Le 26 mai dernier avait lieu à Montréal le premier colloque du Québec, et même de l’Amérique du Nord, ayant pour thème la décroissance. S’intitulant «Sortir de l’impasse – la décroissance?», ce colloque était organisé par l’Institut pour une écosociété, le Réseau québécois pour la simplicité volontaire et par le Collectif d’études sur les pratiques solidaires. Ces trois groupes ont réussi à réunir des conférenciers de provenances variées s’entendant tous sur le même constat: la quête du développement économique continu est un leurre, une aberration, un danger pour les individus ainsi que pour les sociétés et bien sûr, pour la Planète.
Le système économique mondial rendrait-il malheureux, contrairement à ce que nos gouvernants sous-entendent? La richesse apporte-t-elle vraiment confort et sérénité à ceux qui la possèdent ou qui vont à sa quête? Dans nos sociétés de pays dits «développés», que Jean-Claude Besson-Girard, responsable de la revue française Entropia, qualifierait de pays «enrichis», le bonheur est-il plus grand que dans les sociétés frugales de type chasseurs-cueilleurs? Ce sont certaines des questions qui ont été soulevées lors du rassemblement du 26 mai dernier(1).
Le labyrinthe du développement
L’un des conférenciers invité, Yves-Marie Abraham de l’École des hautes études commerciales de Montréal, a souligné que le hic dans le développement, c’est la rareté, ou encore, la finitude des ressources. Grosso modo, la société croissante qui doit répondre aux besoins illimités de chacun ne peut satisfaire les besoins de tous! Qu’adviendrait-il alors si les besoins étaient limités? Un autre monde ne reposant plus sur l’impératif de la croissance serait-il possible? Afin de limiter ses besoins, l’Homme doit cesser de désirer et de se sentir lésé, en manque. C’est ce que nous a démontré M. Abraham, qui ajoute que les cultures du monde variant d’une société à l’autre, certaines ne sont pas confrontées à la sensation de manque, ou encore, de rareté. Impossible?
M. Abraham rappelle pourtant que c’est le cas des quelques sociétés subsistant encore aujourd’hui grâce à la chasse et à la cueillette en ne travaillant que de 3 à 5 heures par jour et vivant dans un dénuement matériel relatif. Ces peuples ont saisi que s’ils travaillaient davantage, ils accumuleraient plus de biens et en viendraient à épuiser les ressources, qui forment le pilier de leur situation matérielle. L’infinitude des besoins n’est pas naturelle à l’Homme, elle est culturelle.
La décroissance comme option
La décroissance n’est ni un concept, ni une nouvelle école, ni la mission d’un parti politique établi: ce n’est pour l’instant qu’un ouvroir de société potentielle, pour reprendre le célèbre nom de l’OuLiPo. Plutôt que de revisiter des oeuvres anciennes à la recherche des mécanismes qui sous-tendent leur création, la décroissance revisite les sociétés passées et d’ailleurs, afin de saisir la façon dont elles fonctionnent. Plutôt que de créer des oeuvres littéraires à partir de contraintes, elle impose à la création d’une nouvelle société la contrainte de la finitude des ressources et donc l’obligation de limiter les besoins. Comme le dit si bien Serge Latouche, professeur émérite de sciences économiques à l’Université Paris-sud, elle vise à «décoloniser l’imaginaire»; décoloniser du seul système économique et politique connu actuellement dans nos pays enrichis: le développement. Que ce dernier soit appelé «durable», qu’il soit ancré dans une idéologie communiste ou néo-libérale, il poursuit toujours le même objectif: la croissance économique(2). Et le plus fervent adepte de ce monothéisme en Amérique du Nord, les États-Unis, est pourtant le pays le plus menacé par l’implosion de son système. Un indice de cette impasse est sa dette nationale, la plus importante au monde (Besson-Girard). Serge Mongeau, auteur de La Simplicité Volontaireet omnipraticien montréalais, rappelle que, dans ce pays, 16% de la richesse collective est dédiée à l’industrie de la santé, mais que les indices de santé se trouvent sous les niveaux de ceux du Costa Rica! C’est pourquoi M. Mongeau préconise l’intervention en amont des maladies (prévention, promotion de la santé, etc.) et la diminution des coûts des traitements.
