Photographe canadien qui vagabonde autour du globe afin de capter les lieux et les non-lieux de ce monde en mutation où l’action humaine façonne étrangement la notion de paysage, Edward Burtynsky(1) s’inscrit dans la tradition picturale occidentale paysagiste. Cependant, loin des paysages bucoliques des peintres romantiques, les portraits de la nature de Burtynsky ont de quoi inquiéter.
Amoncellement de pneus, cimetière de paquebots au large d’une plage déserte, ruisseau de nickel sur terre brûlée, vallée sillonnée par le travail minier, les clichés de Burtynsky exhibent des réalités que l’on ne voudrait pas voir, et qui pourtant, une fois figées en grand format photographique, fascinent et plaisent au regard du spectateur. Un plaisir cependant qui étonne, qui terrifie, voire pétrifie. Car si l’immensité des étendues captées par l’œil photographique de Burtynsky cherche à happer et à englober le regardeur de toute part – telle le veut la tradition artistique du paysage –, le vertige que ses œuvres provoquent ne découle pas que de la vastitude des sujets représentés, mais dépend également du caractère d’«entre-deux» (nature/culture) de ces derniers. Loin de montrer le triomphe de la nature, les paysages contemporains saisis par Burtynsky exposent les résultats du modelage de l’homo sapiens sur son environnement.
La notion de paysage
Loin d’être une donnée objective immuable, la notion de paysage est intrinsèquement liée à l’évolution des rapports entre l’homme et le monde naturel. Formé à partir de l’italien paesaggio, qui signifie «ce que l’on voit du pays», le mot «paysage» apparaît à la Renaissance alors que le genre du «paysage» se développe en peinture et que l’on associe une valeur esthétique et sentimentale à la vue de la nature. Plus souvent associé aux paysages ruraux qu’aux paysages urbains, la notion de paysage est demeurée pratiquement inchangée pendant plusieurs siècles. Or, suivant l’industrialisation massive, l’époque contemporaine connaît, selon Anne Cauquelin(2), l’émergence de nouvelles «formes de spatialité». «Les traits qui servaient hier encore à attribuer au paysage un caractère contemplatif, ingénument teinté du sentiment de la nature, disparaissent peu à peu sous le souci causé par sa dégradation(3)». Alors que la notion de paysage s’élargit et se voit appropriée par de nombreuses disciplines – éthographie, sociologie, urbanisme, architecture, écologie –, les notions de lieux, de non-lieux et de site la remplacent progressivement lorsque son utilisation semble ambiguë ou détachée de son sens original.Créée en 1999, la Convention européenne du paysage(4) désigne le paysage comme étant «une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations(5)». En ce sens, selon le type de regard qu’on leur porte, les territoires photographiés par Burtynsky peuvent ainsi prétendre à la nomination de paysage. Ceci étant dit, des entités perçues comme étant diamétralement opposées peuvent être nominées de la sorte. Alors que certains paysages emblématiques sont devenus des «objets de consommation» – les chutes du Niagara, le Kilimandjaro, le Grand Canyon, etc. –, de nombreuses étendues de pays sont cachées aux touristes par crainte qu’elles soient dédaignées et que, par extension, les coins de pays les environnant le soient tout autant.
Photographiant des types d’espaces normalement camouflés par les autorités ou portés à la vue par des écologistes désirant sensibiliser la population à l’action dévastatrice de l’humain sur le territoire naturel, Burtynsky s’immisce sur un terrain glissant en ce sens où il n’hésite pas à lécher minutieusement l’ensemble de ses portraits topographiques «dévastés». Visuellement l’effet est frappant, les photographies de toutes ses séries sont réalisées à grande échelle et toutes contiennent des détails surprenants qui invitent le spectateur à plonger à même les œuvres. Ainsi, à quelques centimètres d’une photographie, un spectateur note une pousse d’herbe s’élevant étrangement au cœur d’un champ d’uranium s’étalant sur des kilomètres (Uranium Tailings No. 5, Elliot Lake, Ontario 1995). À une distance respectable d’une œuvre, c’est la profondeur d’une excavation minière qui étourdi un visiteur (Kennecott Copper Mine No. 22, Bingham Valley, Utah 1983) ou encore la vue d’un empilement de déchets électroniques qui semble impressionner un autre (China Recycling No. 5, Phone Dials, Zeguo, Zhejiang Province, 2004).
Travaillant plastiquement autour des notions de répétition ou de vide, de monochromie ou de forts contrastes tonals, Burtynsky harmonise le contenu visuel de ses œuvres. Toutes les photographies de Burtynsky possèdent un équilibre intrinsèque qui les rend, malgré leurs contenus fort inquiétants, visuellement agréables à regarder. Il faut dire qu’une fois archivée et mise en boîte au sein d’un espace muséal, la représentation de ces non-lieux les désincarne considérablement de leur sujet premier. Loin des terrains accidentés et des risques qu’ils comportent, les spectateurs contemplent des «images cliniques» sans souffrir de la température, de la poussière qui monte ou encore des odeurs désagréables, voire toxiques, des lieux photographiés.
