Peu avant le sommet du G8 qui s’est tenu le mois dernier, le Président américain déclarait le plus sérieusement du monde que le réchauffement climatique était un problème sérieux. Y allant d’une proposition timide voulant réunir les 15 plus gros pays émetteurs de gaz à effets de serre dans l’optique de fixer des cibles non-contraignantes de réduction des émissions, l’administration américaine a clairement démontré son opposition aux accords de Kyoto et son désir d’exercer le leadership en matière environnementale uniquement selon ses propres termes. Heureusement, la complexité du système politique américain (plus de 36 000 unités de gouvernement) fait en sorte que plusieurs autres paliers administratifs et décisionnels ont déjà adopté des mesures visant à lutter contre le réchauffement climatique. Que ce soit par les administrations des différents États ou via les administrations municipales, les citoyens américains, devant l’intransigeance bornée de l’administration fédérale, ont su utiliser différents canaux pour exprimer leur inquiétude devant le problème environnemental.
David Shapinsky, Smog Layer Over Upstate
New York, 2002 (NASA) – La couche de smog
au-dessus de l’état de New York, 2007
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Le constat scientifique des causes du réchauffement climatique
Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, dans un rapport publié en février dernier par le Programme des Nations Unies pour le Développement, a confirmé ce que la majorité des citoyen(ne)s savait d’ores et déjà: le réchauffement climatique est lié à l’activité humaine. Malgré les poches de résistance qui continuent de puiser dans diverses idéologies ou dans un scepticisme cynique pour réfuter cette thèse, le consensus croît de jour en jour. Un vieux philosophe français, Louis Althusser, qui malgré tous ses défauts a tout de même eu quelques éclairs de génie, établissait la distinction entre science et idéologie comme suit: la science est une forme de savoir humain qui n’a pour intérêt que l’approfondissement de la connaissance per se, tandis que l’idéologie répond toujours à des intérêts provenant d’autres domaines que la connaissance, par exemple des intérêts de groupes religieux, d’acteurs économiques, de forces politiques, etc. Dans cette perspective, la science a une forme de neutralité tandis que l’idéologie vise à légitimer le pouvoir social d’un groupe particulier ou la promotion de ses intérêts. Un autre philosophe français qui fut l’élève du premier, Michel Foucault, qui lui aussi malgré ses défauts eut quelques éclairs de génie, refuse à la science ce statut particulier. Pour lui, la science défend également des intérêts particuliers sous le couvert de la neutralité. Puisque chaque production de savoir entraîne la formation de relations de pouvoir et vice-versa, la science elle-même, et non seulement l’idéologie, fait la promotion d’intérêts étrangers au domaine «pur» de la connaissance et favorise des groupes sociaux particuliers (technocrates, médecins, etc.). Qui croire? Si l’on en croit Althusser, nous devrions croire les constats scientifiques et réfuter les opposants idéologiques. Si l’on en croit Foucault, nous devrions être cyniques envers les uns comme les autres.
Bien que le cynisme ait ses vertus, il pose rapidement un problème pratique. En effet, il semble qu’en matière de survie de l’humanité, le cynisme ne soit pas vraiment une attitude salvatrice. Bien que l’on puisse reconnaître que le savoir scientifique à ses limites, il n’en demeure pas moins qu’il constitue à bien des égards une source de connaissances beaucoup plus utile que la propagande médiatique, le dogmatisme religieux ou le discours politique officiel. Entre le constat scientifique soutenant que le réchauffement climatique est lié à l’activité humaine et ses réfutations idéologiques, il semble donc que nous devions opter pour le premier.
Produire la crise ou produire mieux?
Dans un contexte global, le problème environnemental soulève des questions d’un tout autre ordre que purement physiques ou climatiques. Ce problème touche à l’essence même des sociétés, aux conditions dans lesquelles les richesses sont produites, aux formes d’organisation des institutions démocratiques, à l’organisation sociale dans son ensemble, bref, à l’activité humaine comme le résume si bien l’expression consacrée. Mais de quelle activité humaine s’agit-il plus précisément lorsqu’on aborde le problème du réchauffement climatique? L’activité productive. Nous entrons ici dans le tabou de l’économie où tout est privé, où toute une série de lois a historiquement retiré de la sphère publique et politique l’activité productive pour la garder sous le contrôle d’une élite possédante, qui décide, selon les impératifs de la compétition économique, de ce qui est produit et de la manière dont c’est produit. Il faut sortir du mythe qui pose le problème environnemental comme un problème de consommation. Aucun produit n’est consommé avant d’être préalablement produit. De plus, la consommation productive, c’est-à-dire ce qui est consommé par la production elle-même (matières premières, énergie, etc.) est également inscrite dans la sphère productive et est responsable d’une grande partie des problèmes reliés au réchauffement climatique.
