Les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont aujourd’hui très présentes dans les villages de Roumanie et elles tendent même à être systématiquement diffusées dans les écoles rurales. Mais quelles utilisations en font les enseignants et leurs élèves? C’est pour répondre à cette question que nous avons effectué une enquête auprès d’enseignants dans un village du nord-est de la Roumanie. Nous présentons ici les premiers résultats de cette recherche à caractère exploratoire. Ils laissent entrevoir les évolutions techno-culturelles qui se manifestent actuellement dans les villages de Roumanie.
La diffusion des technologies de l’information et de la communication (TIC) dans les écoles rurales constitue l’un des objectifs actuels de l’État roumain (cet objectif est d’ailleurs soutenu par la Banque Mondiale et par l’Union Européenne); cela doit permettre d’améliorer l’offre éducationnelle dans les campagnes et de réduire ainsi les inégalités en matière d’accès à l’éducation qui s’y manifestent aujourd’hui encore par rapport aux villes. Partant du constat que les TIC (notamment la téléphonie mobile) sont déjà présentes depuis plusieurs années dans les villages de Roumanie et mettant de côté la question de la pertinence ou non de leur diffusion systématique dans les écoles des villages, nous nous sommes proposés d’étudier leurs usages effectifs par les enseignants et par leurs élèves(1). C’est en ce sens que nous avons réalisé, durant l’été 2008, une recherche à visée exploratoire dans un village du département de Vaslui, au nord-est de la Roumanie; notre enquête a essentiellement consisté en la réalisation d’entretiens avec des enseignants de l’école de ce village.
Entre «tradition» et «modernité»: l’école du village de Laza
Nous avons mené cette enquête dans le village de Laza, situé à 12km de la ville de Vaslui, dans le département du même nom. Ce village est important et possède de ce fait le statut de commune, c’est-à-dire que d’autres villages plus petits lui sont administrativement rattachés (Bejenesti, Risnita et Sauca), totalisant ainsi 3342 habitants (dont environ 2000 pour le village de Laza). L’école de ce village est ancienne: l’école de Laza a en effet été fondée en 1868. Elle accueille actuellement plus de 400 élèves, de l’école maternelle au secondaire (y compris professionnel), et on y compte près de 28 enseignants (éducateurs, instituteurs et professeurs). Les TIC ont commencé à être diffusées dans cette école il y a une dizaine d’années: les tous premiers ordinateurs y ont été introduits en 1998, dans le cadre d’un programme financé par la Banque Mondiale. Il y a désormais, au total, 17 ordinateurs, lesquels sont répartis dans deux salles, mais ce n’est que dans une seule qu’ils sont tous connectés à Internet. Un ordinateur a aussi été mis à disposition du Centre de Documentation et d’Information (CDI) de l’école et il bénéficie d’une connexion à Internet. L’une des deux salles informatiques est utilisée pour l’enseignement assisté par ordinateur: ses ordinateurs y sont équipés d’un programme éducatif qui a été créé, développé et installé par l’entreprise SIVECO, une entreprise privée avec laquelle le Ministère de l’Education et de la Recherche de Roumanie a passé un contrat public afin développer l’enseignement assisté par ordinateur. Les enseignants qui ont été interrogés pour notre enquête nous ont par ailleurs précisé que ce programme éducatif comporte des leçons dans toutes les matières et pour les différents niveaux de l’enseignement secondaire.
