80 générations nous séparent de l’An 0. Mon 77 fois arrière-grand-père a peut-être offert un sandwich à Jésus. Mon 30 fois arrière-grand-père est mort à Marseille, autour de 1350, de la Peste noire. 80 c’est très peu. Encore bien en-deça du seuil psychologique de la centaine. Pas beaucoup de temps pour apprendre quoi que ce soit. Biologiquement c’est des fragments de miettes. Notre esprit est pas conçu pour voir les choses comme ça. Le Moyen âge est une période morte, passée dans l’imaginaire, pas très loin de la nuit des temps. J’entends l’autre jour un analyste de CNN dire de la politique russe en Géorgie qu’elle fait très XXe siècle. Hou, l’insulte suprême, qui en plus du mérite de l’aveuglement, nous renvoie soi-disant à une autre époque. N’importe quoi, même pas un clignement d’yeux. En nous, ça sent encore la Rome impériale, la féodalité, les massacres religieux. On voit encore avec les yeux de Colomb. Pas grand-choses ont changé, à part les apparences. Si parfois on se convainc qu’à l’horizontale, dans l’espace, on ne fait qu’un, on est encore loin du compte à la verticale, dans le temps. Sentiment d’altérité historique. Il s’en faut de peu, pourtant, pour que le sandwich offert à Jésus par mon lointain aïeul soit encore bon.
La notion de progrès est largement surévaluée. On le croit souvent révolutionnaire. Au pire c’est un relookage, au mieux une mue. En histoire, tout est fait pour nous persuader de la nature étrangère du passé. Ères, âges, périodes, et révolutions sont pourtant les foulées d’un même élan. On nous fait passer des changements de garde pour des transmutations d’essence.
Culture de rupture, du progrès-schisme, propre à l’Occident? On m’a dit je pense que les Chinois ont une conscience acuite -il nous faut ce mot-là- du temps long, des liens qui les unissent à leur nuit des temps. Les Papous aussi peut-être, et tous ceux dont le rythme de vie est en symbiose avec celui de la nature.
Petite précision: Sophie ci-bas me demande où j’ai pris l’information selon laquelle une génération succédait à la précédente tous les 25 ans. Eh bien nulle part, pure spéculation. En fait, selon la plupart des définitions, il y a trois générations par siècle, donc chacune dure environ 33 ans. J’ai calculé 25 parce que je me suis dit, et cela n’a absolument rien de scientifique, que peut-être à certaines époques le passage s’est accéléré, à cause par exemple de la brièveté de l’éspérance de vie ou d’autre chose dans le genre. Mais maintenant que j’y pense, et pour cela de chauds remerciements vont à Sophie, tout cela n’a guère de sens. Et j’en suis ravi, car maintenant ce ne sont que 60 générations qui me séparent du sandwich de mon aïeul.