L’information revêt aujourd’hui un caractère fondamental, constituant l’un des prismes à travers lequel les acteurs se représentent le monde. Cependant, au cours du XXe siècle, le développement accru des techniques d’information, le recours à de nouvelles technologies, la prolifération des journaux et de la presse quotidienne, l’accélération du mode de traitement des faits ont radicalement bouleversé les cadres de l’entreprise médiatique et les manières de fabriquer et de produire l’information. Ces évolutions ont en effet largement contribué à modifier le fonctionnement des médias comme organisations ainsi qu’à redéfinir la pratique journalistique, au point de voir progressivement basculer le traitement de l’actualité dans l’excès et la surenchère.
Les excès de la sphère médiatique se manifestent en premier lieu dans le mode de traitement et de présentation des données d’actualité adopté par les journalistes, lequel tend de plus en plus à privilégier le surprenant et le spectaculaire. Comme le souligne Bourdieu lui-même, «le principe de sélection» qui prévaut dans le journalisme consiste dans «la recherche du sensationnel et du spectaculaire 1». Il est fréquent en effet que la presse canalise son lectorat grâce à la diffusion d’événements forts, de faits marquants dont l’impact et l’ampleur sont susceptibles de l’émouvoir et de capter son attention, tels que les guerres, les catastrophes naturelles, les luttes politiques, les faits divers, la drogue, les exploits sportifs, etc. L’impératif commercial qui consiste à favoriser les aspirations du public contraint souvent les journalistes à faire de l’actualité un spectacle.
Un exemple récent, celui du divorce de Nicolas et Cécilia Sarkozy, témoigne de cette «couverture excessive des faits et des personnes qui tend à se développer dans les rédactions des médias français: l’annonce de la séparation du couple, rumeur à l’origine qui a été confirmée par Le Nouvel Observateur, a été relayée en une de tous les quotidiens français et traitée pendant plusieurs semaines. L’engouement démesuré de la presse quotidienne pour ce type de sujet, mêlant à la fois vie publique (celle du chef de l’État) et vie privée (celle de Nicolas Sarkozy) d’une personnalité politique, qui a lui-même donné lieu à une publication frénétique et redondante d’articles concernant la séparation du couple, envahissant les kiosques français et étrangers, a contribué à donner du retentissement à un événement dont l’enjeu correspondait certainement plus à un intérêt économique et commercial qu’à un intérêt démocratique: la rupture du couple s’est inscrite dans la continuité d’une interminable «saga Sarkozy 2» qui «agite la presse depuis plusieurs années» et qui témoigne de l’intérêt croissant des principaux quotidiens pour des sujets dits people, susceptibles de dynamiser leurs ventes.
Ainsi, la recherche de l’audience, et par conséquent le jeu sur le registre affectif et émotionnel qui en constitue une des nécessités, invite-t-il souvent les journalistes à adopter un mode de présentation de l’information visant à «spectaculariser» abusivement les faits, voire à les surdramatiser. En effet, «les journalistes s’intéressent à l’extra-ordinaire, à ce qui rompt avec l’ordinaire, à ce qui n’est pas quotidien – les quotidiens doivent offrir quotidiennement de l’extra-quotidien 3». Il ne s’agit plus seulement de focaliser l’attention du public sur des faits saillants de l’actualité, mais d’amplifier et d’exagérer ces mêmes faits, qu’ils soient dramatiques ou non à leur origine. Pour reprendre les propos d’Yves Agnès, «on pourrait dire pour schématiser: le journaliste dévoile, dramatise, amplifie 4».
Outre ce mode de traitement exagéré et volontairement dramatisant du fait d’actualité, les excès de la sphère médiatique se manifestent également dans les relations qu’entretiennent mutuellement la sphère médiatique et la sphère politique. Depuis les élections présidentiellesfrançaises de 2007, les relations entre médias et pouvoir semblent avoir évolué dans le sens d’une plus grande porosité, au point de voir le pouvoir politique imposer son agenda aux journalistes par l’entremise d’une stratégie soigneusement planifiée de saturation médiatique.
Certains grands quotidiens n’hésitent pas à dénoncer «la stratégie d’asphyxie 5» des médias, organisée par le gouvernement, et critiquent l’«omniprésence du président» dans les journaux écrits ou audiovisuels: «comme chaque semaine il est aussi à la une de plusieurs magazines. Tourne en boucle sur les radios et télé d’info en continu. Et sa photo s’étale partout en France sur des affiches et les murs des kiosques. 6»
L’hyperactivisme médiatique de Nicolas Sarkozy, se caractérisant par une tendance à être ou à paraître toujours actif de manière à constituer le centre d’attention des médias écrits et télévisés, surpasserait ainsi celui de ses prédécesseurs. D’après le journal Libération, qui s’est basé sur les chiffres de l’Ina’Stat, le baromètre des journaux télévisés établi par l’Institut National de l’audiovisuel (INA), «entre son élection en mai 1995 et le mois d’août suivant, Jacques Chirac était apparu 94 fois dans les journaux télévisés et 75 fois sur la même période de 2002», alors que Nicolas Sarkozy «s’est matérialisé 224 fois sur le petit écran entre mai et août 2007 7». La technique de communication mise en place par le gouvernement est celle dite de l’«agenda setting»: il s’agit d’occuper et de submerger la scène médiatique en multipliant le nombre d’événements susceptibles de figurer dans le programme à couvrir par les équipes rédactionnelles.
