« Une gang de tout croches qui savent pas bâcher. » – Lapointe
À la fois tragique et hilarant, Daytona est une fantastique explosion cinématographique qui a malheureusement fait bien peu couler d’encre. D’entrée de jeu, le documentaire présente et fait s’entrechoquer deux regards sur le monde. Celui des « regardés », d’abord, de jeunes Québécois venus boire, baiser et fumer en toute liberté à l’occasion du Spring Break à Daytona Beach, en Floride. Puis, celui du « regardeur » et réalisateur, le collectif Amérika Orkestra, qui les suit et les scrute alors qu’ils farfouillent à gauche et à droite en vue de la réalisation de leur rêve américain. Assumant la subjectivité de sa position d’observateur et de metteur en scène, le Amérika Orkestra offre un point de vue éthique et esthétique singulier qui se manifeste par un type de plan souvent fixe et la plupart du temps métaphorique. Récurrents, nombre de ces plans expriment une désolation face à cette jeunesse grouillante dont les valeurs sont questionnées, sans jamais être jugées.
Il en va ainsi des toutes premières images de Daytona qui montrent une plage déserte, une piscine d’hôtel abandonnée, un paysage vide. Des jaunes, des orangés, des verts chauds composent la vision d’un Daytona Beach que l’on imaginerait insipide et monochrome, si ce n’était de l’agile caméra du Amérika Orkestra qui en fait un lieu d’espoirs et de déboires enluminé et bouleversant. En plus de commenter l’action, la fixité et la vacuité de ces plans annoncent le désappointement à venir, puisque les jeunes n’obtiendront pas ce qu’ils désiraient : aucun ne finit la soirée au lit, tout comme aucun ne trouve que le party valait le déplacement. Les plans suivant cette séquence semblent quant à eux provenir d’une caméra d’amateur appartenant à un des jeunes. Des parties de corps indistincts apparaissent alors, captées par une caméra instable produisant des images floues. Une chanson grivoise et des cris festifs sont aussi entendus. Se heurtant l’une à l’autre, ces deux séquences rendent compte de l’écart entre deux mondes, celui des « regardés » et celui du « regardeur », disions-nous, et c’est une des forces du Amérika Orkestra que de ne pas avoir imposée une vision univoque d’une jeunesse en déroute. Bien qu’il s’agisse néanmoins d’un portrait avec ce que cela comporte de représentation, le Amérika Orkestra s’inclut aussi, grand bien lui en fasse, en tant que sujet ; sujet porteur d’un regard partial et dramatisant.
Derrière la caméra, un des cinéastes pose à l’occasion des questions aux jeunes. Sur des images de chambre d’hôtel vide ou de fenêtre qui s’ouvre sur la plage, la voix interroge: « C’est quoi ton rêve ? », « C’est quoi le bonheur ? », etc. Jessica, jeune femme embrassant au moins 20 gars différents en présence de la caméra, s’entend demander: « C’tu important de bien paraître ? », et encore : « Combien de fois tu fais l’amour par semaine ? ». Bien sûr, les réponses choquent. Depuis qu’elle a 18 ans, Jessica se sent vieille et fatiguée. Elle a donc ralenti le rythme de ses ébats sexuels à un ou deux par semaine. Au-delà de cet échange où les questions semblent choisies pour appeler des réponses aberrantes, sinon alarmantes, c’est la rencontre avec Lapointe, dernier jeune à faire son apparition sous le ciel fiévreux de Daytona Beach, qui met le plus en évidence la relation entre ceux qui filment et ceux qui s’exposent. Relation en tout temps présente, ne serait-ce que lors de contacts banaux, par exemple lorsqu’un des jeunes demande du feu à quelqu’un derrière la caméra. S’il se dévoile en présence de ses chums, et ce à coups de répliques toutes plus incroyables les unes que les autres, Lapointe hésite à se livrer lors d’une mini-entrevue improvisée en soirée. Il paraît inconfortable en présence de la caméra et avec les questions qu’on lui pose, en partie parce qu’elles l’obligent à un retour sur lui-même, à une prise de conscience dont il n’a visiblement pas envie.
Mais plus encore, sa réaction fait de lui le seul interrogateur, de façon inconsciente sans doute, des intentions et de la légitimité de la démarche du Amérika Orkestra et, par extension, de toute visée documentaire. Lorsqu’on lui demande : « Es-tu heureux ? » Lapointe questionne à son tour avant de répondre: « Toi, t’es-tu heureux… J’ai de l’argent, je me fais du fun, j’sus heureux certain… qu’est-ce tu fais là toi ? ». À : « Qu’est-ce tu vas faire dans la vie plus tard, où tu vas être ? », il répond : « (en pointant les membres de l’équipe qui se trouvent derrière la caméra) Probablement comme toi, pis toi, pis toi… J’vas être différent de personne… ». Lapointe, qui se juge bien normal, se sent pris dans le piège d’un documentaire qui fait de lui un sujet atypique possédant une vision du monde spécifique. En retournant les questions au destinateur dans une attitude défensive, il relativise donc l’image qu’on tente de construire avec sa personnalité et celles des autres jeunes filmés. Ainsi, l’écart même entre les deux réalités, celle du filmeur et du filmé, du cinéaste (« le poète », comme l’appelle Lapointe) et du sujet sur lequel il porte son regard, se trouve représenté dans le film.
American dream d’abord enchanteur, puis trompeur et frustrant, Daytona «écoeure à la longue… », dira un des jeunes. Déçus, envieux, voyeurs, tous se rassemblent, vers la fin du party, autour d’un gars et d’une fille s’apprêtant à faire ce que tout le monde voulait et que personne n’a réalisé : baiser. Puis, dans cette foule, Sébastien, à la fois déçu, envieux et voyeur, les regarde avec tristesse. Devenu musclé pour pouvoir réussir à l’américaine, c’est-à-dire faire tomber les femmes, posséder une grosse voiture et beaucoup d’argent, Sébastien affirmait au début de la journée avoir voulu naître Américain. Puis, il se retrouve désappointé, seul tout le long du périple où il cherche en vain à combler la solitude dont témoigne la caméra qui l’accompagne. Son accablement est peut-être le plus profond de tous ceux qui sont présentés, en tout cas le plus poignant, puisqu’il n’est pas uniquement déçu, comme il le dit, par les Américaines qui portent des brassières lors des concours de gilets mouillés. En plus, après avoir avoué que le Québec et la langue française le répugnent, le voilà désillusionné par ce rêve auquel il n’a pas eu droit. À des kilomètres de chez lui, il finit par se demander : « C’tu moi l’problème ? J’sais pas… ». Question qu’il se pose vraisemblablement pour la énième fois de sa vie.
Et c’est lui qui, dans la dernière séquence, exprime la consternation de tous lors d’un magnifique plan où une voiture quitte la plage. Apparaissant pour la première fois dans une lumière bleutée, la plage s’allonge indéfiniment pour faire écho à l’ampleur du désenchantement. Dans une formule douce-amère, les derniers mots de Sébastien, prononcés dans un fou rire, sonnent comme une sentence : « C’est donc ben platte Daytona… Ostie qu’c’est con… On s’est faite fourré ».