Récemment acclamé pour son dernier long métrage Congorama, le cinéaste québécois Philippe Falardeau concocte déjà une autre production. Attrapé entre deux prises, il nous livre un aperçu de son cinéma…
Philippe Falardeau remportait, en février dernier, cinq prix Jutra pour son film Congorama. Ces trophées sont décernés chaque année aux meilleures productions cinématographiques québécoises. Il a notamment raflé ceux attribués au meilleur film, au meilleur scénario et à la meilleure réalisation. Congorama a également été présenté en clôture de la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes en 2006. Cette coproduction canado-franco-belge, mettant en vedette Paul Ahmarani et Olivier Gourmet, a aussi reçu les éloges de la critique, tant au Québec qu’en Europe.Falardeau est arrivé au cinéma en suivant un parcours atypique. Il a complété des études en Sciences Politiques à l’Université d’Ottawa avant de remporter l’édition 1992-1993 de La Course destination monde. Cette émission, présentée à Radio-Canada, proposait à ses participants de parcourir le monde munis d’une caméra. Ils devaient transmettre leurs découvertes aux téléspectateurs en produisant chaque semaine des reportages de quelques minutes. En 1997, Philippe Falardeau tourne Pâté Chinois, une fable documentaire produite par l’Office national du film (ONF). En 2000, son premier long métrage de fiction, La Moitié gauche du frigo, recevait le Prix du meilleur long-métrage canadien au Festival international du film de Toronto.
Compte-rendu d’une rencontre avec ce passionné de football aux airs d’éternel adolescent.
Tu as choisi de t’entourer de gens d’expérience comme André Turpin – réalisateur des films Zigrail et Un crabe dans la tête – pour le tournage de Congorama. Est-ce que ça change la dynamique de travailler avec un directeur de la photographie qui est également réalisateur?
Comme pour l’assistant-réalisateur [Bruno Bazin] et la scripte [Thérèse Bérubé], André a beaucoup plus d’expérience que moi. Cependant, André est quelqu’un qui n’a pas d’ego, qui fait de bonnes suggestions, surtout en fonction du film que tu veux faire. Pendant les deux mois qui ont précédés le tournage du film, il ne m’a pas lâché. «Qu’est-ce que tu veux? Montre-moi des films. C’est quoi la forme? Justifie-moi ta forme…» Assez que j’avais envie de lui dire de fermer sa gueule. Mais, une fois que c’est «casé» dans sa tête, il défend [mes idées] sur le plateau. Par exemple, à un moment donné, tu places la caméra, tu es prêt et il vient te voir pour te dire: «C’est bon mais ce n’est pas ton film» et il a raison. Il a été un allié parce que ce n’était pas un film facile. Nous avons tourné caméra à l’épaule avec le foyer fait sur le personnage, jamais sur l’environnement, ce qui n’est pas évident.
Comment arrives-tu à encadrer tes acteurs, des plus imposants aux simples «caméos»(1)? As-tu toujours un casting en tête avant de commencer la production d’un film?
Oui, mais mon casting s’avère toujours off par rapport à ce qui est finalement décidé. J’ai la mauvaise habitude de promettre des rôles à des acteurs.
Pour l’encadrement des acteurs, je dirige par oreille. Si ça n’a pas l’air d’une vraie conversation, je recommence. Je confronte cela à la réalité, car je ne veux pas de conversations chantantes de type «téléroman». Mais cette technique n’est peut-être pas appropriée pour tous mes films, puisque pour le prochain je vais devoir trouver un autre ton. [Cette méthode] allait pour La moitié gauche du frigo parce que c’était un faux documentaire, mais dans Congorama, je voulais que ça reste naturel parce que l’histoire était tellement abracadabrante que je me disais qu’il ne fallait pas en mettre trop au niveau du ton et du jeu, sinon, il allait y avoir une couche de trop et les spectateurs allaient débarquer.
Durant le tournage, je n’ai pas cette crainte d’aliéner le plateau ou de rendre «insécure» un comédien en recommençant la scène plusieurs fois. Stéphane Demers, durant le tournage de La Moitié gauche du frigo, m’a dit après que je lui ai fait recommencer une prise 21 fois: «Est-ce que tu l’as, la prise? Parce que si tu ne l’as pas on va la refaire. Parce que les scènes au cinéma, on les recommence toujours à cause de problèmes techniques, à cause du son, mais on recommence rarement à cause du jeu. Si tu veux que je la fasse 100 fois, je vais te la faire 100 fois.» J’ai retenu ça.
Dans le rôle de scénariste, es-tu ouvert quant à l’interprétation que font les acteurs de ton texte?
