique artistique, en raison de cette relation particulière, communicationnelle, entre rappeurs et auditeurs. C’est pourquoi j’ai cherché à y être particulièrement attentif, en prenant pour base d’enquête les paroles proférées, c’est-à-dire en poussant l’analyse jusqu’à la matérialité articulatoire employée par les rappeurs. C’est d’ailleurs avant tout à partir de l’étude de l’articulation qu’il est possible de rapprocher le langage du rap de celui des conversations ordinaires, comme je l’indiquais précédemment. Pour saisir l’importance conjointe du langage et de son articulation, il faut observer l’évolution entre le titre et refrain du premier rap de NTM en 1990: «Je rap»; et une des expressions les plus récurrentes désormais: «J’te rappe». On passe ainsi d’une articulation décomposant toutes les syllabes aux débuts du rap en français, à une articulation élidant de nombreuses voyelles, voire des syllabes entières. Et on passe d’un performatif simple, à un performatif explicitement adressé à l’auditeur et par lequel s’initie la relation.
Il faut en outre noter que cette relation se réalise dans un cadre inédit pour l’activité chansonnière, à savoir l’identité systématique entre auteur et interprète de la chanson, et le plus souvent également protagoniste. Cela signifie que «je» renvoie sans indication contraire au rappeur; et «tu», à soi, à l’auditeur en train d’écouter la chanson. Ce qui est ainsi échangé entre rappeur et auditeur revêt une valeur particulière, qui porte moins sur la vérité stricte que sur l’authenticité de ce qui est communiqué.
Ces éléments conjoints permettent de comprendre l’enjeu particulier de cet échange de paroles sur un sujet parfois précis, parfois moins (ces chansons où l’on parle de tout et de rien, comme dans des échanges phatiques). Il émerge alors du rap une forme de réhabilitation du langage comme institution: comme bien commun et mode de relation avec autrui. Réhabilitation adressée à Nous («je» + «tu») et dirigée contre Eux (les cibles du rap: le «système» et ses membres éminents, hommes politiques, policiers, etc.) : leurs mensonges, leurs promesses non tenues. Réhabilitation du langage par une prise de parole nonchalante (dans laquelle tous les interlocuteurs se retrouvent tutoyés, et accomplissant ainsi «l’égalité des êtres parlants» selon l’expression de Jacques Rancière); enfin réhabilitation du langage comme mode de relation à autrui, en lieu et place de la violence (mais quitte à ce que cette relation langagière soit parfois violente ou immorale).
É. N. : Traditionnellement, le rap a une vocation politique. La liste des rappeurs poursuivis pour incitation à la violence est longue : Public Enemy, NWA, Tupac aux USA ; NTM, IAM, La Rumeur en France, pour ne citer que ceux là, se sont souvent heurtés à la justice. Textes violents et crus, prises de position politiques radicales, vulgarité et sexualité débridée sont considérés comme une menace par les autorités. Pourquoi le rappeur fait-il peur ? Selon vous, que symbolise le rap ? Existe-t-il un ou des rôles qui incombe(nt) au rappeur dans la société ?
A. P. : Si les rappeurs sont poursuivis ou plus simplement écoutés par les institutions, c’est d’abord parce qu’ils sont violents: il ne s’agirait pas de nier ce qui constitue une part non négligeable des paroles du rap. Cette violence, souvent dirigée contre des cibles explicitement désignées, a pour particularité de passer par le medium chansonnier, qui utilise volontiers des raccourcis de l’expression, et qui est de ce fait historiquement objet de l’attention publique pour ses franges les plus marginales, les moins consensuelles3.
Ensuite, et on rejoint là à nouveau les thématiques langagières, les rappeurs sont également arrogants : arrogance énonciative, vocale, qui passe par le flow et qui peut ne pas seoir à toutes les oreilles, notamment, avant même les expressions empreintes de violence verbale, dans le tutoiement de tous les auditeurs, et dans l’attaque vocale des mots, souvent agressive. Mais l’arrogance émerge surtout de leur présomption à la validité universelle de leur parole, qui ne se fonde pourtant que sur eux-mêmes: c’est également cela leur «claim», leur voix4. Et cette présomption est plus arrogante encore lorsqu’elle est mise en relation avec les origines sociales (voire ethniques) plus ou moins présumées des rappeurs.
