La démocratie ou comment abuser d’un concept

En termes de politique étrangère américaine, l’agenda néoconservateur a connu son apogée lors du premier mandat de George W. Bush. Cet agenda a entre autres proposé d’exporter la démocratie, par les armes s’il le fallait, comme meilleur moyen pour les États-Unis de maintenir leur statut de superpuissance. Les principales critiques de cette politique ont particulièrement porté sur l’idée «d’exportation» qui a été dénoncée avec justesse comme une forme d’impérialisme à peine déguisé. Étrangement, l’intégrité du concept de démocratie n’a presque pas été questionnée. Pourtant, la démocratie dont il est question ici est un concept idéologisé et contradictoire. Non pas que l’idée de «pouvoir au peuple» soit douteuse; c’est plutôt le fait que cette idée n’ait pas vraiment d’incarnation dans la réalité qui est problématique.

 Folkert de Jong
Folkert de Jong , 2005
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La démocratie n’est bien entendu pas une invention moderne. Il semble d’ailleurs qu’elle soit apparue dans l’histoire antique comme un fait social avant d’être une idéologie. Le parcours historique de la paysannerie attique, aux VIIe et VIe siècles avant notre ère, aura vu certains regroupements de paysans s’affranchir politiquement jusqu’à ce que des luttes, les opposant aux propriétaires terriens, mènent certains réformateurs comme Solon et Cleisthènes à élargir le principe de citoyenneté au-delà des limites traditionnelles. Platon et Aristote, deux féroces adversaires de la démocratie, nous ont donné les premières conceptualisations de ce phénomène politique. Pour Aristote, la démocratie était simplement le gouvernement des pauvres; non pas de la majorité, puisque le philosophe mentionne clairement que même dans un cas utopique où les pauvres minoritaires domineraient les riches, il s’agirait toujours d’une démocratie.

Dans sa variante moderne, la démocratie libérale n’est en fait qu’une contradiction du gouvernement des pauvres. La classe politique sert davantage les intérêts des élites économiques, surtout en cette ère néolibérale. L’État lui-même a été réduit à une machine créatrice d’environnements favorables aux investissements. Les partis politiques sont davantage des machines de financement que des lieux de débat d’idées. Alors qu’au Canada la discipline de parti empêche les député-e-s de réellement représenter leurs électeurs et électrices, aux États-Unis, les pratiques lobbyistes favorisent drastiquement les groupes les mieux financés. Bref, si Aristote pouvait observer la démocratie à la sauce capitaliste, il proposerait sans doute une analyse différente de celle qu’il nous a laissée.

La démocratie est devenue un fourre-tout que l’on louange en tant que principe fondateur de nos sociétés mais que l’on exècre à exercer. Étrangement, personne ne monte aux barricades lorsqu’un politicien ou une politicienne déclare le plus candidement du monde que «les gens ne veulent pas d’élections», ce nouveau slogan des gouvernements minoritaires. En science politique, les théories du choix rationnel «démontrent» qu’il est en fait désavantageux d’un point de vue individuel et utilitariste de prendre le temps d’aller voter. Mais alors que nos élites tiennent de plus en plus à exporter la démocratie, par les armes s’il le faut, il suffit que les Palestiniens élisent démocratiquement le Hamas pour que d’un coup les puissances en cause dans la région coupent les vivres à l’Autorité palestinienne. Les élections truquées sont légions et plusieurs doutent de la légitimité de l’élection du dernier président américain, en plein idéal-type de la société démocratique.

Faut-il dès lors placer la démocratie au banc des accusés? Ou faut-il plutôt critiquer la forme spécifique que prend la démocratie dans le monde moderne? Le côté sombre de la démocratie ne réside peut-être pas tant dans son exportation, mais dans le reflet de ce que le capitalisme et le cynisme politique en ont fait.

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