Un des problèmes que nous rencontrons avec une production qui est gérée par les impératifs de compétition, c’est que les externalités négatives sont reléguées à la sphère publique alors qu’elles pourraient être comptabilisées à même les coûts de production des entreprises. Les externalités sont les coûts engendrés par l’activité de l’entreprise, mais non pris en compte dans son cadre financier. Les externalités négatives sont donc une forme de «dommages collatéraux» de la production, comme par exemple la pollution d’une rivière, l’usure des voies de transports, etc. Ce ne sont pas les entreprises qui paient pour ces coûts à même leurs budgets, mais les différents paliers de gouvernements. Nous touchons ici à un aspect de la responsabilité sociale des entreprises. Le point de vue néolibéral sur cette question est assez éclairant: nous vivons dans un système où la responsabilité sociale des entreprises est d’augmenter les profits de ces dernières. Point final(1). Le système soviétique fut également un échec. L’institutionnalisation du gaspillage des ressources fut l’un des résultats de la planification centraliste autoritaire non-démocratique. De ce point de vue, ce qu’il manque au capitalisme, comme ce qu’il manquait en URSS, c’est la démocratie. Ces deux systèmes ont produit la crise environnementale.
Pour l’instant, les idéologies de la liberté individuelle présentent la démocratie représentative libérale, celle qui se situe au niveau politique, comme la forme de démocratie ultime. On en oublie que la sphère économique évolue sans levier de contrôle démocratique, laissant aux entreprises et aux acteurs financiers le soin de dicter l’agenda en matière de production. Les interventions gouvernementales sont si timides jusqu’à maintenant, et si teintées d’opportunisme politique, qu’il faudra une réelle réappropriation par la population des leviers décisionnels au niveau productif. Al Gore, malgré son propre opportunisme politique, a le mérite de reconnaître que les politiciens sont en retard, et très en retard, sur la population quant aux questions environnementales. N’oublions pas que la fonction du politique, dans le modèle néolibéral actuel, est d’établir les conditions idéales à l’investissement et aux mouvements de capitaux, non pas de combattre le réchauffement climatique.
Il n’est pas impossible de résoudre la crise environnementale dans les conditions systémiques actuelles. Mais il semble improbable que l’on puisse faire face à ce problème sans revoir le fonctionnement de notre économie. Entre une solution modérée, qui voudrait rendre les entreprises plus responsables des externalités négatives en matière environnementale et une solution plus radicale, qui prônerait la démocratisation de la sphère productive, il y a une panoplie de possibilités. Toutefois, le tournant vert ne se fera pas sans une pression démocratique forte venant de la population.
Finalement, il faut sortir du cocon des sociétés capitalistes «avancées». Les pays du «Sud global» ont longtemps été réticents à adopter des mesures environnementales contraignantes en faisant valoir leur droit au développement. Les plus cyniques d’entre eux ont vu dans les impératifs environnementaux un complot des grandes puissances pour freiner leur développement. Il faut garder en tête que sur la plus grande partie de la surface de la Planète, l’heure n’est pas encore à la lutte contre la fin de l’humanité, mais bien à la lutte contre la faim de l’humanité. Là aussi, il ne suffira pas de freiner la production – au contraire il faudra l’accélérer –mais il faudra aussi prôner une plus grande transparence de cette production et le droit des populations d’agir démocratiquement en «chien de garde» contre les fameuses externalités négatives. Produire mieux nécessitera que les impératifs de compétition soient eux-mêmes soumis à deux impératifs plus fondamentaux: l’impératif de l’accès aux richesses pour les démunis de ce monde et l’impératif de survie de l’humanité sur la Planète.
Notes
(1) Milton Friedman, ”The social responsibility of business is to increase its profits”, New York Times Magazine.