L’exposé soutiendra la thèse développée par le sociologue François de Singly selon laquelle le foulard se place à un point d’intersection entre deux conceptions fondatrices de l’individualisme en Occident, soulevant ainsi plusieurs problèmes. Nous indiquerons en conclusion quelques pistes de réflexion sur la manière de penser et de soutenir le processus d’individuation qui anime nos sociétés.
Le débat sur les accommodements raisonnables en est venu, par diverses circonstances plus ou moins regrettables, à parler d’autres choses que d’accommodements raisonnables. Même si certains professionnels du droit et d’autres élites intellectuelles ont tenté à plusieurs reprises « d’éviter les dérapages », on peut aujourd’hui affirmer que ce qui devait être un débat sur une question juridique s’est transformé en controverse sur la place de l’Autre dans la société québécoise. À cet égard, il semblerait que cet «autre» ait été assez objectivement désigné par le monde médiatique: l’«autre», c’est le musulman et dans une moindre mesure le juif (hassidique). Pour preuve, il suffit d’ouvrir n’importe quel journal ou poste de télévision pour comprendre que le débat sur les «accommodements raisonnables» est quasi systématiquement illustré par une photo ou une icône rappelant soit la religion musulmane soit la religion judaïque. À ce propos, le Hijab que l’on nomme prosaïquement «foulard» ou encore «foulard islamique» arrive en tête des icônes utilisées pour «mettre en image» ladite polémique. La définition que donne le Larousse du terme «illustrer» rappelle qu’une illustration sert à rendre un texte plus clair par des notes ou des images. A contrario, il semble que les illustrations utilisées par les médias pour rendre compte de ce débat produisent l’effet inverse: elles sont non seulement réductrices, mais aussi fausses d’un point de vue factuel. Les musulmans ne sont pas le groupe qui demande le plus d’accommodements1. Alors pourquoi un tel décalage entre la réalité et sa représentation médiatique? La réponse est peut-être à chercher dans le rapport ambigu que notre société entretient avec le thème de l’identité, non pas entendue dans sa dimension nationale (identité d’un peuple) mais personnelle et subjective, à savoir l’identité comme individualité.
La querelle des individualismes
On se rend compte à l’écoute des commentaires apportés à la commission Bouchard-Taylor que beaucoup de participants voient dans le symbole du Hijab une possible attaque contre ce qui constitue l’axe central de la pensée occidentale: la question du statut du sujet comme être autonome et parallèlement, la question de l’identité comme individualité. Le sociologue François De Singly2, a étudié les débats récurrents entourant le «foulard» en France; pour ce dernier, le Hijab est plus qu’un bout de tissu: c’est un symbole fort qui pose problème parce qu’il vient se placer au point de tension entre deux modes de détermination contradictoire du rôle du sujet dans la collectivité. La pensée occidentale de l’identité s’articule autour de deux traditions: celle d’un individualisme universaliste (qui contient l’idée d’affranchissement et d’émancipation contre les structures traditionnelles) et celle d’un individualisme particulariste (qui renvoie à l’ego, la différenciation personnelle, la valorisation de soi et l’exacerbation des différences).
L’individualisme universaliste
L’individualisme «universaliste» est la forme qu’a prise le processus d’individualisation des conditions au cours de ce que l’on appelle communément la «modernité». Pour éviter toute équivoque, peut-être faut-il rappeler ce que l’on entend par « modernité » et par «individualisme». La «modernité» est tout d’abord un fait de discours, une posture intellectuelle plus ou moins cohérente qui tente, par une activité scientifique, de définir et jalonner une période historique particulière. Cette théorisation rend compte d’une configuration historique qui se définit par rapport au terme auquel elle s’oppose: la tradition. Pour les sociologues et historiens, la modernité est à cet égard un mode d’être de la société qui commencerait à la Renaissance et trouverait son apogée dans le rationalisme universaliste des Lumières à la fin du XVIIIe siècle. Pour ces derniers, la modernité a pour moteur l’individualisation et l’autonomisation des conditions: petit à petit, à partir du XVIe siècle «l’homme se réapproprie le monde, se désigne comme source unique du sens et comme fondement des pouvoirs auxquels il se soumet.3» La modernité est donc animée d’un processus individualiste qui donne à chacun la capacité de se définir par soi-même.
