La maison d’édition indépendante Écosociété s’engage, bien malgré elle, dans une lutte qui s’annonce longue et coûteuse contre la plus grande compagnie aurifère du monde: Barrick Gold. Voilà plusieurs semaines que l’histoire s’ébruite. Insatisfaite du contenu du livre Noir Canada d’Alain Deneault et al., qui recense les comportements pour le moins douteux de la compagnie minière canadienne en Afrique, celle-ci a intenté une poursuite-bâillon, mieux connue sous son acronyme anglais de SLAPP (Strategic Lawsuit Against Public Participation1) contre la maison d’édition.
Noir Canada se veut, selon Alain Deneault, la synthèse d’une panoplie de sources autour des actions de Barrick Gold en Afrique. Citant entre autres Human’s Rights Watch, Amnistie Internationale, et plusieurs autres rapports, recherches, enquêtes et témoignages, Deneault et al. dressent un portrait sombre de la situation. D’expropriations violentes au financement de groupes paramilitaires armés, en passant par le chantage politique et l’exploitation éhontée du continent africain, plusieurs cas sont analysés. Sans porter d’accusations ouvertes contre Barrick Gold, Deneault et al. signent une œuvre critique qui appelle à la mise sur pied d’une commission d’enquête indépendante.
Visant à empêcher la publication du livre, Barrick Gold a, dans un premier temps, envoyé une mise en demeure à Écosociété et aux auteurs de Noir Canada, menaçant ceux-ci de les traîner en cour s’ils n’acceptaient pas d’annuler la sortie du livre. Devant le refus de la maison d’édition, la compagnie minière est passée aux actes: une poursuite de 6 millions de dollars a été déposée à la Cour supérieure du Québec. Disposant de peu de moyens (Écosociété est la propriété de l’Institut pour une écosociété, un organisme sans but lucratif), l’éditeur se retrouve devant un choix qui n’en est pas un: retirer le livre des rayons ou engager une bataille qui mènera très probablement Écosociété à cesser ses activités.
Si le SLAPP est encore peu connu au Québec, André Bélisle de l’AQLPA recense tout de même une douzaine de poursuites de ce genre. S’appuyant sur le principe de la disparité des moyens financiers entre le poursuivant et le poursuivi, le SLAPP ne vise pas à établir la vérité dans une cour de justice, mais plutôt à faire taire les citoyen-ne-s et organismes qui critiquent les pratiques des compagnies privées. Puisque le processus judiciaire qui entoure ce genre de poursuite est généralement long et complexe (il faut en moyenne 2 ans d’attente et de procédures pour en arriver à l’étape de la plaidoirie en cour) le poursuivi, écrasé par les coûts et les besoins en termes d’expertise, finit souvent par abandonner. D’ailleurs, 95% des SLAPP ne se rendent jamais à l’étape de la cour.
Dans le cas de Barrick Gold contre Écosociété, il s’agit d’utiliser des moyens financiers non seulement pour brimer la liberté d’expression et le droit à l’information, mais également pour bâillonner la liberté de recherche académique malgré que les auteurs aient respecté tous les standards et la rigueur qu’exigent la recherche en sciences sociales. Ce ne sont donc pas les armes qui ici font taire les universitaires et les citoyen-ne-s, ce sont les dollars.
Ce nouveau diktat de l’argent tire sa possibilité du laxisme des lois québécoises et canadiennes en la matière. En effet, plusieurs pays ont récemment renforci leur législation de manière à réaffirmer les principes de liberté de presse, d’information et d’expression, spécifiquement pour contrer les SLAPP. Parmi ceux-ci, l’Angleterre, la Nouvelle-Zélande et 25 États américains ont déjà réagi à cette faiblesse légale. L’Union européenne devrait emboîter le pas sous peu. Au Québec, bien que les trois principaux partis s’entendent sur l’urgence de revoir la législation avant la fin de la présente session parlementaire, nous attendons toujours. Avec l’appui officiel de Québec solidaire et du Parti vert du Québec à Écosociété, l’ensemble de la classe politique québécoise semble au diapason sur cette question. Ne manque plus que l’action. Le gouvernement doit adopter dès maintenant une loi anti-SLAPP rétroactive et c’est pourquoi nous devrons le rappeler sans relâche aux élus jusqu’à ce qu’ils aient pris leurs responsabilités.
D’ici à ce que les gardiens du statu quo passent de la parole aux actes, il est nécessaire de faire de cette lutte judiciaire entre Écosociété et Barrick Gold un symbole de la lutte pour la démocratie et la liberté de presse, au Québec et ailleurs. Devant ce diktat de l’argent, nous devons réaffirmer les acquis démocratiques et empêcher que la recherche académique critique soit bâillonnée. Au-delà des dangers de l’uniformisation du discours, c’est le droit de penser et d’agir autrement qui est en jeu.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Poursuite stratégique contre la participation publique