Les limites du compromis à la belge

Le Panoptique a choisi de re-publier cet article de Hervé Pourtois1 paru en octobre 2007 dans Le Soir2. L’article évoque la crise politique que rencontre la Belgique depuis juin 2007 et souligne les limites du compromis qui prévalait jusqu’alors pour résoudre les conflits. Si depuis décembre, la Belgique est dotée d’un gouvernement provisoire – destiné à la gestion des affaires courantes –, celui-ci doit néanmoins prendre fin au courant du mois de mars 2008. Pour cette raison la voie de résolution proposée dans cet article conserve son entière actualité.

AB-Ardion-Belgium
Dan Buck, AB-Ardion-Belgium, 2007
Certains droits réservés.

Depuis 1830, tous les grands conflits qui ont marqué notre pays (guerres scolaires, luttes ouvrières, conflits communautaires) ont été résolus par des compromis négociés entre les élites politiques, sociales et économiques. Il est de bon ton de célébrer cet art consommé du compromis qui est devenu au fil de notre histoire complexe un des rares motifs de fierté nationale. Il est vrai qu’il a permis d’assurer un équilibre en dépit des différents clivages qui divisent la société belge. Pourtant, on peut se demander si, face à la crise politique actuelle, cet art ne touche pas ses limites. Pire: il serait peut-être une des causes de la profondeur de cette crise et de la difficulté à la résoudre.

Rappelons qu’un compromis est un accord par ajustement mutuel des intérêts produit au terme d’un processus de négociation dans lequel les protagonistes échangent des menaces et des promesses. Souvent négocié à huis clos, il se distingue d’autres méthodes de décision que sont le simple vote à la majorité (on agrège les préférences individuelles) ou encore la délibération (on confronte les arguments et décide sur base de l’argument reconnu comme le meilleur). En dépit d’avantages, la méthode du compromis comporte aussi de sérieux risques que la crise actuelle révèle crûment.

Tout d’abord un compromis est instable: il peut être remis en question dès que le rapport de force entre les parties ou les conditions se modifient, comme l’illustre la mise en cause des facilités linguistiques. Il devient très fragile lorsque certains acteurs sont prêts à préférer l’absence de compromis à un compromis mauvais pour eux. C’est ce que montre la situation présente: alors que dans les conflits du passé (guerres scolaires, luttes ouvrières), les protagonistes n’avaient d’autre choix que de chercher une entente, aujourd’hui, en raison même de la structure fédérale, il paraît possible pour certains de miser sur un scénario de pourrissement de la situation ou même de séparation.

Ensuite, un compromis ne résout pas les problèmes sur le fond et peut conduire à des décisions déraisonnables et, pire, injustes. La dispersion des compétences entre les différents niveaux de pouvoir en est un exemple. Face à cette complexité, les partis politiques flamands ont raison de réclamer une «bonne gouvernance». Mais la recherche de ce qu’implique une gouvernance juste et efficace ne peut se faire sous la menace: elle suppose une discussion sereine et raisonnée orientée vers l’intérêt général.

Enfin et surtout, la résolution des conflits institutionnels par la voie de compromis entre les élites politiques se paie d’une perte de légitimité démocratique dont nous faisons déjà les frais. Cette méthode, pratiquée le plus souvent à huis clos, a en effet conduit à la construction d’un système politique fédéral sans que soit vraiment posée la question même de ce que nous voulons, nous citoyens de ce pays, comme État. Si les citoyens belges font preuve d’une défiance très forte, plus forte que leurs voisins, à l’égard de leurs hommes politiques, ce n’est pas seulement en raison de la complexité des institutions; c’est probablement aussi à cause du décalage fort et croissant entre les discours que leur adressent les partis politiques et les lourdes concessions auxquelles, bon gré mal gré, ces mêmes partis doivent consentir s’ils veulent entrer dans un gouvernement fédéral. Un tel décalage est certes inhérent à tout système politique représentatif. Mais Toutefois, il devient préoccupant lorsqu’il touche des enjeux constitutionnels fondamentaux et est structurellement induit par la méthode de décision en la matière. Le «compromis à la belge» ne risque pas seulement d’éloigner les communautés de ce pays. Il contribue aussi significativement, et c’est plus grave, à approfondir le fossé qui sépare les citoyens des hommes politiques.

Changeons donc de méthode!

Comment? Il ne suffira pas de confier à «un groupe de sages» ou de «commissaires royaux» ni même, comme le proposaient récemment certains, «à un forum composé de représentants politiques et de membres de la société civile» le soin de concocter, dans le huis-clos de quelque château ou des salons feutrés du Parlement, un énième compromis institutionnel. Peut-être aboutiraient-ils à une solution provisoire. Mais au risque d’une confusion plus grande encore sur la solution et d’une opacité sur le processus qui ne feraient que renforcer les soupçons qui pèsent sur la valeur de nos institutions et de nos hommes politiques.

Plutôt que de négociations à huis clos, c’est de délibération raisonnée et publique dont notre pays a besoin pour résoudre la crise politique qu’il traverse et pour résorber le déficit de légitimité démocratique dont il souffre de manière chronique. Pourquoi donc ne pas demander à un «comité des sages», composé de personnalités politiques d’expérience, de mettre en place un forum public sur quelques questions fondamentales controversées et posées sans tabou ? Il prendrait la forme de panels organisés dans tout le pays et retransmis à la télévision (avec traduction simultanée). Dans ces panels, des universitaires, des représentants d’organisation, mais aussi et surtout de simples citoyens, francophones et flamands ensemble, pourraient exprimer et échanger leurs points de vue, leurs doutes, leurs enthousiasmes, leurs convictions sur les positions et les arguments des uns et des autres. Une telle méthode, déjà expérimentée ailleurs, remettrait les citoyens en position d’acteurs de la vie politique et contraindrait tous les protagonistes de celle-ci à argumenter plutôt qu’à faire de la surenchère ou de la simplification. Ensuite, mais ensuite seulement, on pourrait confier à ces «sages» le soin d’élaborer d’éventuels projets de réforme institutionnelle à soumettre aux Chambres constituantes et, pourquoi pas, à un référendum comme le proposaient déjà d’aucuns en 1993.

Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. Hervé Pourtois est professeur de philosophie politique et d’éthique à l’Université Catholique de Louvain et membre de la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale.
2. Le Soir est le principal journal francophone de Belgique.

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