Ainsi, face à l’abondance des communiqués qui tombent quotidiennement et qui mentionnent les moindres faits et gestes du chef de l’État ou des membres du gouvernement, les journalistes disent ne plus avoir le temps de l’analyse et de la critique: «c’est compliqué parce que Sarkozy nous bombarde tellement, le recul n’est pas facile à prendre, mais il faut que nous, les journalistes, on fasse attention. 8» Les procédures de vérification des informations sont profondément remises en cause par ce «marathon médiatique» qui réduit les professionnels de l’information à de simples relais: «il a dessiné son Tour de France, et nous, on est les suiveurs. 9» Cette stratégie politique d’intrusion et de focalisation médiatique, visant à submerger les journalistes d’un flux d’informations qu’ils ne contrôlent pas directement mais qu’ils sont contraints de retransmettre, place la sphère journalistique dans une position révérencieuse à l’égard du pouvoir.
Cependant, pour Christian Delporte, spécialiste des médias, cette hypermédiatisation présidentielle ne devrait pas résister au temps et pourrait bien avoir ses propres contreparties: «Sarkozy prend aujourd’hui le même risque. Pour l’instant, il joue la carte de l’exposition permanente et les médias suivent. Mais si les Français ne sentent pas d’amélioration dans leur vie quotidienne, l’hypercommunication de l’hyperprésident se retournera brutalement contre lui. 10»
Aussi les titres de la presse de février 2008 témoignent-ils du basculement qui s’opère actuellement dans les médias, de l’oscillation qui y est à l’œuvre, et du changement de ton de certains journaux, hier révérencieux et aujourd’hui réprobateur à l’égard du pouvoir politique: «La déception» pour L’Express 11, «Ce qui cloche» pour Le Point 12et le «Président qui fait pschitt»pour Le Nouvel Observateur 13, «Putain, 4 ans…» pour Marianne 14. Ces unes sembleraient indiquer que le mouvement s’est inversé, nous renvoyant d’un extrême à l’autre puisque que nous sommes passés d’une attitude plutôt complaisante et passive des médias envers la sphère politique à un jugement largement désapprobateur; le temps du soupçon se substituant progressivement au temps de la séduction qui paraissait initialement qualifier les relations entre médias et pouvoir.
L’excès médiatique qui, nous l’avons constaté, peut se caractériser par une attention démesurée et partiale des médias concernant les hommes politiques au pouvoir, appellerait ainsi son contraire, rendant compte d’une alternance entre deux extrêmes: de la focalisation révérencieuse à la distanciation critique des médias à l’égard du pouvoir politique.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. BOURDIEU, Pierre, Sur la télévision, Paris, Raison d’agir, 1996, p. 18.
2. GARRIGOS, Raphaël et ROBERT, Isabelle, «La première dame des médias», Libération, jeudi 18 octobre 2007.
3. BOURDIEU, Pierre, Op. cit., p. 19.
4. AGNÈS, Yves, Manuel de journalisme, Paris, La découverte, 2002, p. 56.
5. GUIRAL, Antoine, «L’Élysée, une agence à communiquer», Libération, 21 septembre 2007.
6. Idem.
7. GARRIGOS, Raphaël et ROBERT, Isabelle, «Au CSA, la parole de Nicolas Sarkozy ne compte pas», Libération, mercredi 3 octobre 2007. [en ligne] <www.liberation.fr>.
8. MACHURET, Patrice, interview de GARRIGOS, Raphaël et ROBERT, Isabelle, «Sarkozy nous bombarde», Libération, 21 septembre 2007.
9. ZÉKRI, Bernard, interview de GARRIGOS, Raphaël et ROBERT, Isabelle, «Sarkozy nous bombarde», Libération, 21 septembre 2007.
10. Idem.
11. .MANDONNET, Eric et VIGOGNE, Ludovic, «Sarkozy – La déception», L’Express, 7 février 2008. [en ligne] <www.lexpress.fr/actualite/politique/sarkozy-la-deception_473471.html>.
12. BROSSOLETTE, Sylvie Pierre, «Ce qui cloche», Le Point, n°1847, semaine du 7 février 2008.
13. «Le président qui fait pschitt», Le Nouvel Observateur, n°2257, semaine du jeudi 7 février 2008.
14. «Putain, 4 ans…», Marianne, n°576, semaine du 3 au 9 mai 2008.