La décroissance est proposée en réponse à plusieurs crises actuelles: la crise sociale, engendrée par la mondialisation libérale; la crise culturelle, découlant de la perte des repères et des valeurs au fur et à mesure que la mémoire et l’imagination s’effacent et que les rêves disparaissent; et enfin, à la crise démocratique, résultant du pouvoir montant de l’argent et de ceux qui le possèdent (Besson-Girard), du désabusement des citoyens qui ne produisent que peu d’impact et qui se trouvent face à des gouvernements de coalition (Marcel Sévigny, membre du collectif La Pointe Libertaire). La décroissance répond à ces différentes crises par le renforcement de l’économie locale, qui diminuerait par le fait même les impacts environnementaux; par la densification des relations humaines permettant le développement de sociétés plus fortes; par l’équité et par la conservation des ressources limitées (Mongeau).
Passerelle entre politique et poétique
Suffit-il qu’un acte soit possible pour légitimer sa réalisation? Les objecteurs de croissance pensent que non. Il faut savoir se limiter, vivre une sorte de frugalité heureuse, pour reprendre les mots de François Brune, écrivain français, auteur de De l’idéologie aujourd’hui, (Parangon, 2005). Afin de se départir de l’idéologie de croissance, on doit se défaire de l’anthropocentrisme au profit de l’écocentrisme. Il faut pour cela se préparer à affronter les différentes résistances qui peuvent se présenter: qu’elles soient de nature individuelle, car la décroissance chamboule certaines valeurs intégrées très profondément, ou de provenance extérieure, car la décroissance chambarde toutes les structures qui sont basées sur la croissance économique. Ce sont du moins les mises en garde que Jean-Claude Besson-Girard met de l’avant.
Dans le domaine de l’agriculture, la réduction de la production et de la consommation est aussi essentielle que la meilleure répartition des produits. La mécanisation a fait passer l’agriculture du rythme lent de la nature à celui effréné de l’économie(3), épuisant sols et cultivateurs toujours en compétition pour garder leurs terres et pour augmenter la vente de leurs produits.
Une réduction des heures de travail, une agriculture locale et biologique, un système de santé axé sur la santé plutôt que sur la maladie, des échanges de biens et services, la transformation de la hiérarchie en place, toutes ces mesures accompagnées d’une diminution des besoins (ou désirs), participeraient à l’avènement et à la réalisation d’une société décroissante. C’est du moins ce qu’en penseAnna Kruzynski, membre duCollectif d’études sur les pratiques solidaires.
Et au Sud…
Au Sud, la décroissance signifierait plutôt retrouver l’autonomie (alimentaire, par exemple) sans reproduire toutes les bêtises commises par l’Occident (comme l’escalade de la pollution). Il s’agit également de conserver les valeurs de solidarité et de retrouver un enthousiasme désespéré, expression choisie par Jean-Claude Besson-Girard pour désigner l’entrain et la motivation qui animent ceux qui sont convaincus de leurs idées et gestes et qui savent qu’autrement, c’est l’impasse.
Récapitulation
Enfin, la décroissance est politique, car elle implique la mise en oeuvre de politiques en rupture avec celles qui gouvernent nos sociétés. C’est en quoi elle se démarque de la simplicité volontaire, un mode de vie personnel que des individus choisissent par conviction et par éthique. La décroissance représente certainement une pensée dérangeante qui cherche une voie pour «l’après-développement» et pour répondre aux crises énergétique, climatique, sociale et culturelle. Sa pertinence tient du fait que la somme des intérêts particuliers ne constitue en aucun cas l’intérêt commun dans nos sociétés croissantes. Elle propose donc l’autolimitation à laquelle notre espèce est confrontée si elle souhaite survivre. Elle rejette le culte irrationnel de la croissance pour la croissance et offre la possibilité de créer des sociétés conviviales, autonomes et économes(4).
Notes
(1) Institut pour une écosociété, Réseau québécois pour la simplicité volontaire et Collectif d’études sur les pratiques solidaires. 26 mai 2007. Colloque « Sortir de l’impasse : la décroissance ? », Université du Québec À Montréal. (2) LATOUCHE, Serge. Entropia n° 1 – Décroissance et politique : Un projet politique . Lyon, Parangon/Vs 31, 224 pages.
(3) Marco Sylvestro, membre fondateur de l’Union paysanne du Québec.
(4) LATOUCHE, Serge. Entropia n° 1 – Décroissance et politique : Un projet politique . Lyon, Parangon/Vs 31, 224 pages.