L’autre crise du capitalisme américain

La crise financière américaine retient depuis plusieurs mois l’attention médiatique. Toutefois, ce dont on entend peu parler c’est la dimension sociale de cette crise qui conduit à une véritable explosion des inégalités sociales aux États-Unis.

 Stack of houses
Mike Wilson, Stack of houses, 2006
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L’actuelle débâcle financière, c’est d’abord la crise dans le secteur sous-prime, soit les créances à risque sur les ménages américains les plus fragiles financièrement. Ces ménages ont longtemps conservé un accès facile au crédit moyennant une «prime» sur le taux d’intérêt. Le crédit sous-prime a surtout été utilisé par les classes moins nanties aux États-Unis pour accéder à la propriété.

Malgré la prime supplémentaire qui rendait plus onéreux le coût des maisons, les créances sous-prime constituaient en 2006 près du quart des hypothèques en vigueur. Puisque ce secteur offrait un accès au crédit de manière excessivement laxiste, il a permis à une grande partie des ménages moins nantis de maintenir un niveau de vie aisé. Il a généré ce qu’on pourrait appeler une «fausse classe moyenne» aux États-Unis. Toutefois, tant que la bulle spéculative dans le secteur immobilier se poursuivait conjointement avec un taux d’intérêt très bas, cette «fausse classe moyenne» pouvait se maintenir: elle n’avait qu’à hypothéquer l’accroissement de la valeur de son habitation pour payer ses fins de mois.

Le simple essoufflement de la bulle immobilière a conduit à l’effondrement de ces fragiles arrangements financiers visant à endetter toujours davantage ceux qui n’en avaient pas les moyens. Alors que l’accès au crédit devient maintenant très difficile pour les plus pauvres, les saisies de maisons croissent de manière exponentielle puisque plusieurs ménages se retrouvent avec des hypothèques plus élevées que la valeur de leur maison. Paul Krugman, chroniqueur au New York Times, estime à 7000 milliards la perte de valeur dans l’immobilier américain d’ici la fin de l’année. Si certains prétendent que la crise sera semblable à la Grande dépression de 1929, elle sera à tout le moins plus importante que les crises de 1990 (bulle immobilière) et de 2001 (bulle technologique) combinées.

En frappant directement les plus pauvres, cette crise financière est en train de mettre cruellement en lumière les dérives du capitalisme américain depuis le début des années 1980. En effet, les années Reagan ont conduit à une croissance sans précédent des inégalités de revenus aux États-Unis. Les attaques contre les syndicats, les baisses d’impôt pour les plus riches et l’impératif de la compétitivité, qui a forcé la flexibilisation du travail et renforcé les avantages des entreprises, sont tous des facteurs qui ont conduit à une explosion des inégalités de revenus.

Si on analyse la répartition des revenus par centiles (tranches de 1%, des plus pauvres aux plus riches; voir le tableau), on constate un changement majeur dans la répartition des revenus. Si l’ensemble de la société profitait de la croissance économique de 1947 à 1979, c’est clairement les 5% les plus riches qui ont empoché le magot depuis 1979. À noter qu’avec l’intégration des femmes sur le marché du travail, le nombre d’heures travaillées en moyenne par ménage a augmenté de 20% depuis 1979, ce qui signifie que la moitié des ménages américains se sont appauvris par rapport au nombre d’heures travaillées.

Il n’est donc pas surprenant que le palmarès des PDG les plus riches, dans le magazine Fortune, montre que les revenus annuels moyens (ajustés pour l’inflation) des cent plus grands PDG américains soient passés de 1.3 millions (40 fois le salaire moyen), en 1970, à 37.5 millions (1070 fois le salaire moyen) en 1999. Tandis que les revenus horaires réels de la majorité des travailleurs ont baissé depuis 1970, ceux des PDG ont augmenté de 2900%.

L’accès facile au crédit a pu camoufler jusqu’à présent cette explosion des inégalités puisque même si la majorité des Américains s’appauvrissaient, ils gardaient un accès à un niveau de vie aisé et ne ressentaient donc pas ces inégalités. La crise financière actuelle met cruellement en lumière l’importance des dynamiques inégalitaires mises en place depuis le début des années 1980. Ce n’est pas que la finance qui est en crise, mais c’est le modèle néolibéral fondé sur la croissance des inégalités qui devient injustifiable pour ceux qui paient le prix de cette crise.

Croissance des revenus après impôts des ménages américains, ajustés pour l’inflation, 1947-1979 & 1979-2004
Sources: Congressional Budget Office, Historical Effective Federal Tax Rates 1979-2004

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