Le cru 2009 du Festival du Nouveau Cinéma à Montréal était des plus captivants : le bouleversant Fausta : La teta asustada de Claudia Llosa, la chronique à la fois burlesque et mélancolique de Elia Suleiman, The Time That Remains, le poétique Unmade Beds d’Alexis Dos Santos et bien d’autres… On dit que la musique adoucit les mœurs. Peut-elle également être un souffle de liberté et un vecteur de contestation? La réponse en images et en décibels, avec le documentaire Taqwacore de Omar Majeed sur la rencontre du punk et de l’Islam et avec le docu-fiction No one knows about persian cats de Bahman Ghobadi sur la scène musicale clandestine de Téhéran.
Taqwacore, un bras d’honneur cinématographique au statu quo
À l’affiche au Festival du Nouveau Cinéma et en salles à Montréal le 19 Octobre, Taqwacore – The Birth of Punk Islam, réalisé par Omar Majeed, est un documentaire décoiffant sur la scène musicale nord-américaine punk et musulmane. Désignant cette scène, le terme taqwacore provient du mot arabe taqwa qui signifie piété, apposé à core (noyau en anglais) de manière à rappeler l’adjectif hardcore (extrême).
Présenté au Festival du Nouveau Cinéma en ouverture de la section déjantée Temps ø, Taqwacore a ceci de particulier qu’il dépeint un milieu musical qui a vu d’abord le jour noir sur blanc, avant de devenir réel. En effet, le film est basé sur le roman Les Taqwacores, écrit par Michael Muhammad Knight. Ce personnage haut en couleurs s’est converti à l’Islam à l’adolescence avant de partir au Pakistan étudier sa nouvelle foi dans une mosquée. Quelque temps après son retour aux États-Unis, il prend des distances à l’égard de la ligne fondamentaliste de l’Islam qu’il avait adoptée et se lance dans l’écriture de son premier livre.
Le roman de fiction Les Taqwacores trace le portrait d’une communauté de jeunes musiciens appartenant à la scène punk et musulmans, qui alternent concerts, fêtes et prières. Aujourd’hui au programme dans plusieurs universités, cet ouvrage a inspiré la formation de plusieurs groupes de musique, qui y ont puisé une manière de réconcilier leur foi à l’égard d’une religion communautaire, leur désir d’individualité et d’affirmation personnelle ainsi que leur attrait pour le punk. Après la publication du livre de Michael Muhammad Knight, des jeunes désireux de rencontrer ses personnages ont contacté l’auteur. Et puisque Les Taqwacores appartenaient au monde de la fiction, qu’à cela ne tienne, ces jeunes allaient les faire exister en les incarnant. Initialement auto-publié, le roman est aujourd’hui traduit dans plusieurs langues et disponible en français chez Hachette.
À l’origine du film, se trouve Eyesteelfilm, une boite de production basée à Montréal et dont le cheval de bataille est le cinéma engagé socialement. On lui doit notamment le très beau et très primé Sur le Yangzi, réalisé par Yung Chang en 2007, très bien accueilli par le public et la critique.
Le documentaire d’Omar Majeed narre les pérégrinations d’un groupe de musique taqwacore, The Kominas, à travers les États-Unis, puis à Lahore au Pakistan. Rejoints par leur mentor, Michael Muhammad Knight et circulant dans leur bus vert, The Kominas (« garnements » en punjabi) sèment à tout vent leur combinaison de rythmes punk et de sons traditionnels en provenance d’Asie du Sud. Leurs morceaux, chantés en anglais ou punjabi, ont des titres tels que Sharia in the USA et Blackout Beach. Le point d’orgue de cette tournée a lieu lorsque The Kominas créent des remous à la convention nationale de la conservatrice ISNA (Société Islamique d’Amérique du Nord). Les musiciens se font expulser en raison de la performance sur scène de la chanteuse du groupe Secret Trial Five, leurs acolytes féminins de Vancouver, mais non sans avoir enflammé au préalable le jeune public avec leur rock débridé. Dans la tradition musulmane, il est impie qu’une femme se produise sur scène et entendre son chant est considéré comme un péché.