É. N. : Depuis quelques années, notamment en France, le rap devient de plus en plus commercial. Comment analysez-vous le passage d’un rap engagé et critique, réservé d’habitude à une minorité, à un rap devenu produit de consommation massive et « porte-étendard » du capitalisme (promotion de l’argent facile, grosses voitures)? Assiste-t-on à une redéfinition du rap, ou plutôt à une imbrication progressive des deux conceptions ?
A. P. : Je ne partage pas votre pessimisme. D’une part, ce que vous qualifiez de déclin d’un rap politisé au profit d’un rap commercial ne transparaît que proportionnellement au nombre de disques édités chaque année. Les rappeurs que l’on peut qualifier d’engagés sont désormais plus nombreux: ceux qui officiaient aux débuts du rap en français continuent à le faire (Assassin, La Rumeur), auxquels il faut ajouter ceux qu’ils ont «formés» ou qui ont pris leur relais; sans oublier les nouveaux venus sur cette scène particulière (comme Keny Arkana).D’autre part, le rap n’a jamais été d’emblée uniquement politique : le premier succès mondial est un hymne à la fête («Rapper’s delight» de Sugarhill Gang), il faut attendre le second pour voir émerger une visée «politico-sociale» plus nette («The message» de Grandmaster Flash). Il faut donc tenir compte de cette double définition initiale du rap, qui ne saurait par conséquent se laisser enfermer dans une case plus que dans une autre. De manière plus générale, l’importance du langage dont nous venons de parler, ne dépend pas forcément d’intentions politiques. Mais elle ne saurait rester sans avoir des effets politiques, dans la mesure où elle contribue à changer les comportements quotidiens en société. Il y est en effet question de parler, de persévérer dans la conversation avec autrui, ce qui forme un des fondements de la culture démocratique dans son apprentissage sans cesse renouvelé (ce point est explicite chez John Dewey par exemple).
É. N. : Connaissez-vous des rappeurs canadiens ? Si oui, dans quelle mesure les analyses que vous proposez peuvent-elles s’appliquer à leur situation?
A. P. : Je ne suis pas un fin connaisseur, mais j’ai suivi avec intérêt le rap canadien francophone dès ses premiers pas, avec la figure de proue que fut le groupe Dubmatique, mais aussi les Rainmen. J’ai noté également la façon dont cette pratique s’est progressivement développée dans des directions originales, principalement avec l’apparition du joual dans les paroles. Aujourd’hui, j’apprécie beaucoup la démarche artistique de Loco Locass, qui innove de bien des façons.
Il me semble en tous cas que de telles analyses doivent pouvoir s’appliquer au rap canadien. L’utilisation du joual jouerait alors dans ce cas le rôle de rapprocher le langage du rap du langage des conversations ordinaires, pour produire des effets similaires à ceux qui viennent d’être décrits pour le rap français.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. La politique incarnée du rap. Socio-anthropologie de la communication et de l’appropriation chansonnières, Thèse pour le doctorat de sociologie de EHESS ,soutenue à Paris le 12 décembre 2003. L’EHESS est l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.
2. PECQUEUX, A. Voix du rap. Essai de sociologie de l’action musicale, «Anthropologie du monde occidental» SI REVUE, TITRE ENTRE GUILLEMETS ET NOM DE REVUE EN ITALIQUE, DONC L’INVERSE, Éditions de l’Harmattan, Paris, 2007.
3. Voir à ce sujet le passionnant tableau qu’en livre Jacques Cheyronnaud pour le XIXème siècle: CHEYRONNAUD, J. Des airs et des coupes : la Clé du Caveau. Introduction à une histoire de la chanson en France au XIXème siècle, Éditions René Viénet, Belaye, 2007.
4. Je me fonde pour cela sur le commentaire de Sandra Laugier sur la notion de «claim» chez Stanley Cavell: LAUGIER, S. «Voix reconnue, voix revendiquée. Cavell et la politique de la voix», Cahiers philosophiques, n° 109, pp. 9-28. manque l’année