Bande dessinée et représentation médiatique

Afin de souligner le deuxième anniversaire de la version francophone du Panoptique, la section Arts et Littérature a décidé de republier un des premiers articles paru dans ses pages en septembre 2006.

La bande dessinée est le neuvième art, coincée entre la télévision et le jeu vidéo. Ne boudons pas notre plaisir : la bande dessinée est entrée au Panthéon de l’Art avec un grand « A ». Elle a obtenu son titre de grande lutte, devançant le théâtre et la photographie, et a enfin la reconnaissance qui lui est due. Quoique…

Comic Book Window
Mark Leggett, Comic Book Window, 2008
Certains droits réservés.

On a beau répéter l’importance de la BD, le hurler à tout vent, l’écho tarde à se faire entendre. Bien sûr, il y a eu du progrès. Depuis les terribles années 80, sa commercialisation à outrance et l’apogée de l’affligeante « bande dessinée historique » (1), beaucoup de chemin a été parcouru. Grâce notamment à la persévérance d’éditeurs intransigeants tels que Futuropolis (2) et à l’émergence au début des années 90 de nouvelles structures d’éditions indépendantes (L’Association, Amok, Fréon, Cornélius, Ego Comme X, Atrabile et tant d’autres), le parcours politique du 9ème art s’est développé. Des œuvres comme l’Ascension du Haut-Mal de David B., Jimmy Corrigan de Chris Ware, les succès commerciaux du Perspepolis de Marjane Satrapi, ou encore de Lewis Trondheim et de Johan Sfar, ont rehaussé la réputation du lecteur moyen trop longtemps associé à l’adolescent boutonneux ou au collectionneur-à-cheveux-gras-qui-sent-pas-bon (3). Aujourd’hui, j’aime la bande dessinée et je n’ai plus honte de le dire. J’ai fait mon coming out. Les enfants ne me jettent plus de pierres dans la rue.

Si la lutte pour la reconnaissance de la bande dessinée en tant que médium d’expression artistique digne d’intérêt n’a pas été vaine, elle n’en demeure pas moins encore et toujours d’actualité. Prenons par exemple la représentation de la bande dessinée dans les médias : quasi inexistante, voire nulle. Lorsqu’elle surgit, c’est le plus souvent au coin d’une table, après le dessert, lorsque la soirée se termine et que les invités s’apprêtent à rentrer. Ainsi des Voir, ICI et consorts qui n’arrivent qu’épisodiquement à octroyer quelques lignes pour une minuscule revue d’album (4), le plus souvent de qualité discutable, ce qui ne cesse de faire croître ma rage! Mais voyons ! Il en existe pourtant, de beaux livres, des chefs d’œuvres, mais non, ils s’obstinent à les ignorer. Il leur faut encore fauter, ces fauteurs de troubles.

J’en discutais dernièrement avec mon libraire préféré qui me disait à ma grande stupéfaction que si ces journaux ne faisaient pas ou peu cas du 9ème art, c’était principalement parce que ce dernier n’achète pas d’encarts publicitaires, contrairement au théâtre, à la littérature, à la danse, la musique et le cinéma, et que subsistant en grande partie grâce à ces annonces, les journaux attribuent de la place (des articles) en fonction du revenu (du nombre d’encarts). C’est triste, mais c’est comme ça.