À la fois outil de transmission de connaissances et objet de savoir: les TIC dans une école rurale
Les professeurs et les instituteurs de l’école de Laza emploient-ils avec leurs élèves les TIC qui y sont présentes? Si oui, comment les utilisent-ils et avec quels objectifs? C’est pour répondre à ces questions, qui sont constitutives de notre recherche, que des entretiens ont été réalisés auprès d’un échantillon de sept enseignants de cette école: cet échantillon était composé de quatre professeurs et de trois instituteurs(2), de tous âges et ayant une expérience plus ou moins longue dans l’enseignement. Notons par ailleurs que la plupart d’entre eux avait suivi une formation professionnelle à l’utilisation des TIC(3). Pour cette enquête, nous sommes partis de l’hypothèse qu’un usage des TIC avec les élèves renvoyait à une utilisation de celles-ci en tant qu’outil de transmission de connaissances ou comme objet de savoir(4). À l’issue des entretiens qui ont été réalisés avec ces enseignants, nous constatons que la plupart des professeurs se servent des TIC avec leurs élèves et qu’ils les utilisent généralement en tant qu’outils de diffusion des connaissances dans leur matière. Nous observons aussi que très peu d’instituteurs s’en servent avec leurs élèves et que ceux qui y ont recours les utilisent alors comme objet de savoir: ils les emploient en effet dans le cadre d’un enseignement dont elles sont justement l’objet. Ainsi, nous avons pu nous rendre compte que la plupart des professeurs de l’école de Laza utilisent avec leurs élèves, de manière plus ou moins systématique, les leçons sur ordinateur disponibles dans leur matière. L’enseignement assisté par ordinateur est perçu par les professeurs qui y ont recours comme une autre manière d’enseigner, qui complète la forme «traditionnelle» d’enseignement et constitue une modalité d’apprentissage plus attirante pour les élèves. Ils considèrent en outre que l’enseignement assisté par ordinateur permet à leurs élèves d’avoir de meilleurs résultats. Voici, à ce propos, l’extrait d’un entretien réalisé avec une professeure de chimie et de physique: «De fait, vous utilisez l’ordinateur comme un complément en sorte? – Oui, oui, oui, bien sûr que oui. Il m’est très utile, vous savez! Nous avons des tests: et bien, pour fixer les connaissances, c’est extraordinaire! […]». Mais pour que les professeurs puissent employer les leçons informatisées avec les élèves, il faut que ces derniers sachent au préalable se servir d’un ordinateur, qu’ils aient appris à le faire, or c’est justement là l’objectif du cours «Mon ami l’ordinateur» («Prietenul meu calculatorul»), un cours optionnel pour les élèves de la fin du primaire(5). C’est donc dans le cadre de cet enseignement que les TIC peuvent être utilisées par les instituteurs en tant qu’objet de savoir(6). Cependant, il ne s’agit ici que d’un cours optionnel parmi d’autres, et un instituteur le choisit en fonction de ses préférences et en tenant compte de ce que souhaitent ses élèves. Or, fort est de constater que, parmi les trois instituteurs interrogés, il n’y en avait qu’un seul (une institutrice) qui nous a déclaré avoir déjà tenu ce cours (il semble même que c’était la seule à le faire). Mais, quand bien même ils n’ont pas suivi ce cours, beaucoup d’élèves de l’école de Laza savent néanmoins se servir d’un ordinateur: c’est ici ce qui ressort de ce que nous ont dit les enseignants de notre échantillon, ce qui nous a alors amené à les questionner sur les usages des TIC par leurs élèves hors enseignement.
Ludique et de plus en plus intégré à leurs pratiques culturelles: l’usage domestique des TIC par les élèves
D’après ces enseignants, de plus en plus d’élèves de l’école de Laza ont aujourd’hui un ordinateur chez eux et certains disposent même d’une connexion à Internet (les infrastructures qui permettent un accès facilité à Internet ont été mises en place depuis peu dans le village par ROMTELECOM). Il nous a été expliqué que c’était initialement le cas des élèves dont la famille a une bonne situation matérielle, en particulier de ceux qui ont au moins un de leurs parents parti travailler à l’étranger, mais que c’est à présent aussi souvent le cas d’élèves issus de familles plus modestes, car un programme de l’État roumain les aide dans l’achat d’un ordinateur pour leurs enfants scolarisés, dans une limite de 200€. Un usage domestique des TIC tend ainsi à prendre place chez les élèves de l’école de Laza, et cela d’autant plus qu’une utilisation libre des TIC dans l’enceinte même de l’école s’avère restreinte: ce type d’utilisation est en effet à la fois limité et surveillé. Même si quelques-uns considèrent qu’il est avant tout orienté vers le travail scolaire (préparer des exposés, etc.), la majorité des enseignants de notre échantillon perçoit cependant cet usage domestique des TIC par leurs élèves comme étant essentiellement ludique (jeux, musique, dialogue en direct, etc.). Leur perception de ce que font chez eux leurs élèves avec les TIC s’accorde ici avec ce qu’ont montré des études traitant de l’usage des TIC par la jeunesse en Roumanie, à savoir que les jeunes roumains font principalement un usage ludique de ces technologies(7); et c’est ce qu’illustre ce que nous disait une institutrice: «[…] Par exemple, si vous mettez ensemble deux groupes totalement étrangers l’un à l’autre, d’une école à l’autre, ils trouvent aussi un sujet commun à travers cela: l’autre connaît je ne sais quel jeu. […]».
