Le succès inespéré du premier roman de Jonathan Littell laisse le lecteur sur une note ambivalente. D’une part, l’éblouissement est total, et les mille pages du livre se parcourent en un clin d’œil. Mais cette fascination morbide pour un passé trouble ne cacherait-elle pas un désir d’aborder l’histoire à travers la trompeuse lentille du spectaculaire?
«…ce que veulent populo et l’élite: du Cirque!… des mises à mort dégoulinantes!… des vrais râles, tortures, tripes plein l’arène!… plus de semi-bas de soie, faux nichons, soupirs et moustaches, Roméos, Camélias, cocus… non!… du Stalingrad!… tombereaux de têtes coupées! Héros, verges en bouche!(1)»Avec déjà plus de cinq cent mille exemplaires vendus dans son édition originale en français, le Goncourt et le grand prix du roman de l’Académie française en poche, la première œuvre de l’Américain Jonathan Littell fut sans contredit l’événement littéraire de l’année 2006. Cette brique de 894 pages ne fait pourtant pas dans la dentelle, et raconte les mémoires d’un bourreau nazi fictif qui chevauche quelques-uns des épisodes les plus sanglants de la Deuxième Guerre mondiale. Choix audacieux, qui contraste avec la vision plus communément admise de l’opprimé, et qui amène une question plus importante, à savoir quel est ce besoin, cette soif de nouveau, qui nous poussent à rechercher ce cirque et ces mises à mort dégoulinantes dont parle Céline. Car si le livre de Littell emprunte savamment aux archives sa toile de fond historique, construisant un récit dynamique qui tient le lecteur en haleine du début à la fin, il ne fait en somme qu’improviser dans un langage contemporain sur une gamme d’interdits que l’histoire aurait peut-être intérêt à méditer encore un peu, avant de les passer à la moulinette commerciale…
«Si vous êtes né dans un pays ou à une époque où non seulement personne ne vient tuer votre femme, vos enfants, mais où personne ne vient vous demander de tuer les femmes et les enfants des autres, bénissez Dieu et allez en paix. Mais gardez toujours cette pensée à l’esprit: vous avez peut-être plus de chance que moi, mais vous n’êtes pas meilleur. Car si vous avez l’arrogance de l’être, là commence le danger.(2)»
La courte introduction du roman est baignée de cet esprit de lucidité qui nous amène à nous identifier au narrateur, Herr SS-Obersturmbannführer (Lieutenant-colonel) Maximilien Aue, qui, du fond de sa retraite bourgeoise au nord de la France, décide de raconter ses souvenirs, évidemment sous une nouvelle identité. Né en Alsace d’un père allemand et d’une mère française, Aue peut ainsi revêtir le chapeau qui lui sied le mieux au moment opportun, comme tant de nazis et de collaborateurs français, belges, hollandais ou autres n’ont pas manqué de le faire, et ce, sans nécessairement parler deux langues… Car c’est bien l’idée de Littell de nous montrer que partout et à toutes les époques des horreurs se produisent, et qu’il y a toujours des hommes pour y prendre part, les uns avec volupté, les autres avec docilité ou passivité. En ce sens, le régime nazi est bien plus près de nous au point de vue culturel que n’ont pu l’être les Empires soviétique ou nippon, et le narrateur nous présente ainsi le front de l’Est au son de la musique de Bach et de Rameau (encore la complémentarité franco-allemande), tout en ayant comme lectures de chevet Stendhal, Flaubert, Nietzsche et Blanchot. Le doux cynisme qui berce les propos de Max Aue nous plonge même à certains moments dans des élans romantiques, mais la réalité décrite retient fort heureusement ces tentations indécentes. Car des fosses communes d’Ukraine au carnage de Berlin, en passant par la débâcle de Stalingrad et l’évacuation des prisonniers d’Auschwitz, Littell nous transporte au cœur de l’indicible humanité qui sévit dans ses derniers retranchements, et la fascination avec laquelle le lecteur défile ces pages maudites laisse en bouche un goût amer, empreint d’une certaine culpabilité. Comme si Les Bienveillantes, ces déesses vengeresses qui tourmentent les criminels et dont la référence est empruntée à Eschyle dans Les Euménides, nous suivaient tout au long de notre lecture, traquant ce plaisir honteux qui nous incite à jeter un regard voyeur et quelque peu obscène sur le naufrage de toute une civilisation, la nôtre.