Au départ on fait une lecture. Je veux d’abord régler toutes les questions au niveau du sens. Si les acteurs finissent par me convaincre que le sens d’une réplique n’est pas juste, je vais la changer. Mais, quand tu travailles 18 mois sur un scénario et qu’on argumente sur le sens d’une scène, je suis assez strict. Pour le choix des mots je n’ai aucun problème à faire des changements, même plusieurs fois pendant une prise. Paul Amharani l’a fait souvent alors qu’Olivier Gourmet n’a changé aucun mot. C’est un acteur exceptionnel, les dialogues que j’ai écrits n’étaient pas toujours naturels à jouer pour un Belge.
Je dois cependant faire attention parce que j’arrive souvent en montage en me rappelant pourquoi il était important que tel mot ou telle phrase soit dit. Je tourne également à une vitesse X sur un ton X sans me donner de marge de manoeuvre au montage. Tu vis et tu meurs avec ce genre de façon de tourner.
Tu es arrivé au cinéma «par la bande» en participant d’abord à La Course destination monde 1992-1993. Est-ce de là que te vient cette passion pour le road movie?
Lorsque j’étais enfant, ma famille avait un chalet à Sainte-Cécile de Mascham, à 30 kilomètres au nord de Hull, où était située notre maison familiale, et tous les vendredis soirs, même l’hiver, on s’y rendait. Quand tu as six ans, 30 kilomètres, c’est interminable. On revenait le dimanche soir. C’est sur la route que j’imaginais toutes sortes d’histoires. Plus tard, j’ai fait La Course. C’est en mouvement que je me transforme.
Tu as sûrement gardé tes reportages de La Course. Est-ce qu’il t’arrive de les visionner à nouveau?
Regarder mes reportages de La Course destination monde est pour moi insupportable. Mes reportages sont bien cachés. L’autre soir j’étais chez moi avec Denis Villeneuve – réalisateur des films Un 32 août sur terre et Maelström – et quelqu’un nous a demandé à les voir. On s’est regardé: «On les a perdus… les déménagements, etc.» Non, je ne les montre pas. Avec Simon Dallaire, Pierre Deslandes, Jean-Louis Boudou et Manu Foglia, on s’est fait une soirée et c’était très drôle. On s’est dit qu’on se montrait notre pire film de La Course. Quand c’était le film d’un autre on était plié en deux tellement c’était mauvais, et quand c’était le nôtre, c’était dur à avouer.
Quel serait le pire de tes films de La Course?
Mes pires, tu veux dire… Il y en aurait beaucoup, mais j’en ai présenté un qui était particulièrement mauvais, mon premier, dont l’action se déroule dans un bidonville au Guatemala. Le film porte sur des enfants qui vivent dans un dépotoir. Mais le sujet n’est pas qu’ils vivent dans le dépotoir et recyclent le plastique, mais plutôt l’école dans la rue. Des Occidentaux arrivent le matin, donnent des cahiers aux enfants et leur font faire des devoirs. Ça concluait avec la chanson de Moustaki: «Il y avait un jardin, qu’on appelait la Terre…» (Il éclate de rire) My God! Effrayant! La narration écrite avec le dictionnaire des synonymes…
La Course t’a mené vers la réalisation de faux documentaires comme La moitié gauche du frigo et La méthode Morin. Le documentaire est-il un genre qui t’intéresse?
Oui, mais il faut que le sujet s’impose intensément parce que je n’ai pas la patience pour faire ça, c’est pour ça que j’ai fait tant de faux documentaires, de La moitié gauche… à Jean Laliberté en passant par La méthode Morin. J’aime beaucoup l’idée que ce qui est vu soit naturel et vrai, or je veux faire dire ce que je veux aux comédiens. Le grand défi du documentariste, c’est qu’il doit construire une courbe dramatique, idéalement aussi forte que celle que l’on retrouve en fiction, mais avec du matériel qu’il n’a pas écrit et qu’il ne contrôle pas a priori. Je suis trop paresseux pour ça.
Par La Course destination monde et avec le collectif Kino, tu as réalisé plusieurs courts métrages. Au Québec, l’industrie du cinéma considère souvent le court métrage comme un genre mineur ou un banc d’essai. Que penses-tu de cette analyse?
Considérer le court métrage comme un banc d’essai est une grosse erreur, tout d’abord parce que c’est un format très différent du long métrage qui demande une courbe dramatique qui lui est propre. Je crois qu’il est plus difficile de réussir un bon court métrage que d’en réussir un long. Je pense qu’un court métrage doit t’amener à vivre des choses tout au long du film et ne doit pas être construit uniquement en fonction du punch final. Je crois malheureusement que c’est ce que le public recherche dans le court.
