Devenir soi-même une célébrité en photographiant les gens célèbres, voilà ce qu’a accompli le portraitiste canadien Yousuf Karsh. Armé de son charme et de son audace, il a construit en 60 ans un véritable panthéon mondial en photo. Le Festival Karsh d’Ottawa vient souligner cette année l’apport exceptionnel de ce géant.
Yousuf Karsh, photographe portraitiste, est né le 23 décembre 1908. Il est décédé en 2002. En 1999, son nom faisait partie de la liste du International Who’s Who des cent personnes les plus influentes du XXe siècle. Il en était le seul Canadien et le seul photographe: sans surprise, il avait réalisé le portrait de la moitié des autres célébrités dans cette liste.
Se retrouver devant une épreuve originale de Karsh est saisissant: il est difficile d’en détacher le regard. Il s’en dégage une forte impression de maitrise. L’environnement dans lequel le sujet s’inscrit résulte souvent d’une mise en scène. L’arrière-plan comme les accessoires offrent un ancrage et prennent une valeur symbolique, que ce soit des sculptures pour Henry Moore et Giacometti, des peintures pour Chagall, une cigarette pour Humphrey Bogart ou un mobilier pour Elizabeth Arden. L’éclairage se montre volontaire et soigné, avec des contrejours accentués. La composition se présente de façon rigoureuse, utilisant parfois le triangle classique, parfois le rectangle moderniste. La lumière artificielle combinée au piqué extrême des images crée une forte sensation d’espace et confère une touche surréaliste à la texture des visages et des vêtements. Les noirs sont profonds et les gris, d’une grande étendue tonale. On sent les sujets de Karsh pris au filet, à la fois soumis et rebelles sous le regard du maitre. Le spectateur se retrouve à son tour pris au même filet.

Musée des sciences et de la
technologie du Canada, Karsh,
créateur d’images , 2009
Certains droits réservés.


Au XIXe siècle, le portrait a permis à la photographie de connaitre ses premiers succès marchands et d’alimenter ses progrès techniques. Le premier studio de portrait commercial s’est ouvert dès 1840 et on estime que 90 % de toutes les photographies prises au cours des dix années suivantes consistaient en portraits. Cet intérêt s’est maintenu jusqu’à ce jour. La photographie a démocratisé le portrait jusqu’alors réservé à ceux qui pouvaient commander les services d’un peintre. La vanité a amené les gens ordinaires au studio du photographe portraitiste. Baudelaire l’a décrite dans sa critique acérée du Salon de 1859: «La société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal (1)» (ce métal se réfère à la surface du daguerréotype, support photographique courant à cette époque). Baudelaire lui-même s’est quand même fait photographier par Nadar et par Carjat. La photographie a inventé le portrait psychologique, qui gagnera en spontanéité à mesure que les émulsions deviendront plus rapides. En peinture, le portrait présentait une approche convenue, dépourvue de naturel. En photographie, il se produit, à l’instant surréaliste du déclenchement de l’obturateur, une conjonction entre le sujet et le portraitiste que ni l’un ni l’autre ne maitrise parfaitement. Le portrait photographique permet de faire ressortir la personnalité profonde de celui ou celle qui se présente devant l’appareil en s’insinuant derrière son masque, souvent même à son insu. Il révèle aussi de façon détournée les gouts et les opinions du photographe portraitiste. Le portrait photographique a légitimé une représentation et une connaissance subliminale des personnages historiques qui échappent à toute autre forme d’expression. Il a créé le phénomène même de la célébrité.
Le bon portraitiste sait doser l’approche spontanée et l’approche directive. Cet amalgame constituait le grand atout de Karsh. Pour photographier les personnages publics à la personnalité forte, il faut soi-même avoir une forte personnalité. On disait Karsh à la fois plein de charme et d’audace. Il s’est beaucoup déplacé pour aller photographier les gens dans leur environnement propre; il voulait ainsi révéler ce qui se dissimule derrière le visage de ses sujets. Il se renseignait abondamment sur eux. Il se voyait plus portraitiste que photographe. Il possédait une conception classique du portrait, privilégiant la précision et l’absence de détours. Il a résolu le problème épineux du placement des mains en les mettant tout simplement en évidence dans plusieurs de ses portraits même. Il a, par ailleurs, débordé de ces limites en composant certains portraits par surimpression de plusieurs négatifs. Depuis 1956, il opérait avec une chambre photographique 8 x 10. Très tôt, il a adopté un éclairage de studio élaboré comprenant jusqu’à cinq sources. Bourreau de travail, il réalisait en moyenne 250 séances de pose par année.