«Qu’est-ce que vous foutez? Ça fait des heures qu’on vous attend.» Je le saluai: «Herr Standartenführer! Le SD a ses propres tâches. J’examinais le dispositif, pour prévenir tout incident.» Il se calma un peu: «Et alors?» grommela-t-il.- «Tout semble en ordre, Herr Standartenführer.»- «Bon. Allez là-haut. Le Brigadeführer veut voir tous les officiers.(3)»
Le système hiérarchique implanté par le IIIe Reich est difficilement assimilable pour tout néophyte en la matière, et c’est une des principales qualités du roman de non seulement en vulgariser la logique, mais d’arriver à en transmettre le rythme par l’entremise des dialogues. Le livre contient en outre un glossaire des principaux termes propres au régime, ainsi qu’une table d’équivalence des grades, soit ceux de la SS, de la Wehrmacht (l’armée allemande), de la Gestapo (la police), et finalement les grades de l’armée française. Les rivalités qui existèrent entre ces différents organes de pouvoir sont d’ailleurs largement exploitées, et un certain fétichisme se dégage du personnage principal dans son rapport avec son uniforme, ses médailles, ses galons et surtout la possibilité d’en gagner de meilleurs. Membre du SD, le Bureau central du service de sécurité, une structure de la SS sous le commandement de Reinhard Heydrich, Max Aue est envoyé sur le front de l’Est au sein de ces sinistres Einsatzgruppen, des groupes d’actions du SD chargés essentiellement de «nettoyer» l’arrière du front ouvert par la Wehrmacht (chaque groupe d’armées se voyait assigner un Einsatzgruppe, et les relations entre les deux entités étaient souvent tendues). «Nettoyer» signifiant éliminer tout Juif, Bolchevique, partisan, Tsigane, handicapé physique ou mental, ou même des soldats allemands «irrécupérables», pouvant éventuellement «nuire» à la sécurité du Reich. C’est le début des grands massacres de masse et de la folie antisémite, avec au programme le charnier de Kiev, où 33 000 Juifs furent tués par balle dans une gigantesque fosse commune (Aue a d’ailleurs pour mandat de concevoir un album photo couvrant cette aktion, travail qui lui vaudra une promotion…). Littell nous décrit méthodiquement la technique du Sardinenpackung, qui consiste à forcer les condamnés à se coucher dans la fosse, sur les morts, avant de se voir administrer le coup fatal de façon à maximiser l’espace, ainsi que l’utilisation du camion Saurer, sorte de chambre à gaz sur quatre roues qui peut entasser une trentaine de personnes à la fois à l’arrière d’un camion qu’on laisse rouler (le monoxyde de carbone s’échappant dans la boîte du camion).
«Depuis les débuts de l’histoire humaine, la guerre a toujours été perçue comme le plus grand mal. Or nous, nous avions inventé quelque chose à côté de quoi beaucoup déjà cherchaient à échapper en se réfugiant dans les certitudes élémentaires de la guerre et du front. Même les boucheries démentielles de la Grande Guerre, qu’avaient vécues nos pères ou certains de nos officiers plus âgés, paraissaient presque propres et justes à côté de ce que nous avions amené au monde. Je trouvais cela extraordinaire.(4)»
C’est d’ailleurs ce qui peut agacer chez ce personnage qu’est Maximilien Aue: le côté extraordinaire de son existence, au milieu d’un décor qui se veut réaliste, voire encyclopédique par moments. Il devient une sorte de super héros des forces du mal au contact des pires atrocités nazies, collectionnant en prime un parricide, une relation incestueuse avec sa sœur jumelle, et une homosexualité refoulée (car défendue sous le IIIe Reich) l’amenant à commettre quelques crimes sordides qui, bien évidemment, ne sont que des gouttes d’eau dans l’océan très noir du roman. Il côtoie tantôt Himmler, tantôt Speer, souvent Eichmann et même Hitler, à qui il pince le nez vers la fin du roman! Il a de plus connu Céline, vaguement dragué Brasillach (autre écrivain français collaborateur ayant pour sa part été fusillé après la guerre), mais les courts instants qu’il passe à Paris en compagnie des écrivains vichystes demeurent convenus et s’accordent avec la vision commune érigée devant le passé. En fait, le livre entier se dresse ainsi, laissant parader les événements de l’histoire au rythme de leur inscription consensuelle dans les archives. Jamais on ne peut, par exemple, présumer de cet «antisémitisme d’État de tradition française(5)», et que de Dreyfus aux camps de la mort il pouvait peut-être unir, devenir constitutif d’une certaine Europe, d’une Europe franco-allemande. Près de mille pages en français, mais rien pour véritablement écorcher le mythe de la Résistance, pour bouleverser la vision romantique d’une France essentiellement victime de l’absolutisme allemand. Le tout ornementé de plusieurs euphories sexuelles très explicites à la Houellebecq, et voilà, vous avez un best-seller, l’Europe en attend la traduction, et Hollywood, le scénario! Le livre de Littell fait de l’histoire et des connaissances historiques la base de son langage, de sa rhétorique littéraire, et le ton cynique utilisé pour décrire les événements rappelle que «la culture historique est véritablement une sorte de caducité de naissance, et ceux qui en portent les stigmates depuis leur enfance doivent arriver à croire instinctivement à la vieillesse de l’humanité(6)». Les Bienveillantes s’adresse aux épigones de l’histoire que nous sommes, allégeant les lourds cailloux de la mémoire afin d’embellir l’image que projette le miroir de notre présent.
