Aborder la gouvernance de l’Internet et son impact sur la société à l’échelle mondiale n’est pas un simple pari. À l’issue du premier Forum sur la gouvernance d’Internet, comment concevoir l’emprise américaine sur ce réseau de communication qui est à la fois partie intégrante et partie constituante du tissu social?
Du 30 octobre au 2 novembre derniers, à Athènes, se tenait le premier Forum sur la gouvernance de l’Internet (FGI). Des représentants de 180 pays s’y sont réunis. Créé à l’issue du Sommet mondial sur la société d’information (SMSI) en novembre 2005 à Tunis, en Tunisie, ce forum a rassemblé plus de 1200 représentants d’États, d’entreprises Web et d’ONG. Bien qu’elle n’ait aucune valeur d’autorité, cette nouvelle institution a pour objectif d’offrir un cadre de discussions multilatérales autour de la cybercriminalité, de l’interopérabilité et du spam.
Les problématiques qui sous-tendent la gouvernance de l’Internet sont complexes. Elles tissent des fils entre politique, technologie, société et culture dans un entremêlement difficile à départager. À la base, il faut retracer les fils conducteurs d’un amalgame qui prend l’apparence d’une ingérence des États-Unis dans la Toile. Il faut aussi concevoir les limites et les lentes retombées d’une initiative comme le Forum sur la gouvernance de l’Internet.
La Toile est aujourd’hui un moteur d’expression publique indéniable, une agora d’une vastitude sans précédent. À une vitesse folle depuis son implantation, elle s’impose, relativement partout, comme un moyen de communication dorénavant indispensable. Elle constitue le moteur d’une action citoyenne inédite pour des communautés aussi nombreuses qu’éclectiques en nature et en étendue.
L’influence des États-Unis sur le développement de l’Internet est indubitable, comme le rappelle Reporters sans frontières : «Ils disposent des technologies les plus avancées, imposent leurs standards techniques et produisent plus de contenus en ligne que tout autre pays au monde. Leur influence sur la Toile est à la fois culturelle et technologique.(1).» Mainmise sur les noms de domaine
En 1998, avec l’initiative du Département américain du commerce (DoC), l’Internet Corporation For Assigned Names and Numbers (ICANN) a vu le jour. L’ICANN est un organisme de droit privé à but non lucratif et à vocation internationale, basé à Los Angeles et soumis à la loi californienne. Sa principale fonction est de coordonner et de distribuer les noms de domaine (.com, .ca, .fr, .net, etc.) dans le but d’aider les usagers de partout à naviguer sur Internet. Ces noms de domaine sont administrés et exploités par des fournisseurs d’accès. C’est, en particulier, le cas du «.com », très lucratif pour la société américaine Verisign qui en détient l’exclusivité.
Ainsi, quoiqu’elle ait une dimension internationale, l’ICANN demeure très marquée par l’influence américaine. Jusqu’à tout récemment, le Département américain du commerce possédait non seulement un droit de veto sur les décisions importantes de l’ICANN, mais prescrivait aussi l’agenda de travail de l’organisation. Le porte-parole de la commissaire européenne à la Société de l’information et aux médias évoquait d’ailleurs la possibilité, pour l’administration américaine, de refuser, par exemple, «d’attribuer un nom de domaine à un pays(2)».
Au cœur des débats qui ont animé le FGI, «certaines nations se sont plaintes de la domination de la langue anglaise et de l’alphabet latin dans le système de noms de domaine. Les sites eux-mêmes peuvent être écrits dans toutes les langues, mais il est toujours difficile techniquement, par exemple, d’avoir un nom de domaine en caractères chinois, arabes ou cyrilliques(3)». Des experts invoquent la stabilité d’utilisation d’un langage technique unique comme argument de cohérence, rappelant que des moteurs de recherche utilisables dans pratiquement toutes les langues sont là pour faciliter les recherches des internautes.
À de nombreuses reprises, la communauté internationale a critiqué l’administration américaine à propos de sa volonté de contrôler toutes les sphères de l’ICANN. On souhaiterait que l’ICANN s’en remette plutôt à la coopération internationale ou devienne un organisme indépendant relevant des Nations unies.