Lorsque, aux alentours de 1999, le vénérable Beaux-Arts Magazine se mit à traiter de bande dessinée (de qualité, qui plus est), une lueur d’espoir naquit. Lueur rapidement assombrie à la lecture de leur éditorial qui se voulait pourtant rassurant : « Soyons clairs, si nous consacrons notre couverture et un dossier aux tendances de la bande dessinée en France, ce n’est pas que nous considérions la BD comme de l’art » (5). Ouf ! L’honneur de l’art était sauf, les gens de bon goût pouvaient continuer à s’y intéresser. S’il y a lieu de se questionner sur le paradoxe de la démarche (parler de bande dessinée dans une revue d’art, en avertissant derechef le lecteur que ce n’est pas de l’art), il nous faut surtout nous attarder sur les effets plus pervers en amont et en aval de ce paradoxe. En premier lieu, il faut comprendre que le milieu de la bande dessinée est souvent, à juste titre par ailleurs, comparé à un microcosme, un espace fermé et imperméable. Pendant trop longtemps, la bande dessinée a vécu en autarcie. En évitant le contact avec d’autres formes d’expressions artistiques, elle s’est elle-même exclue des cercles de la reconnaissance formelle. Ainsi, la critique y est pratiquement inexistante (6) et le spécialiste de bande dessinée ne connaît généralement rien de plus que la bande dessinée elle-même. Ce n’est bien trop souvent qu’un « bédéphile », c’est-à-dire une personne qui a certes lu beaucoup de bande dessinée, mais qui ne possède aucune formation permettant de traiter cette information. Aucun outil d’analyse à disposition, aucune démarche critique, aucun courant de pensée. On se retrouve avec un art amputé de tout outil réflexif (7). Non seulement cela nivelle le 9ème art par le bas en consacrant le spécialiste inculte, mais cela fait fuir les historiens de l’art, qui ont pourtant à leur disposition les outils nécessaires à l’analyse, mais manquent de pratique de lecture et se considèrent par la même impropre à celle-ci.

Ainsi, lorsque Artpress décide de consacrer un numéro entier (8) à la bande dessinée, elle fait appel à l’équipe d’une autre revue (9ème Art, Edition de l’An 02) pour remplacer ses collaborateurs habituels. Catherine Millet, éditorialiste du journal, avoue ainsi que : « (…) le thème outrepasse plus ou moins le champ de nos compétences habituelles (…) » (Artpress, spécial Bandes d’auteurs) (9).

Que serait l’Art sans l’Histoire de l’Art ? De la bande dessinée, probablement, c’est-à-dire un moyen d’expression infantilisé par ceux-là même qui le font, le lisent et le chérissent, totalement oublié par ceux qui ne font pas partie du club.

Dernier symptôme de cet affligeant tableau : le musée. Un lieu qui, lui aussi, évite la bande dessinée comme la peste. En dehors des cases hypertrophiées d’un Roy Lichtenstein, les petits livres de narration en images ont de la difficulté à passer la porte d’entrée. On me rétorquera que le Musée des Beaux-Arts de Montréal avait consacré en 1997 une exposition à Astérix… Astérix ? Astérix ! C’est comme si pour honorer le cinéma, on nous présentait une exposition sur les adaptations d’Harry Potter : des divertissements plus ou moins réussis qui s’adressent aux moins de 18 ans. En outre, dans ce genre d’exposition, comme dans celles qui consacrent Mickey Mouse ou Popeye (10), c’est la consécration des figures populaires incontournables qui est recherchée et non celle de la bande dessinée en tant que telle. L’œuvre « Astérix » devient importante, non pas pour la place qu’elle occupe dans l’évolution du 9ème Art, mais pour son succès populaire, pour la place qu’elle tient dans l’imaginaire collectif.

À quand une exposition des œuvres d’un Chris Ware au MOMA ? Le Centre Pompidou nous fera-t-il plaisir avec une rétrospective Jean-Claude Forest ? Se pourrait-il que le British Museum s’accorde la possibilité d’exposer les extraordinaires planches du génial George Herriman ? Si la bande dessinée a une histoire de plus de 150 ans, il lui reste de nombreuses pages à écrire…

Mais ne désespérons pas. Rome ne s’est pas faite en un jour, dit-on. Qui plus est, les initiatives se multiplient pour donner à la bande dessinée ses lettres de noblesse. Dernière en date, la parution d’une nouvelle revue critique et théorique par l’Association, la bien-nommée Eprouvette, 300 pages de pur bonheur où les auteurs parlent de leur art. Ça fait réfléchir. Et ça donne de l’espoir : des artistes s’interrogent sur leur moyen d’expression, processus normal en art, mais assez rare en bande dessinée.