Le sublime
«Tout ce qui peut susciter l’idée de la douleur ou du danger ou encore tout ce qui peut être considéré comme étant terrible ou agit de façon terrifiante est source de sublime. Le sublime produit les plus fortes émotions que l’esprit est capable de ressentir.(6)»
Puisqu’ils provoquent à la fois un sentiment de plaisir et de déplaisir, les paysages de Burtynsky peuvent certes être perçus – selon le point de vue kantien du terme(7) – comme étant sublimes. Héritée de la rhétorique antique, la notion de sublime se distingue nettement de la notion de beau dans l’ensemble des discours esthétique et philosophique. Alors que le beau, circonscrit aux objets et aux formes, se voit limité, le sublime, sans frontières, est infini. Associée aux vastes étendues de pays, c’est la notion de sublime qui est davantage utilisée en esthétique pour discourir autour des œuvres se rapportant au genre du paysage.
Pour qu’un sentiment de sublimité soit ressenti, il faut, selon Edmund Burke(8), qu’un objet conviant à une expérience esthétique soit imprégné d’une force intense, une force dépassant considérablement celle de l’individu. En ce sens, le sentiment de terreur, couplé à celui de la douleur, est un des moteurs premiers du sublime. La vue des représentations paysagistes de Burtynsky fait surgir incessamment une question cruciale: «Vivrons-nous dans un monde où les paysages naturels – vierges de toute intervention humaine – auront complètement disparus?»
Autant au cœur de l’expérience de la nature que de sa représentation sous forme de paysage, la notion de sublime se scinde, selon plusieurs philosophes, en deux modes différents qui sont néanmoins compatibles, soit le sublime apocalyptique et le sublime contemplatif. Si ce dernier repose sur une impression de quiétude et de tranquillité émergeant de la nature, le sublime apocalyptique appelle l’individu à sa perte. Bien que d’apparences paisibles les paysages photographiés par Burtynsky ont le pouvoir de glacer le sang du spectateur. Derrière leur silence, leur horizontalité, leur harmonie, ils enferment des chaos bruissants qui, contenus sous pression, sont près d’exploser. Ils enferment des tsunamis ou des Katrina, des catastrophes à venir.
Conclusion
Excluant tout discours moralisateur au sein de sa démarche artistique, Burtynsky ne fait que documenter – parfois avec un brin de mise en scène(9) – l’état de lieux où l’intervention de l’homme semble avoir anéanti tout repère naturel. De l’Amérique du Nord à l’Asie en passant par l’Europe, le regard de l’artiste s’arrête sur des paysages contemporains que l’on a du mal à nommer tellement leur teneur sort de la préhension classique du terme. Des paysages qui plaisent une fois exposés dans un espace muséal, mais qui foudroient en ce qui a trait aux traces de la réalité qu’ils contiennent. Certes, la teneur apocalyptique des œuvres de Burtynsky a de quoi réveiller les consciences sur le mode de vie actuel de l’espèce humaine.
Notes
(1) Le travail de Burtynsky peut-être vu sur son site web au lien suivant : <http://www.edwardburtynsky.com>
(2) Cauquelin, Anne. Le site et le paysage, Paris, Presse Universitaire de France, 2002, p. 191.
(3) Ibid. p. 9.
(4) Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a décidé de créer en 1999 un groupe restreint d’experts chargé de la rédaction d’une Convention européenne du paysage, sous l’égide du Comité du Patrimoine culturel (CC-PAT) et du Comité pour les activités du Conseil de l’Europe en matière de diversité biologique et paysagère (CO-DBP).
<http://www.coe.int/T/F/Coop%C3%A9ration_culturelle/Environnement/Paysage/>
(5) La Convention européenne du paysage est entrée en vigueur le 1er mars 2004.
(6) Edmund Burke cité dans Edward Casey, Representing Place. Landscape Painting and Maps, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2002, p. 41. La traduction est la nôtre.« Whatever is fitted in any sort to excite the ideas of pain, and danger, that is to say, whatever is in any sort terrible, or is conversant about terrible objects, or operates in a manner analogous to terror, is a source of the sublime; that is, it is productive of the strongest emotion which the mind is capable of feeling. »
(7) Contrairement à d’autres philosophes, Kant croit que le sublime n’est pas dans la nature, mais dans l’esprit. La nature excite cependant l’idée du sublime.
(8) Burke, Edmund. A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, New York, Oxford University Press, 1990, 173 p.
(9) On voit Burtynsky payer des passants qui agissent à titre de figurants dans le documentaire Paysages Fabriqués (Manufactured Landscapes ) de Jennifer Baichwal, qui suit l’artiste en Chine alors que ce dernier réalise une série de photographies.