Aue est tout sauf l’individu ordinaire embrigadé malgré lui dans l’histoire, comme cette «petite feuille prise dans le tourbillon du temps(7)» qu’est Eichmann, ce fonctionnaire et spécialiste de la question juive dont le procès au début des années 1960 a soulevé les passions en Israël où il se déroula, et ailleurs dans le monde. Eichmann devient l’un des principaux interlocuteurs du narrateur, dont les fonctions l’amènent à travailler avec ce personnage qu’il décrit comme «un bureaucrate de grand talent, extrêmement compétent dans ses fonctions, avec une envergure certaine et un sens de l’initiative personnelle considérable, mais uniquement dans le cadre de tâches délimitées(8)». Et peu importe que ces tâches soient d’élaborer un vaste projet d’émigration des Juifs d’Europe vers Madagascar, ou de plus simplement les envoyer vers les camps d’extermination, Eichmann s’est avéré d’une redoutable efficacité, et toute sa vie, si bien racontée par Hannah Arendt, tend à donner cette «leçon de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal.(9)» Les Bienveillantes ne parvienne au contraire qu’à édulcorer l’idée de la banalité du mal, la rendant à la merci de la danse macabre qu’elle orchestre, dépendante de tous les artifices meurtriers qu’amène la rationalité technique de la modernité. «L’éternité de l’horreur se manifeste bien dans le fait que chacune de ses formes nouvelles dépasse en horreur la précédente(10)», et, en ce sens, la Deuxième Guerre mondiale fut un vaste terrain de jeu pour les esprits détraqués et les pervers inassouvis, et une source un peu trop fertile de divertissements pour les spectateurs de l’histoire que nous sommes.
«Nos faubourgs tranquilles pullulent de pédophiles et de psychopathes, nos asiles de nuit d’enragés mégalomanes(11)», écrit Littell dans son introduction (de loin les trente meilleures pages du roman), et on serait bien tenté de lui demander pourquoi il n’en parle justement pas, de ces cinglés des temps modernes. Pourquoi cet auteur, au talent indéniable, qui a vu de près plusieurs conflits internationaux au sein d’organismes humanitaires, ne décrit pas plutôt les réminiscences fascistes qui surviennent ci et là à travers la planète? Quel intérêt y a-t-il à transformer les multiples idées et vérités qui s’entrechoquent pendant la Deuxième Guerre mondiale en une totalité fictionnelle beaucoup plus facile à aborder? Et qu’est-ce qui nous pousse, nous, lecteurs, à se vautrer dans les pages de ce roman qu’on dévore comme ces grands enfants qui lisent Harry Potter? Comment se fait-il que vous y plongerez sans doute aussi le nez, ne serait-ce que pour les sardines ou l’envoûtante odeur du gaz? Je laisse la réponse aux poètes, et à l’un des plus grands, Charles Baudelaire:
«Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde!
Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
Il ferait volontiers de la terre un débris
Et dans un bâillement avalerait le monde;
C’est l’Ennui! – l’œil chargé d’un pleur involontaire,
Il rêve d’échafauds en fumant son houka.
Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
– Hypocrite lecteur, – mon semblable, – mon frère!(12)»
Notes
(1) Céline, Louis-Ferdinand, Nord, Paris, Gallimard/Folio, 1960, pp. 10-11.
(2) Littell, Jonathan, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, p. 26
(3) Ibid., p. 122
(4) Ibid., p. 127.
(5) Ricoeur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuil, 2000, p. 583
(6) Nietzsche, Friedrich, Seconde considération intempestive, Paris, Flammarion, 1988, p. 142
(7) Arendt, Hannah, Eichmann à Jérusalem, Quarto, Gallimard, 2002, p. 1050.
(8) Littell, Jonathan, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, pp. 524-525.
(9) Ibid., p. 1262.
(10) Adorno, Theodor W., Minima Moralia, Payot & Rivages, Paris, 2001, p. 250.
(11) Littell, Jonathan, Les Bienveillantes, Paris, Gallimard, 2006, p.27.
(12) Baudelaire, Charles, Les Fleurs du mal, dans Œuvres, Tome I, Paris, Gallimard/Pléiade, 1980, p. 6.