C’est dans ce processus d’individualisation des conditions qu’il faut chercher la rupture avec la société traditionnelle, définie théoriquement comme une société holiste où l’existence de l’individu ne se conçoit pas indépendamment de l’organisation sociale dans laquelle il s’insère. Cette organisation est elle-même définie par un principe transcendant, extérieur à elle-même auquel elle se rapporte en permanence et qui lui donne sa cohésion. Pourtant, l’individualisme moderne même s’il fait de l’individu son propre fondement et sa propre fin ne s’affranchit pas de toutes références à une transcendance. Contrairement aux sociétés traditionnelles ordonnées par un principe atemporel et extérieur (Dieu), les sociétés modernes vont tenter de définir par elles-mêmes un principe capable de guider leurs actions sans l’aide de Dieu. Ainsi, on peut comprendre la modernité comme le projet philosophique qui vise à remplacer Dieu par la Raison, fruit de l’intellect et par la Volonté collective, fille du peuple majeur et éclairé. Ces deux idéalisations serviront de guide pour la société et s’imposeront à la manière d’une transcendance, non plus divine, mais autoconstituée par la société. La modernité, c’est la société qui prend conscience d’elle-même comme «totalité agissante4 ». La société moderne pose ainsi les bases d’un «individualisme universaliste» qui suppose une nouvelle forme d’articulation spécifique entre la nation, l’État et un type particulier d’individu: le citoyen. Le citoyen est un individu libre et éclairé, qui s’est affranchi de toutes ses attaches traditionnelles (toutes les institutions extérieures à la nation) par l’exercice de la Raison, soit une faculté intellectuelle qui rend possible l’exercice du « libre arbitre ». À l’inverse d’une société holiste et traditionnelle, la société moderne ouvre la voie à un nouveau type d’acteur social qui doit désormais se dépouiller de ses particularités et de ses appartenances héritées pour entrer dans l’espace public. L’individualisme universaliste se construit contre les « corps intermédiaires » et contre tous les systèmes d’appartenance (religieux, familiale, ethnique, géographique, professionnel). Cet individualisme universaliste repose ainsi sur la thématique encore très présente aujourd’hui de «l’émancipation»: le citoyen conquiert sa liberté contre le poids des contraintes sociales. Il y a une lutte historique et quotidienne à mener pour devenir un individu. Dans cette société, tout emprunt de rationalité, on ne devenait soi seulement à partir du moment où l’on arrivait à se dégager de ses propres particularités pour se conformer à l’universel et à une volonté collective considérée comme garante de la liberté. On nomme cet individualisme «universaliste» par ce qu’il privilégie: un individu abstrait qui n’existe pas dans ses dimensions identitaires particulières, mais seulement comme citoyen et uniquement dans l’espace politique.
L’individualisme particulariste
L’individualisme particulariste met quant à lui l’accent sur le caractère unique de chaque individu et ne cherche pas à définir un trait commun à tous les hommes (la raison intérieure comme fondement du politique). Pour beaucoup de critiques (A. Ehrenberg, A. Giddens, U. Beck), l’individualisme universel et abstrait s’estompe progressivement à partir des années soixante au profit de valeurs mettant de l’avant l’originalité, l’authenticité, et l’indépendance de chacun. Pour ces derniers, c’est ce recentrage sur l’Ego qui fonde d’ailleurs la postmodernité.
Le concept de «postmodernité» mérite lui aussi d’être explicité. Il est utilisé depuis les années soixante-dix pour désigner une configuration historique particulière qui viendrait après la «modernité» et d’où émergerait une nouvelle normativité des comportements. La société postmoderne est définie sociologiquement par l’apparition d’un nouvel acteur social gestionnaire de sa vie qui cherche à définir ses propres repères en dehors des liens d’appartenance traditionnels. La postmodernité ouvre ainsi sur une époque plus libérale où le «droit de choisir sa vie» au milieu du pluralisme des valeurs et de l’hétérogénéité des modes de vie devient la norme sociale.
L’«individualisme postmoderne» émerge ainsi avec les revendications identitaires et autonomistes des années soixante qui font entrer l’identité privée dans l’espace public. Même la Raison qui donnait un cadre structurant à l’individualisme républicain est rejetée et mise en doute au profit de vérités plus personnelles.