Apparu en 1976-77, le genre musical du punk est un mouvement culturel contestataire, symbolisant le renouveau et refusant les limites à la création. La scène taqwacore aux États-Unis et au Canada s’est emparée de l’esprit de remise en question propre au punk pour faire un bras d’honneur, selon les musiciens dans le film, à la fois à l’Occident et à l’Orient, mettant des claques non seulement aux tympans mais également aux idées. Les protagonistes disent avoir trouvé ainsi une voie dans l’Islam qui leur corresponde, un Islam dont ils définissent eux-mêmes les conditions. Ils rejettent autant le fondamentalisme religieux que la panique collective, les peurs et les stéréotypes à l’égard de leur foi. Le réalisateur canadien d’origine pakistanaise Omar Majeed explique que son désir était de se pencher sur les pratiques de musulmans sortant des sentiers battus, dans le contexte d’une société profondément marquée et meurtrie par les attentats du 11 Septembre 2001.
À l’instar de l’idéal du mouvement punk, le documentaire Taqwacore constitue un pied de nez aux idées préconçues, aux traditions et à l’ordre établi des choses. Cependant, Michael Muhammad Knight souligne dans le film que toute forme d’expression artistique aurait pu faire l’affaire, du moment qu’il y a une remise en question et la reconnaissance de la complexité des êtres humains. Ainsi, il existe actuellement une approche exclusive des identités, consistant à voir les personnes exclusivement à travers le prisme de leur religion ou de leur ethnicité(2). Cette illusion d’une identité unique qui prend le pas sur toutes les autres appartenances des individus s’intensifie avec la montée des nationalismes, exacerbée par la mondialisation. Elle est à l’origine de nombreux conflits(3). Il est donc primordial d’engendrer une prise de conscience de la pluralité des identités humaines. Le film Taqwacore se penche sur ces questions d’une manière allègrement novatrice. Ces jeunes ne sont pas seulement musulmans, mais également musiciens, membres de la scène taqwacore, nord-américains, etc.
« Peut-être que vous ne passerez jamais à la radio, peut-être que personne au sein des diverses structures de l’industrie musicale ne vous soutiendra… mais, même si c’est uniquement à l’intérieur de votre groupe d’amis, vous pouvez créer votre propre culture » nous dit Michael Muhammad Knight dans le documentaire. Là réside l’un des messages le plus importants du film, dans un monde où le contenu artistique est de plus en plus préfabriqué, régi et uniformisé par les industries culturelles. À un spectateur demandant où se procurer leur album, The Kominas répondaient pendant l’avant-première de Taqwacore au FNC : « Envoie-nous un courriel et nous piraterons notre musique pour toi! »
La musique peut-elle être un souffle de liberté, balayant sur son passage les idées figées et les fondamentalismes ou les oppressions de tout acabit? D’autres documentaires s’étaient penchés sur cette question. Notamment, Beijing Bubbles – Punk and rock in China’s capital, réalisé en 2007, décrit la scène punk et rock en Chine, où le rock’n roll n’est connu que depuis une vingtaine d’années. Selon les réalisateurs, les allemands Susanne Messmer et George Lindt, la scène punk, quasiment exsangue en Europe, a trouvé un regain de vitalité et d’énergie dans l’Empire du Milieu, un pays caractérisé par le manque de libertés individuelles, des traditions pesantes et l’importance de la productivité, un peu comme si le punk ne pouvait réellement s’épanouir que dans la contestation d’un carcan oppressant(1). Le documentaire Wasted Orient, réalisé par Kevin Fritz, est également situé en Chine et met l’accent sur les difficultés de faire de la musique non sanctionnée par le gouvernement, telles qu’elles sont perçues et vécues par le groupe de rock local Joyside en tournée dans le pays. Ainsi, le titre semble faire référence au gaspillage du talent des musiciens désabusés, qui noient leurs désillusions dans l’alcool. Dans un autre registre musical, Slinghshot Hip Hop, que l’on doit à la cinéaste Jackie Salloum, dresse l’état des lieux de l’énergétique scène palestinienne rap à la fois dans la Bande de Gaza, en Cisjordanie et dans les communautés palestiniennes vivant en Israël. Le hip hop constitue l’étendard d’une révolution des décibels, permettant aux rappeurs de décrire les conditions de vie palestiniennes dans les Territoires Occupés et en Israël.