Avec La Course, je n’avais pas le choix de produire des films et je devais vivre avec. Au bout du compte, 19 films de La Course et 6 Kinos, c’est suffisant. Pourtant, le film que je préfère de toute ma filmographie, c’est un Kino, un film qui s’appelle Ça c’est Laurence. J’ai arrêté parce que je me rendais compte que c’était un format que je maîtrisais mal. Ça me demandait de travailler vite et bien, alors qu’en vieillissant je ne suis plus capable de créer rapidement.
Tu filmes la ruralité dans Congorama en situant l’action à Sainte-Cécile, mais tu sembles profondément urbain. Est-ce un besoin pour toi de sortir des lieux communs?
Avec toutes ces fins de semaine passées au chalet, à Sainte-Cécile de Masham, la ruralité fait partie de mon enfance. C’est là que je voulais tourner Congorama au départ, mais on n’a pas pu. Donc, on a pris un village ennuyant. Ce qui m’intéressait, c’était de montrer un village comme il y en a beaucoup au Québec, c’est-à-dire sans trop d’intérêt. Normalement, au cinéma, on va dans des lieux pittoresques alors qu’au Québec, un village, c’est une route droite, une église, la caisse pop, l’école et le bureau de poste (La grande séduction, Kamouraska, etc.).
Je voulais montrer le Québec rural et ordinaire selon la perspective d’un Européen qui débarque ici et qui cherche ses racines. C’est là que le projet formel de Congorama est un peu antinomique. Je suis resté dans un cadre claustrophobe, près des personnages, alors que j’aurais pu montrer le paysage davantage. Je voulais quelque chose de «Far West» parce que de débarquer dans un village ici, c’est débarquer en Amérique du Nord. L’été à midi, il n’y a personne dans le village, le soir ça s’anime un peu; c’est le type de phénomène qui m’intéressait comme décor. Je ne voulais pas taper sur le clou «folklorique». La danse en ligne, je te dirais que c’est limite, mais tu ne peux pas ne pas trouver ça beau. Les dimanches soirs d’été à Montréal, devant le marché Maisonneuve, il y a 400 personnes qui font de la danse en ligne. Il doit y avoir une trentaine de Chinois et de Vietnamiens, probablement les propriétaires des dépanneurs près du marché, qui vont danser en ligne et je trouve ça magnifique.
Tu as reçu de bonnes nouvelles concernant le financement de ton prochain film, Ce n’est pas moi je le jure, une adaptation du roman de Bruno Hébert. Envisages-tu ce tournage différemment des précédents?
Mes deux premiers films, je les ai tournés comme je sais tourner, c’est-à-dire caméra à l’épaule et j’ai découpé comme je sais découper. Là, je vais entrer dans une perspective plus classique que j’appréhende un peu. Le thème est très sombre: un enfant destructeur, autodestructeur, suicidaire. Le point de vue de l’enfant et ce qui lui arrive est très drôle. Le ton, je ne l’ai pas encore trouvé. Le livre à partir duquel découlera le scénario du film est le livre le plus drôle que j’ai lu de ma vie. C’est sûr que le film ne peut pas être aussi drôle parce que l’humour vient du dialogue interne de l’enfant. C’est comme si un adulte racontait son enfance tandis que moi, je ne veux pas faire une narration de type «quarante ans plus tard». J’ai le goût de faire un film dur avec des enfants, c’est-à-dire ne pas être cute, ne pas aller dans les bons sentiments, même si cela risque d’être le film le plus émotif que je vais avoir fait.
Si Congorama parle du père, il est définitivement question de la mère dans ce film-là. La mère quitte le film au bout de 30 minutes, elle abandonne les enfants et leur père puis elle part en Grèce. C’est le choc vu à travers le petit garçon. Donc, c’est très, très, très différent et là, il y a une absence totale d’engagement sociopolitique. Dans Congorama, il y en avait un peu, frigo était un objet politique. Là, ça ne l’est pas du tout. Je travaille d’ailleurs sur un autre projet qui, lui, sera engagé, mais je ne peux en dire plus pour le moment.
Le rythme s’accélère?
Oui parce que ma vie s’accélère et que la durée de vie normale d’un réalisateur au Québec est entre 15 à 18 ans. Je dois donc en profiter pour faire mes films maintenant.
Notes
(1) Caméo est un terme utilisé pour signifier une apparition fugace d’un acteur ou d’une personnalité célèbre jouant son propre rôle dans un film.