Changer en consommant ?

Les changements climatiques, la crise énergétique, la crise alimentaire, autant de situations potentiellement catastrophiques qui préoccupent de plus en plus de gens. Ces trois problématiques sont intimement reliées. Du moins, les solutions mises de l’avant font toutes appel, de près ou de loin, à une sorte d’éthique individuelle. Composter, utiliser un vélo, surveiller ses choix en matière de consommation de nourriture, voilà des comportements individuels qui sont présentés comme porteurs de solutions. Mais le problème est-il mal posé en faisant peser la responsabilité du changement uniquement sur l’individu ?

 Alone
Frédérique Ulman-Gagné, Alone, 2008
avec la permission de l’artiste)
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La théorie économique, tout inexacte qu’elle puisse être, a pris des allures de science exacte au XXe siècle. Les paradigmes néo-classiques et keynésiens se sont partagé le haut du pavé, et aujourd’hui les variantes néolibérales et monétaristes sont les théories dominantes. L’influence de ces modes de pensées sur l’ensemble du champ social est indéniable. Le champ politique est l’une des plus flagrantes victimes de l’« économisation » du discours ; pensons seulement au slogan néolibéral « moins d’État, plus de marché » et au nouveau management public qui propose non seulement une privatisation des services publics, mais aussi une gérance des services encore publics à la manière d’une entreprise privée, gérance guidée par les principes d’efficacité et de réduction des coûts. Mais le champ social, de façon plus générale, souffre de la colonisation des théories économiques, si bien qu’à des problèmes sociopolitiques, on propose des solutions tirées de la théorie économique. Au problème environnemental, énergétique, alimentaire, on vise à responsabiliser l’individu et à orienter ses comportements individuels. Le tout s’enrobe d’une nouvelle éthique, puissante mais contradictoire. Nous sommes encouragés à voir ces problèmes sociaux comme des problèmes individuels.

L’idéologie de la responsabilité individuelle fait consensus à droite comme à gauche. D’un côté comme de l’autre, de Milton Friedman à Équiterre, on clame qu’« acheter, c’est voter ». Cette position trouve ses bases dans la théorie économique de Ludwig Von Mises, un théoricien autrichien mort en 1973, qui a raffiné la thèse de la souveraineté du consommateur qui fut mis de l’avant dès 1871 par des théoriciens dont Jevons et Menger. Selon ce postulat, c’est le consommateur qui oriente la production économique. Les choix faits par l’acheteur, le fait de choisir un produit plutôt qu’un autre, forcent les entreprises à s’adapter au diktat du consommateur sous peine de ne pas écouler ses marchandises, de diminuer ses profits. Cette thèse soutient donc les arguments que l’on entend par rapport à la responsabilité individuelle. Si les consommateurs achètent un produit bio ou équitable au lieu d’un autre, ils reconfigurent le circuit de production, ils « votent » pour la production de tels produits.

Cette thèse de la souveraineté du consommateur a été critiquée, et ce, à partir de plusieurs horizons théoriques. La critique la plus connue vient du célèbre économiste John Kenneth Galbraith qui, à la thèse de la souveraineté du consommateur, a opposé celle de la souveraineté du producteur. Pour Galbraith, les choix du consommateur sont limités à ce qui est effectivement produit et mis en marché, et les budgets astronomiques consacrés par les entreprises à la publicité laisse penser que les consommateurs sont amenés, voir manipulés, à acheter ce qui est constitue la production la plus rentable pour l’entreprise. D’un autre horizon, les adeptes des thèses du capitalisme cognitif soulignent que la marchandisation d’un nombre croissant de sphères de la vie humaine relègue celle-ci à une simple variante du système général de production.

L’individualisme exacerbé qui mène à proposer des solutions purement basées sur l’action individuelle risque d’une part d’occulter certaines dimensions inhérentes au problème et d’autre part de nous faire passer à côté de leviers efficaces pour lutter contre ce type de situations. Premièrement, il est important de garder en tête que le marché « libre » n’est qu’une fiction théorique. Dans la réalité, le marché est une obligation, un impératif. Les gens ne vont pas sur le marché de plein gré, mais parce qu’ils n’ont pas d’autres choix pour subvenir à leurs besoins. Sur ces marchés, les cartels, oligopoles, monopoles, la désinformation, etc., ne laissent pas tous les acteurs avec le même pouvoir. Le choix des consommateurs est inévitablement orienté en fonction de l’impossibilité de ne pas entrer dans le marché et par les relations de pouvoirs qui existent sur ce marché même. Finalement, ce ne sont pas tous les acteurs qui disposent des mêmes choix. Lorsqu’une famille vit sous le seuil de pauvreté, a-t-elle vraiment le choix entre Wal-Mart et la chic boutique de produits biologiques ?

Deuxièmement, l’idéologie du marché comme ultime régulateur social nous mène à croire que l’organisation politique et sociale, que l’action collective, sont secondaires. Pourtant, l’agriculture biologique et le café équitable, pour ne prendre que deux exemples, ne sont pas nés d’une demande abstraite. Ils sont plutôt le produit d’action collective, de la création de circuits économiques alternatifs fondés sur la coopération plutôt que la compétition et sur le respect de l’environnement plutôt que sa dégradation. Ici, les impératifs de profits ont été placés ailleurs dans la hiérarchie. Bien sûr, plus la demande est forte pour ce genre de produits, mieux c’est. Il ne s’agit pas ici de déresponsabiliser l’individu, mais de prendre un recul critique sur une situation générale. La consommation responsable n’est qu’un côté de la médaille. L’autre implique que les leviers politiques et l’action collective soient mis à l’avant-scène pour créer des réseaux de productions et de distributions alternatifs ainsi qu’un soutien politique et populaire derrière ces projets. Comme le suggère l’activiste américain Raj Patel, on peut favoriser le jardinage urbain guérillero, planter n’importe où, fonder des alternatives aux réseaux des supermarchés, mais au moment ou il faudra irriguer, l’implication politique collective sera nécessaire 1 . Si la consommation responsable possède ses vertus éthiques, l’action politique collective possède un réel pouvoir de changement. Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)

1. Christine Smallwood, «Backtalk: Raj Patel», The Nation, 16 juillet 2008.

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