Le film iranien No one knows about persian cats, à l’affiche également au Festival du Nouveau Cinéma à Montréal en octobre dernier, se penche également sur la musique, une musique interdite et contestataire.
Personne ne sait rien des chats persans
Parcourant Téhéran dans tous les sens, Negar (Shaghaghi) et Ashkan (Kooshanejad) cherchent à se procurer passeports et visas pour aller faire un concert de rock indépendant à Londres. Ils viennent de sortir de prison. Motif de l’incarcération? Jouer de la musique, chose illégale en Iran. Les personnes qui enfreignent cette règle risquent des coups de fouets, des amendes et la prison. En effet, depuis la révolution de 1979, la musique, notamment de type occidental, n’a pas droit de cité en Iran et est pratiquement interdite par les autorités, pour des raisons principalement politiques.
Récompensé par le prix spécial du Jury de la section Un Certain Regard du festival de Cannes 2009, le film No one knows about persian cats (Kasi az gorbehaye irani khabar nadareh en persan) dépeint la scène musicale clandestine de Téhéran ainsi que les soucis sécuritaires, économiques et artistiques des protagonistes de cette scène et les dangers qu’ils encourent. Le réalisateur Bahman Ghobadi (kurde iranien) est lui-même musicien et travaille actuellement sur son premier album. La première séquence du film le montre d’ailleurs en train de chanter dans un studio de son, tandis que des spectateurs échangent à propos de son interdiction d’enregistrer.
Jouée et écoutée exclusivement en sous-sol, la musique à Téhéran est underground au propre et au figuré. Les musiciens sont contraints de répéter dans des caves, des abris de fortune insonorisés au moyen de cageots à œufs et des étables, incommodant les vaches qui ne goûtent guère les joies du heavy metal. Ils doivent monter sur les toits, se faufiler à moto dans les ruelles de la capitale iranienne, organiser des concerts secrets en appartement, se cacher de la police, espérer que les voisins ne les dénoncent pas. Ces jeunes remuent ciel et terre pour pouvoir quitter le pays mais, en même temps, essayent par tous les moyens de jouer à Téhéran, n’importe où et pour qui est prêt à les écouter. Ils ont des affiches de Joy Division et Nirvana aux murs des caves où ils se réfugient, lisent La métamorphose de Kafka en persan, rêvent d’aller en Islande pour entendre le groupe Sigur Ros sur scène.
Persona no grata et cinéaste censuré dans son pays, Bahman Ghobadi a tourné No one knows about persian cats en catimini et sans autorisation, en dix-sept jours, grâce à des repérages en motocyclette et avec une caméra digitale S12K. En Iran, l’équipement à format 35 mm est la propriété exclusive de l’État et ne peut être loué sans autorisation de tournage. Appréhendé par la police à deux reprises, le réalisateur s’est tiré d’affaire en leur offrant des exemplaires de ses films interdits et en leur racontant qu’il préparait un documentaire sur la drogue. Les scènes ont du être tournées très rapidement et sur des motos. Celle de l’arrestation a nécessité la transformation d’une voiture normale en voiture de police et le taillage sur mesure d’uniformes de policiers achetés. Tout cela fait de No one knows about persian cats un film marqué par l’urgence, frénétique, en rupture avec le ton coutumier de Ghobadi, traduisant la fureur de vivre de ces musiciens prêts à toutes les extrémités pour jouer et se défiant de la censure et des risques, reproduisant le dynamisme et le rythme rapide de la vie à Téhéran. La capitale iranienne, visualisée à travers ses ruelles, ses caves, ses toits et son ciel, constitue un personnage à part entière du film, véritable ode d’amour à la ville, nous donnant à voir une facette captivante et inhabituelle dans le cinéma de cette dernière.