Autre revue des plus réjouissantes, Arf Museum, éditée par Craig Yoe (11). À défaut de voir la bande dessinée au musée, on pourra y apprendre comment le musée est perçu par la bande dessinée. Ainsi de cette intéressante histoire de Mort Walker (12) où l’on apprend que l’industrie des comics américain s’était fâchée des détournements-agrandissements de Roy Lichtenstein et avait invité ce dernier à s’expliquer devant la National Cartoonists Society pour finalement se rendre compte que le peintre, au propos modeste, leur ressemblait beaucoup. Eh oui ! Les auteurs de bandes dessinées, premiers étonnés de la découverte, ne sont peut-être pas autre chose que des artistes…

Et puis, art ou pas art, qu’on en parle ou pas, les livres existent. Et ils sont beaux, bons, divers, partout, dans les bonnes librairies. Courez en acheter, en emprunter ou en voler, mais lisez. Lisez les rééditions de Peanuts et de Krazy Kat (Fantagraphics Books), Summer of Love (Debbie Drechsler, Drawn & Quarterly), Kissers (Kochalka, Top Shelf), Poor Sailor (Sammy Harkham, Gingko Press) l’œuvre complète de Jean-Claude Forest, Chris Ware, des frères Hernandez, F’murrr, Blutch, Ibn al Rabin et de centaines d’autres ; Relations (Sylvestre, Amok), l’Ascension du Haut Mal (6 tomes, David B., L’Association) ou encore Safari Monseigneur (Mulot et Ruppert, L’Association), la liste est sans fin. Et si vous voulez savoir ce qu’est le quotidien d’un auteur de bande dessinée confronté au misérabilisme dans lequel son art est tenu, jetez-vous sur L’Art selon Madame Goldgruber (Mahler, L’Association).

Notes

(1) Cette bande dessinée fut le mieux personnifiée par la collection « Vécu » de la maison d’édition française Glénat et sa ribambelle de séries plus indigestes les unes que les autres où des dessinateurs manchots associés à des scénaristes analphabètes recouvraient un récit insipide d’un vague vernis historique qu’ils utilisaient comme garant de la valeur du livre. En bref, c’était mal dessiné, mal raconté et sans imagination aucune, mais les armoiries du Vicomte de la Branbançonne de la Branlemolle étaient fidèles au modèle d’origine. Un peu le même genre d’argument qui nous vantait (vendait) les mérites d’un « Titanic », les centaines de millions de dollars en moins.
(2) Maison d’édition française fondée en 1972 par Etienne Robial et Florence Cestac. Elle fut tout au long de son existence le bastion des nouveaux talents (collection X), tout en effectuant un remarquable travail de réédition de l’âge d’or américain (collection Copyright). Cédée à Gallimard en 1994, elle vient de réapparaître, via une association avec l’éditeur commercial Soleil, plus connu pour œuvrer dans le champ de la bande dessinée à dragons, épées et poupounes. La polémique qui suivit ce partenariat (une sorte de commercialisation du label de qualité « Futuropolis ») est encore vive, dénoncée par une partie de la profession et par le fondateur, Etienne Robial lui-même.
(3) Pour un survol polémique des 20 dernières années de l’édition française de la bande dessinée, l’on peut se référer au très pertinent Plates-bandes, de Jean-Christophe Menu (L’Association, 2005).
(4) Une exception toutefois pour Mirror qui publie chaque semaine une chronique cinématographique en bande dessinée du délirant et trash Rick Trembles et de son Motion Picture Purgatory, récemment réuni en recueil par Fab Press.
(5) Pour ceux que le débat intéresse, on peut aller voir la réaction du dessinateur français Fabrice Néaud à l’adresse suivante : http://perso.orange.fr/soleille/fabriceneaud/auteur/lettre_bam.htm.


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