Le phénomène est intéressant : l’humain initie sans cesse des changements technologiques qui initient à leur tour des changements chez l’humain. Dans certains cas, cette influence à la fois mutuelle et rétroactive peut aussi exposer des schémas qui semblent résister au changement. C’est entre autres le cas du jeu vidéo. En dépit de ses origines technologiques récentes, le jeu vidéo entretient d’anciens schémas de comportements, et cette influence est subtile. C’est le propre du jeu de nous divertir, non seulement de nos tracas réels, mais aussi de son influence sur nous pendant que nous jouons. Cette influence est évidente à travers le lien entre plaisir et apprentissage : l’effort diminue si on a du plaisir à le faire, et on peut même en oublier que nous apprenons. Le jeu vidéo démocratise ainsi la technologie informatique sur laquelle il repose, même chez une clientèle féminine ou plus âgée qui y est attirée par la Wii Fit, l’édition The Beatles : Rock Band et des jeux dits «casual» comme Bejeweled et Brain Challenge. L’influence du jeu vidéo est donc favorisée par sa commercialisation et par un bassin de joueurs de plus en plus imposant, d’où l’importance de ce constat : le jeu vidéo entretient de vieux schémas de comportements.
Chaque jeu est un système dont nous devons respecter les règles afin d’atteindre un but précis. Il est toujours possible de tricher, voire de créer des «gameplays» émergents (non-prévus par les concepteurs du jeu), mais cela ne change rien au fait qu’un jeu repose sur l’interrelation de mécaniques précises. Ces mécaniques forment d’ailleurs un système rétroactif où chaque action du joueur suscite une réaction de l’intelligence artificielle, laquelle influencera l’action suivante, et ainsi de suite : le jeu s’adapte au joueur et le joueur s’adapte au jeu en un échange constant d’informations. Par exemple, si Mario tombe dans un trou et perd une vie, le joueur comprend habituellement qu’il doit éviter cette action pour réussir le jeu. Les mécaniques de jeu sont souvent limitées, ce qui amène le joueur à répéter les mêmes actions. Il les accomplit toutefois de mieux en mieux puisqu’elles suivent une courbe de difficulté graduelle entre le tutoriel du début et la finale plus ardue. Il est donc possible de parler ici de conditionnement comportemental : les mécaniques du jeu dirigent ce que fait le joueur. L’analyse de ces mécaniques met en lumière au moins sept types de comportements pouvant d’ailleurs se recouper au sein d’un même jeu vidéo. Ces comportements sont particulièrement intéressants en ce qu’ils nous ramènent tous à nos instincts primaires.
• Survie : «Éliminer ou être éliminé». C’est la base de la majorité des jeux vidéo et probablement aussi le comportement le plus simple. Même les jeux de sports ou de cartes entretiennent cet instinct primaire, bien qu’il soit surtout manifeste dans les «First Person Shooter» (Doom, Bioshock), les jeux de combats (Tekken, Street Fighter) et les «platformers» (Mario Bros, Assassin’s Creed).
• Gestion : Il s’agit surtout de gestion de ressources, mais aussi d’équipement quand celui-ci est limité. Une bonne gestion permet habituellement de mieux survivre (meilleures ressources, équipement adéquat), ce qui nécessite une planification et une organisation stratégiques. On retrouve ce comportement dans les jeux de simulation (SimCity, Civilization), de «Real Time Strategy» (Warcraft, Spacecraft) et ceux qui vise un certain réalisme (équipement limité dans Resident Evil).
• Responsabilisation d’autrui : Ce comportement fait appel à une sorte d’instinct parental où nous devons assurer la survie d’un autre joueur ou le bien-être d’un avatar virtuel qui nous ramène en fait à nous-mêmes. Il est d’abord présent dans les jeux de simulation (The Sims, Tamagotchi) et ceux de coopération (Army of Two).
• Résolution de puzzles : Mystères à résoudre (Myst), problèmes de logique faisant appel à nos capacités cognitives (Brain Challenge), voire comment empiler des formes (Tetris) ou aligner des couleurs (Bejeweled), il s’agit toujours de trouver la solution la plus efficace à un problème donné.
• Réflexes et dextérité : La plupart des jeux font appel à cet instinct également lié à la survie. Surtout lié à la coordination «œil-main» et à la précision d’actions souvent rapides (voir entre autres les «Quick-Time Events»). Il est aussi lié à la maîtrise d’un outil, c’est-à-dire la manette de jeu. On le retrouve dans les jeux de rythme (Guitar Hero, Rock Band), mais aussi dans les jeux de Survie cités plus haut et tous les jeux de sports.