Les TIC à l’école et dans le village: un nouvel aspect du rapport tradition/modernité
Suite à cette recherche à caractère exploratoire, nous avons pu observer que, dès lors qu’elles sont appréhendées à travers leurs usages effectifs, les TIC peuvent être constitutives des pratiques d’enseignement dans les écoles rurales qui en sont dotées et que, en outre, elles font de plus en plus souvent partie des pratiques culturelles des jeunes ruraux. Replacés parmi les usages des différentes technologies qui coexistent dans les villages de Roumanie, les usages des TIC qui s’y déploient permettent, d’après nous, d’apprécier la nouvelle configuration du rapport entre tradition/modernité, local/global, qui caractérise le milieu rural en Roumanie, en particulier au niveau techno-culturel(8).
Notes
(1) Voir notre précédent article sur ce sujet: Bourdet, Dany, « La diffusion des TIC dans les écoles des villages en Roumanie », Le Panoptique, n°24, mars 2008, URL: https://lepanoptique.marcouimet.net/page-article.php?id=356.
(2) En Roumanie, l’éducateur enseigne à l’école maternelle, l’instituteur à l’école primaire et le professeur dans l’enseignement secondaire. Les éducateurs et les instituteurs dispensent une éducation générale de base et ils ne s’occupent que d’une seule classe. Les professeurs n’enseignent habituellement qu’une seule matière et ils interviennent dans plusieurs classes. Les éducateurs et les instituteurs sont recrutés sur concours à l’issue de trois ans d’études supérieures dans un institut pédagogique. Les professeurs sont recrutés sur concours après avoir achevé des études universitaires (obtention du diplôme de Licence) et avoir suivi durant celles-ci une spécialisation, intitulée «module psychopédagogique», en vue de pouvoir travailler dans l’enseignement. Notre enquête ne s’intéresse pas aux éducatrices, mais seulement aux instituteurs et aux professeurs, car ce sont ces enseignants qui sont susceptibles d’utiliser les TIC avec leurs élèves.
(3) Cette formation à l’utilisation des TIC avait consisté en un cours d’initiation et/ou en un cours centré sur leurs usages didactiques. Cette formation avait été – et est encore – dispensée au titre des formations gratuites à destination des enseignants que propose la Maison du Corps Didactique («Casa Corpului Didactic») de Vaslui. Indiquons que nous avons aussi appris que la plupart des professeurs de l’école de Laza avaient eu une formation à l’utilisation du programme éducatif développé par l’entreprise SIVECO: cette formation s’était déroulée dans l’enceinte même de l’école et avait été réalisée par une personne de cette entreprise.
(4) Il s’agit des classes de 3ème et de 4ème de l’enseignement primaire, qui correspondent dans le système éducatif français aux classes de cours moyen de 1ère et de 2ème année (CM1 et CM2).