Contradiction
Pour François De Singly, le Hijab est en contradiction avec les deux logiques individualistes. D’un côté comme de l’autre de ces pôles, le voile pose problème: il est à la fois le signe d’une réintégration des corps intermédiaires traditionnels dans le social (religion, famille, communauté) et est en même temps perçu comme une négation du principe postmoderne de différenciation personnelle. La femme qui veut voter voilée, va-t-elle user de son «libre arbitre» ou va-t-elle plutôt voter machinalement pour un candidat soutenu par sa communauté religieuse? Quand elle s’habille, fait-elle usage de sa subjectivité ou succombe-t-elle aux obligations vestimentaires définies par d’autres personnes qu’elle-même? Le voile serait ainsi le signe d’un communautarisme qui exigerait un conformisme de ses membres, ce qui est doublement inacceptable pour une société qui fait de l’autonomie sa valeur fondamentale. Certains diront que cet antagonisme ne peut s’appliquer au Québec qui n’est pas fondé sur un modèle républicain. Cependant, il n’est peut-être pas nécessaire qu’un modèle soit mis en place institutionnellement pour que ses idées contaminent l’espace social. On retiendra surtout de l’individualisme républicain son caractère universel: on devient un homme par l’abandon des liens hérités et par l’adéquation à une Raison universelle qui constitue notre «commune humanité» et qui nous donne les moyens de participer à la chose publique (res publica). D’autre part, il y a actuellement dans les débats politiques québécois une certaine nostalgie au regard du système républicain français. Cette nostalgie s’explique peut-être par une volonté de construire un modèle en opposition au modèle canadien que beaucoup de nationalistes considèrent comme négateur de leur identité alors qu’il a été justement pensé pour que le groupe majoritaire anglophone ne puisse exercer trop de pression sur les groupes minoritaires.
La question du foulard dans l’optique d’une logique individualiste
Il faudrait donc repenser la question du «foulard» dans l’optique d’une logique individualiste propre à notre société dite «postmoderne». Le foulard témoignerait ainsi moins d’un retour du religieux dans la société que d’une tension entre plusieurs modes de détermination du rôle du sujet dans la collectivité.
La façon «compréhensive» de gérer «le cas» du foulard serait de mettre en place des politiques de l’identité capables d’aider les individus à affirmer la leur. Le but de cette politique serait d’aider les plus en difficulté à s’autodéfinir en leur offrant des ressources et des supports affectifs indispensables à la construction de soi. À la place d’une dénonciation univoque, radicale et intolérante à laquelle s’adonnent quelques pyromanes aujourd’hui, ces politiques de l’identité protégeraient plutôt les individus des contraintes imposées par le groupe ; on ne cherche pas à arracher le Hijab des têtes des musulmanes comme le voudraient certains fondamentalistes laïques, mais à les protéger des possibles pressions du groupe au cas où elles voudraient ne pas le porter.
Cette idée part du principe que l’individualisme est l’essence de la modernité, que l’individu libre est la cellule de base de la société et que l’on ne peut pas aller à contre-courant de ce processus historique. L’individualisme est une pression sociale que l’on ressent au quotidien et qui pourrait se formuler comme étant la maîtrise par l’individu de sa propre singularité. À cet égard, l’individualisme n’est pas un égoïsme, ni un repli sur soi, mais la tentative de s’auto constituer au milieu d’un carrefour où se rencontrent des centaines d’autres individus. Ainsi, l’individu est peut-être plus relationnel que jamais, il tente cependant désormais de définir lui-même ses appartenances et refuse de se faire enfermer dans des identités qu’il n’a pas choisies. Ce dernier comme le souligne François De Singly «valorise toute forme d’attachement à condition qu’il puisse être délié si nécessaire.5» On doit pouvoir rompre nos liens, si ces derniers entravent notre projet personnel. Les politiques de l’individualisme doivent protéger la singularité et donc la capacité de chaque individu à pouvoir se départir de ses liens si ces derniers lui semblent oppressants.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Rappelons à cet égard que la commission des droits de la personne ne reçoit annuellement qu’une quinzaine de plaintes liées à des refus d’accommodements fondés sur des motifs religieux et que ces plaintes proviennent en majorité des groupes protestants ! D’autre part, la majorité des demandes d’accommodement, dans les entreprises ou les services publics sont le fait de personnes handicapées et de femmes enceintes. Voir à cet égard : Pierre Bosset et Paul Eid, Droit et religion : de l’accomodement raisonnable à un dialogue internormatif ?Publié dans : Actes de la XVIIe conférence des juristes de l’État, Éditions Yvon Blais, 2006, p 77
2. De Singly Francois, L’individualisme est un humanisme, Éditions de L’Aube, 2005
3. André Akoun, Dictionnaire de sociologie, Paris, Robert/Seuil, 1999, p 50
4. Luc Ferry, Alain Renaut, 68-86 Itinéraires de l’individu, Paris, Gallimard, 1987, p 126
5. De Singly Francois, L’individualisme est un humanisme, Éditions de L’Aube, 2005