Le gouvernement américain a finalement décidé de réduire les pouvoirs de du DoC sur l’ICANN à la veille du Forum sur la gouvernance de l’Internet. Les modifications ont été adoptées le 29 septembre 2006. Conservant son droit de veto sur les décisions de l’ICANN, le DoC ne peut cependant plus prescrire à l’organisation son agenda de travail. Également, l’ICANN n’est plus contrainte de rendre compte de l’état de ses travaux au DoC tous les six mois. Un rapport annuel suffit dorénavant. «La laisse est un peu plus longue, mais elle n’est toujours pas coupée(4)», indique Bernard Benhamou, membre de la délégation française au SMSI et maître de conférence sur la société de l’information à l’Institut d’études politiques de Paris.
Un autre élément de problématique mérite attention. Le 24 octobre 2001, la Chambre des représentants a légalisé la surveillance de la Toile en adoptant le Patriot Act (Provide Appropriate Tools Required to Intercept and Obstruct Terrorism). Votée à la suite des attentats du 11 septembre 2001, cette loi confère au FBI le droit d’installer un logiciel de surveillance chez les fournisseurs d’accès, soit les fournisseurs de noms de domaine. Appelé Carnivore, ce logiciel permet aux autorités américaines d’épier les messages électroniques et de suivre les traces des internautes suspectés d’entretenir des contacts avec une puissance étrangère. Une tape dans le dos
À la lumière de ces précisions, on peut questionner la légitimité d’une telle emprise des États-Unis sur un réseau utilisé d’un bout à l’autre du globe, un réseau virtuel et sans frontière, par définition. Aussi faut-il considérer, à défaut de voir l’ICANN devenir un organisme onusien, l’opinion de Reporters sans frontières (RSF) qui préfère nettement voir les rênes de l’organisme dans les mains des États-Unis plutôt que dans celles de la Syrie ou de l’Iran(5). Nous pourrions néanmoins juger que cet argument est un sophisme, puisque la crainte manifestée est justement qu’un seul pays en tire les ficelles.
Autant l’immensité de la Toile sert sa dimension démocratique, pluraliste et universelle, autant elle constitue un problème réel quant à son utilisabilité, d’un point de vue culturel. L’interopérabilité rend tendue la «cohabitation» de tous les internautes de la planète sur la Toile. Cette observation peut paraître convenue devant les conclusions du premier Forum sur la gouvernance de l’Internet, qui tombent franchement à plat.
«Le but du forum n’était pas d’arriver à un accord ou à une conclusion, mais de se parler. Il y a seulement quatre ans, tous ces gens ne se seraient même pas assis à la même table», explique Markus Kummer, coordinateur du groupe de travail de l’ONU sur la gouvernance de l’Internet(6). En somme, les participants se sont félicités de leurs efforts de mise en commun, ont évoqué quelques malaises et se sont contentés de se dire à l’année prochaine, sans aucune décision proactive. À ce propos, le journaliste Bruno Bachollet a déclaré : «Oui, il est utile d’organiser des réunions avec les personnes et organisations intéressées par un sujet. Mais comment progresser si chacun repart avec la même position qu’en arrivant? Pour donner une image, ce serait comme se donner rendez-vous dans une auberge espagnole et ne goûter que les plats que l’on a soi même apporté…(7)».
Les représentants auront l’occasion de proposer des plans d’action concrets lors du prochain Forum, prévu à Rio de Janeiro, du 12 au 15 novembre 2007(8). Ce n’est pas, pour l’instant, les discussions du FGI qui permettent d’éclairer les pour et les contre d’un contrôle du Web par les États-Unis.
D’ailleurs, quoique les États-Unis aient un pouvoir dominant sur les contours de la Toile, il ne faut surtout pas croire qu’il s’agit d’une emprise absolue. Des organisations importantes ont aussi un mot à dire sur le déploiement du réseau. C’est, notamment, le cas du World Wide Web Consortium (W3C), qui assure la compatibilité des langages technologiques (HTML, XML, CSS, etc.) en émettant des recommandations qui ont valeur de normes industrielles(9). Le W3C est administré de concert par le Massachusetts Institute of Technology (MIT), des États-Unis, le European Research Consortium for Informatics and Mathematics (ERCIM) et l’Université Keio au Japon.