(5) Notre hypothèse, fort générale, renvoie à ce que Bruno Ollivier et Françoise Thibault expliquent à propos de l’usage des «techniques de communication» dans l’enseignement: «En fonction de l’époque et du lieu, deux conceptions différentes ont été à l’origine du lien établi entre l’acte éducatif et les techniques de communication: soit elles ont été pensées comme outil de diffusion soit elles ont été vues comme objet de savoir. Dans le premier cas, les techniques de communication ont surtout été utilisées pour diversifier les modes de transmission des contenus. L’image a été employée pour montrer, pour remplacer l’original; la poste, la radio et la télévision ont initialement visé à restituer la parole du maître. L’ordinateur a permis de simuler des situations, de stocker massivement des données de toute nature et d’assurer leur diffusion. Dans le second cas, plus rare, les techniques ont pu devenir elles-mêmes objets d’enseignement.» (Ollivier, Bruno, Thibault, Françoise, «Technologie, éducation et formation», Hermès, n°38, 2004, pp. 191-192).
(6) Notons ici que l’ensemble des enseignants de notre échantillon, peu importe qu’ils employaient – d’une manière ou d’une autre – ou non les TIC avec leurs élèves, considéraient qu’il est important pour leur avenir que les élèves sachent s’en servir ; nous avons par ailleurs remarqué que beaucoup d’entre eux avaient une représentation positive de l’impact des TIC les élèves: savoir se servir des TIC était en effet perçu comme permettant aux élèves de développer leur créativité. Illustrons cela par ce que nous expliquait une institutrice interviewée, qui était d’ailleurs celle qui faisait le cours optionnel «Mon ami l’ordinateur»: «Et vous croyez que savoir utiliser un ordinateur et Internet permet aux élèves d’être en phase avec la technologie? – Ils sont ouverts, oui. C’est la voie ouverte vers la nouveauté, de manière permanente. Mais, je vous l’ai dit, ici aussi avec une certaine limite, à savoir ne pas perdre l’autre aspect de jusqu’à maintenant, c’est-à-dire imbiner, comme nous nous le disons, « le traditionnel avec le moderne », donc qu’ils mettent aussi leur cerveau à contribution».
(7) Se référant aux résultats d’études menées à ce sujet, voici en effet ce qu’explique Poliana Stefanescu à propos de l’usage domestique des TIC par les élèves en Roumanie: «Les élèves utilisent l’Internet comme moyen de communication et divertissement (e-mail, chat, musique, films, jeux) et plus rarement comme moyen d’investigation et comme aide pour améliorer les performances scolaires. L’accès extra-scolaire à Internet caractérise une génération qui ne valorise pas le potentiel informationnel du réseau global au bénéfice de la performance scolaire, que dans une petite mesure (13-18%)» (Stefanescu, Poliana, «Societatea informationala si accesul tinerilor la tehnologia digitala», Sociologie Romaneasca, Vol. V, Nr. 1, 2007, p. 125). Cet usage ludique des TIC par les jeunes ruraux qui y ont accès chez eux doit, par conséquent, être ici rattaché à une pratique culturelle propre à la jeunesse roumaine (et pas seulement bien sûr): ainsi, lorsqu’ils ont la possibilité matérielle d’utiliser chez eux les TIC, les élèves de Roumanie qui habitent en milieu rural participent, à l’instar de leurs homologues des villes, à une «culture de la jeunesse» («youth culture») telle que l’appréhendait autrefois, dans le cas des Etats-Unis, le sociologue Talcott Parsons et dont les valeurs sont justement à l’opposé des valeurs scolaires (cf. PARSONS, Talcott, «La classe comme système social: quelques-unes de ses fonctions dans la société américaine» in GRAS, Alain, Sociologie de l’éducation. Textes fondamentaux, Paris, éd. Larousse, 1974, pp. 57-66).
(8) Au sens où il s’agit ici d’évolutions qui sont à la fois d’ordre technique et culturel. Pour une perspective ethnologique et historique des évolutions techno-culturelles dans le milieu rural en Roumanie, voir: BUCUR, Corneliu, «Le village roumain entre l’autarcie et l’économie de marché», communication au XII Economic History Congress, Buenos Aires, 22-26 july 2002, URL: http://eh.net/XIIICongress/cd/papers/63Bucur278.pdf.