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Karsh a légué plus de 10 000 portraits. Il vouait un véritable culte aux héros et s’était donné comme mission de constituer une collection de portraits de tous les gens importants des domaines artistiques, scientifiques et politiques. La liste des célébrités qu’il a photographiées en 60 ans de carrière étonne. Dès 1946, il publie un recueil de portraits intitulé Faces of Destiny, un «beau livre» comme il y en avait peu à l’époque. Ce livre sera suivi de 20 autres, dont deux posthumes. Dans plusieurs de ces ouvrages, Karsh ajoute des textes qui relatent sa rencontre avec ses sujets. En 1987, Bibliothèque et archives Canada établit la Collection Karsh qui comprend 350 000 négatifs, diapositives et épreuves recouvrant la production du photographe pendant 55 ans. Les œuvres de Karsh font également partie de la collection de plusieurs musées de par le monde, notamment le Metropolitan Museum of Art et le Museum of Modern Art à New York, l’Art Institute of Chicago, le Museum of Fine Arts à Boston, le Philadelphia Museum of Art, la National Portrait Gallery à Londres, la Bibliothèque nationale de France à Paris et le Musée national d’art moderne à Tokyo. Karsh a reçu en 1990 la distinction de Compagnon de l’Ordre du Canada laquelle reconnait l’œuvre de toute une vie et le mérite exceptionnel de personnes qui ont apporté une contribution extraordinaire au Canada et au bien de l’humanité.
Karsh est né dans la partie arménienne de la Turquie en 1908. En 1922, sa famille se réfugie en Syrie. Karsh arrive au Canada en 1925. Il fait ses premières classes en photographie au studio de son oncle George Nakash à Sherbrooke. Celui-ci le recommande ensuite à John Garo auprès de qui il servira d’apprenti de 1928 à 1931 à Boston. Garo est alors le portraitiste le plus éminent des États-Unis. Auprès de lui, Karsh se familiarise non seulement avec l’art de la prise de vue, mais aussi avec les techniques les plus avancées du travail en laboratoire. La qualité de ses tirages demeurera une de ses marques de commerce tout au long de sa carrière. De retour au Canada, Karsh lance son propre studio à Ottawa. Très tôt, il aspire à la célébrité et il mènera sa carrière avec ce but en tête. Il se lie avec le premier ministre canadien Mackenzie King. Son portrait de Winston Churchill, le «bulldog anglais», pris en 1941 lors d’une visite au Canada, lui confère une notoriété immédiate. Ce portrait fait le tour du monde en couverture du magazine Life. Avec un aplomb qui lui est propre, Karsh décide alors de profiter de la présence d’un grand nombre de personnalités réfugiées en Angleterre durant la Deuxième Guerre mondiale. Il traverse l’Atlantique malgré les sous-marins ennemis pour orchestrer une série de séances de pose à l’automne 1943: il venait de poser les premiers jalons de son corpus.
Le studio Karsh of Ottawa a fonctionné durant 60 ans. En 2009, cette ville rend hommage au grand photographe portraitiste avec le Festival Karsh (www.festivalkarsh.ca). Le Parcours Karsh guide le visiteur à travers une suite de 11 sites d’exposition répartis dans la ville, comprenant, entre autres, Bibliothèque et archives Canada, le Musée des beaux-arts du Canada, le Musée Bytown et le Musée des sciences et de la technologie du Canada avec l’exposition phare Karsh: créateur d’images.
Notes
(1) BAUDELAIRE, Charles, Litteratura. [en ligne]. <http://baudelaire.litteratura.com/?rub=oeuvre&srub=cri&id=467>. Consulté le 19 aout 2009.