Le président du W3C, Tim Berners-Lee(10), a annoncé dernièrement la création d’un programme de recherche sur la science du Web, issu d’un accord entre le MIT et l’Université de Southampton (UK). D’un point de vue épistémologique, il sera non seulement prudent mais nécessaire d’aborder ce champ interdisciplinaire en parlant des sciences du Web. En effet, commandant l’étude du Web d’un point de vue tant technologique que sociologique, ce programme sera ouvert non seulement aux spécialistes de l’Internet, mais aussi aux chercheurs d’autres disciplines. La Toile est tissée serrée entre le politique, le technologique, le social et le culturel; elle tient le monde dans un kaléidoscope plus grand que nature.
Notes
1. Reporters sans frontières. «Etats-Unis». [s.d.]. [En ligne]. <http://www.rsf.org/article.php3?id_article=10603>. Consulté le 9 novembre 2006. 2. HERMANO, Raphaël. «Le contrôle américain sur le Web au coeur des débats». Cyberpresse. Agence France-Presse (Athènes), 27 octobre 2006. [En ligne]. <http://www.cyberpresse.ca/article/20061027/CPMONDE/61027048/1030/CPMONDE>. Consulté le 27 novembre 2006. 3. DUMOUT, Estelle. «Pas d’avancées concrètes au Forum mondial sur la gouvernance de l’internet». ZDNet France, 3 novembre 2006. [En ligne]. <http://www.zdnet.fr/actualites/internet/0,39020774,39364496,00.htm?xtor=EPR-100> Consulté le 9 novembre 2006. 4. HERMANO, Raphaël. Op. cit. 5. Id. 6. DUMOUT, Estelle. Op. cit. 7. BACHOLLET, Sébastien. «Flou organisé». DomainesInfo, 6 novembre 2006. [En ligne]. <http://www.domainesinfo.fr/actualite/1046/flou-organise.php> Consulté le 9 novembre 2006. 8. Les forums 2008 et 2009 auront respectivement lieu en Inde et en Égypte, alors que la Lituanie et l’Azerbaïdjan ont soumis leur candidature pour 2010. 9. « World Wide Web Consortium ». Wikipédia. [En ligne]. <http://fr.wikipedia.org/wiki/W3c>. Consulté le 27 novembre 2006. 10. Pour en savoir plus sur le fondateur de l’Internet, consulter Wikipédia à l’adresse suivante : http://fr.wikipedia.org/wiki/Tim_Berners-Lee Références
– Reporters sans frontières. «Etats-Unis». [s.d.]. [En ligne]. http://www.rsf.org/article.php3?id_article=10603. Consulté le 9 novembre 2006. – NetEco. «Les Etats-Unis vont-ils céder le contrôle d’Internet?». 30 août 2006. [En ligne]. <http://www.futura-sciences.com/ news-etats-unis-vont-ils-ceder-controle-internet_9410.php>. Consulté le 9 novembre 2006. – RAMONET, Ignacio. «Contrôler Internet». Le Monde diplomatique (novembre 2005). [En ligne]. <http://www.monde-diplomatique.fr/2005/11/RAMONET/12901>. Consulté le 9 novembre 2006. – «Les États-Unis assouplissent leur contrôle sur la Toile». Le Monde, 4 novembre 2006. [En ligne]. http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-651865,36-819789@51-814587,0.html>. Consulté le 9 novembre 2006. – ICANN : http://www.icann.org/tr/french.html – «ICANN». Wikipédia. [En ligne]. <http://en.wikipedia.org/wiki/ICANN>. Consulté le 9 novembre 2006. – Greece Internet Governance Forum : http://www.igfgreece2006.gr/fr/ – AdmiNet. «Gouvernance de l’Internet». [En ligne]. http://www.admi.net/cgi-bin/wiki?Gouvernance – SwissInfo. «Pas de consensus sur la gouvernance de l’Internet». 30 octobre 2006. [En ligne]. <http://www.swissinfo.org/fre/a_la_une/detail/ Pas_de_consensus_sur_la_gouvernance_de_l_Internet.html? siteSect=105&sid=7200453&cKey=1162190236000>. Consulté le 9 novembre 2006.