Le film de Ghobadi est intense et dramatique, mais pas dénué d’humour pour autant, bien au contraire. Le pivot comique du film correspond au personnage attachant et volubile de Nader (Hamed Behdad), entrepreneur de toutes sortes, promoteur musical capable de dénicher faux papiers et de se sortir de plus d’un pétrin. En est témoin la scène hilarante du commissariat, où Nader, menacé du fouet et d’une exorbitante amende, négocie avec le policier.
No one knows about persian cats transcende les catégories cinématographiques, brouillant les cartes et mélangeant les genres, comédie, drame social, thriller et documentaire musical. Il constitue un docu-fiction, où les acteurs jouent leurs propres personnages, mais qui comporte néanmoins une gpartie fictionnelle. Il rappelle en cela l’œuvre de Kiarostami, notamment Close-Up. Mélangeant les faits et la fiction, le cinéaste a pour credo « Nous ne pouvons nous approcher de la vérité qu’à condition de mentir »(4). Ghobadi a d’ailleurs été son assistant réalisateur lors du tournage du film Le vent nous emportera en 1999.
Ghobadi a également réalisé plusieurs films acclamés et abondamment primés, entre autres Un temps pour l’ivresse des chevaux, Les tortues volent aussi et Half moon. Dans ce dernier, tourné entièrement dans le Kurdistan iranien, un groupe de musiciens kurdes cherchent à gagner le Kurdistan irakien pour y faire un concert. Ce n’est donc pas la première fois que Ghobadi s’intéresse à la musique comme vecteur de résistance. Pour ses bandes-son, il a souvent fait appel à Hossein Alizadeh, un excellent et renommé compositeur et musicien iranien d’origine azérie.
La bande sonore de No one knows about persian cats est, du reste, très réussie et révèle l’existence d’une scène musicale foisonnante en Iran. Les artistes chantent en persan et en anglais et tous les genres sont représentés : Heavy metal, hip hop, rap, soul, pop, jazz, rock, etc. On remarque notamment un morceau de rap par Hichkas, Wake up God, et une ballade de soul par Rana Farhan.
De retour en Iran après le Festival de Cannes, Bahman Ghobadi a été arrêté par la police avant d’être relâché. Les deux acteurs principaux Negar Shaghaghi et Ashkan Kooshanejad ont également demandé l’asile politique en août 2009 à la Grande-Bretagne après l’arrestation de l’un des membres de leur groupe.
Les animaux de compagnie ne sont pas autorisés en public en Iran, d’où le titre du film. À l’instar des chats persans, les jeunes artistes contestataires restent cachés et secrets, sont rapides et agiles, se déplacent silencieusement et voient bien dans l’obscurité. Avoir neuf vies pour faire de la musique, c’est tout ce qu’on leur souhaite.
Références
(1)Beijing Bubbles [en ligne]. « Director’s notes ». <http://www.beijing-bubbles.com/>. Consulté le 19 octobre 2009.
(2)Sen, Amartya (2006). Identity and violence. The illusion of destiny. New York et Londres : W.W. Norton, 215 p.
(3)Idem.
(4)Traduction libre. Zeitgeist films [en ligne]. « Abbas Kiarostami Biography ». <http://www.zeitgeistfilms.com/director.php?director_id=33> Consulté le 20 octobre 2009.
Un article interessant et inspirant, Merci Nayla !! tu nous fais voyager et tu nous donne le goût de…..Oser !!
beau… beau!!
Très intéressant.
Avec un moment de rigolade en prime, à la lecture de ceci :
« Selon les réalisateurs, les allemands Susanne Messmer et George Lindt, la scène punk, quasiment exsangue en Europe, a trouvé un regain de vitalité et d’énergie dans l’Empire du Milieu, un pays caractérisé par le manque de libertés individuelles, des traditions pesantes et l’importance de la productivité, un peu comme si le punk ne pouvait réellement s’épanouir que dans la contestation d’un carcan oppressant »
Car chacun sait qu’en Europe (ou aux usa, ou ailleurs) aucun carcan oppressant n’existe 😮