• Système de récompenses : La grande majorité des jeux vidéo utilisent ce système de la carotte au bout du bâton pour diriger les actions du joueur. Il est donc étroitement lié à la motivation et à la gratification de comportements donnés. Voir entre autres Little Big Planet et Diablo II, ainsi que la mode assez récente des Trophées et des «Achievements».
• Système d’améliorations : Une autre mécanique liée à la Survie et à la courbe de difficulté des jeux. En bref, il s’agit de devenir plus fort pour défaire des adversaires toujours plus forts. C’est la base des «Role-Playing Games» (World of Warcraft, Oblivion) et de certains jeux de «Shooter» (pour améliorer ses armes).
Il est probable que d’autres comportements soient ainsi entretenus par le médium vidéo-ludique. Les sept types de mécaniques décrites ci-haut démontrent néanmoins comment les jeux vidéo nous font répéter d’anciens schémas de comportement. On pourrait croire que les nouvelles technologies apportent de nouveaux comportements, mais cela ne semble pas être le cas du jeu vidéo. En fait, tout progrès technologique y est d’abord orienté vers un plus grand réalisme de l’intelligence artificielle et de l’image. Pourquoi cette emphase sur un virtuel «réaliste»? L’hypothèse avancée ici est qu’il s’agit d’améliorer la simulation et l’expérience qui en découle.
Le truchement du jeu vidéo nous permet en effet de simuler le réel et de s’en détacher, ce qui facilite notre analyse de nous-mêmes : le jeu vidéo nous permet de créer des situations et de tester des comportements. En témoigne la nouvelle vague des «Serious Games», des jeux orientés vers une application plus pragmatique du médium. C’est par leur but visé que ces jeux dits sérieux diffèrent des jeux habituels. Un bon exemple est offert par America’s Army, un jeu gratuit de simulation réaliste mis en ligne par l’Armée américaine afin de soutenir le recrutement, «using computer game technology to provide the public a virtual Soldier experience that was engaging, informative and entertaining.» D’autres «Serious Games» permettent aussi de simuler la vie dans un camp de réfugiés au Darfour où l’aide alimentaire est fournie par l’O.N.U., voire d’apprendre d’autres langues tout en s’amusant. Un autre type de jeux semble également apparaître, davantage lié à la gestion émotive et psychologique : ainsi un jeu comme Flower où le joueur n’a d’autres buts que de guider une queue de pétale pour faire fleurir les prés environnants au son d’une musique apaisante. Les vertus thérapeutiques du jeu vidéo sont aussi de plus en plus examinées et utilisées pour favoriser les réhabilitations physiques et psychologiques. C’est le cas de MindHabits, un jeu développé à Montréal dont l’utilité est de réduire le stress tout en stimulant la confiance en soi. Le virtuel se confond de plus en plus au réel, et c’est le réel qui donne cette impulsion au virtuel. Les humains sont décidément des créateurs et des utilisateurs d’outils en constante transition. Qui peut anticiper à quoi ressembleront les jeux vidéo dans cent ans? S’agira-t-il encore de «jeux vidéo»?
Je ne sais pas si il s’agit d’une de tes sources d’inspiration, mais les applications futures des jeux vidéos, couplées à l’exemple des jeux dit sérieux tel celui de l’armée américaine m’ont fait penser à un film américain récemment produit, Gamers
( http://www.imdb.com/title/tt1034032/ ). Certainement pas le plus grand film jamais produit, mais l’idée de base est intéressante car pas totalement impossible. Improbable peut-être, mais imaginable.
Bonjour Simon, et désolé pour le long retard!
J’ai regardé le trailer de «Gamers» et il peut en effet cadrer avec le sujet de mon article en ceci : comme les jeux, les films simulent des «possibles», ils nous permettent d’anticiper d’éventuels futurs et de nous y préparer (habiletés, gestion du stress associé à une situation «nouvelle», etc.)
«Gamers» est également une sorte de fantasme pour des gars comme mon ex-coloc, le genre de «geek» sympathique qui jubilerait s’il pouvait changer sa vie «réelle» pour une vie «virtuelle», le même genre de gars qui doit briser ses DVDs de World of Warcraft pour se défaire de sa dépendance puisqu’il le connaît par coeur (mais maudit que c’est l’fun de faire une chose dans laquelle on excelle!)
Enfin, j’irais jusqu’à dire que tout les jeux vidéo constituent des «serious games» : c’est juste difficile de le percevoir quand on ne prend pas de distance par rapport à notre objet.
Merci beaucoup de ton commentaire, c’est bon de voir que d’autres s’intéressent à ce qui nous fait tripper!