Comment se porte le monde? Déforestation, érosion des sols, alimentation, changements climatiques, inégalités sociales, approvisionnement en eau, population, énergie, urbanisation, biodiversité, que penser? Alors que les catastrophistes annoncent la fin du monde, les optimistes technologiques nous rassurent et nous préviennent contre la litanie écologiste qui pourrait être un frein au progrès techno-scientifique. Si catastrophisme et rationalité ne vont pas toujours de pair, optimisme et science ont bien souvent trop peu en commun…
Le 20 janvier dernier aura finalement été une journée comme les autres. Car tout comme les crises énergétiques des années 1970 servirent d’argument à un nouveau libéralisme pour repousser les critiques à la croissance effreinée des trentes glorieuses, la crise actuelle, résultat de ce néolibéralisme, est l’occasion de «poser de nouvelles fondations pour la croissance(1)». Le président Obama maintient le leitmotiv aujourd’hui universel de la croissance salvatrice et précise que «la question n’est pas de savoir si le marché est une force pour le bien ou le mal(2)», mais (au sujet de l’environnement) d’«exploiter les énergies solaire, éolienne et géothermique pour faire rouler les automobiles et tourner les usines(3)».
Il faut assurément se réjouir de son intérêt pour les énergies renouvelables, mais son soutien à la consommation et à la fuite en avant du progrès techno-scientifique, solutions de marché à la crise du marché, ne peuvent que laisser amer. Certains pourraient féliciter sa remise en cause du mode de vie des Américains lorsqu’il est question de l’utilisation irréfléchie des ressources de la planète, mais ce serait oublier l’histoire: les problèmes de rareté des ressources sont trop souvent résolus grâce au calcul économique. Enfin, la réduction des autres grandes questions environnementales à un simple problème énergétique rappelle le pouvoir des boîtes à penser («think tanks») dans les opinions des décideurs.
Le cas Lomborg
Le meilleur exemple actuel est celui de Bjørn Lomborg et de la publication en 2001 de son livre The skeptical Environmentalist, un ouvrage de 515 pages, dont 2930 notes, écrit en un an et demi(4). Le livre est bien écrit et bien présenté. Sa struture et son style le rendent attractif. Il s’agit pour Lomborg de revoir des données factuelles et statistiques provenant d’organismes publics, de scientifiques académiques, ainsi que de certaines associations environnementale, dont le World Watch Institute, enfin, ce qu’il appelle la litanie. Il fait ainsi un portrait des sciences de l’environnement à partir de quelques auteurs dont les écrits sont reconnus par plusieurs pour être erronés ou exagérés et déclare que toute cette science est dans l’erreur(5). Les sujets sont analysés au moyen de sources bien sélectionnées qui indiquent que le problème est inexistant (diminution de la fertilité masculine), surestimé (réduction de la superficie des forêts, perte de la biodiversité) ou trop coûteux (changements climatiques). La solution se trouverait dans le développement économique et technique(6). Non seulement l’état de l’environnement s‘améliore dans toutes les plus grandes problématiques actuelles (épuisement des ressources naturelles, insuffisance de production alimentaire, disparition des forêts, érosion des sols, baisse de la biodiversité, changements climatiques, pollution chimique), mais il s’améliore indépendamment des études scientifiques, des avertissements des environnementalistes, de la perséverance des communicateurs, des actions politiques, des réglementations, des ministères de l’environnement! Le monde va mieux parce que c’est comme ça, ou parce qu’il n’a peut-être jamais été vraiment mal.
Ancien membre de Greenpeace, Lomborg enseigne la statistique dans un département de sciences politiques au Danemark, et avoue ne pas être spécialiste de l’environnement. Il doit son illumination à la lecture de The Ultimate Resource de Julian Simon(7) qui critiquait la littérature catastrophiste des années 1970 (The Population Bomb de Paul Ehrlich, The Limits to Growth de l’équipe Meadows) et annonçait que l’environnement allait pour le mieux:
«Les conditions matérielles de la vie vont continuer à s’améliorer pour la majorité, dans la plupart des pays, la plupart du temps, indéfiniment. Dans un siècle ou deux, toutes les nations et la majorité de l’humanité aura un niveau de vie similaire ou supérieur à celui des pays de l’Ouest.(8)»
Et Lomborg termine ainsi son ouvrage:
«Ainsi, tel est le message même de ce livre: les enfants nés aujourd’hui, tant dans le monde industrialisé que dans les pays en développement, vivront plus longtemps et seront en meilleure santé, recevront plus de nourriture, une meilleure éducation, auront un niveau de vie plus élevé, plus de temps libres et davantage de possibilités, sans que l’environnement ne soit détruit.(9)»
Le livre de Lomborg a reçu des critiques fortement partagées. Le contraste était net entre les journaux d’information tel The Economist, le London Observer , le London Times, le New York Times et le Washington Post qui ont encensé The Skeptical Environmentalist(10), et la littérature scientifique, dont Nature, Science, Climate Policy et Conservation Biology, qui le fustigèrent. Une série d’articles dévastateurs fut publiée dans Scientific American concernant l’énergie, les changements climatiques, la biodiversité et la population(11). Ailleurs, Michael Grubb, un économiste réputé du domaine des changements climatiques, était contrarié par la sélection très arbitraire des sources et surtout par le déni de l’important rôle joué par les réglementations dans l’amélioration de la qualité de l’environnement(12). Qu’est-ce qui explique la publication d’un tel livre par un prestigieux éditeur membre de la communauté académique? Il faut savoir que The Skeptical Environmentalist se retrouve dans la collection des sciences sociales, section économie. Le livre n’aurait donc reçu aucune révision par les pairs pour vérifier la fiabilité des données relatives aux sciences naturelles(13).
Pour une généralisation de l’optimisme des décideurs
Le résultat d’un ouvrage comme celui de Lomborg est la déformation des données scientifiques auprès des grands médias, dont Claude Allègre dans L’Express qui applaudit la conclusion claire et convaincante de Lomborg(14), ou Michel Godet dans Le Monde qui use de méthodes de discréditation absentes de toute subtilité en disqualifiant la recherche scientifique («la force du consensus est aveugle», «informations molles», «projets idéologiques») et en traitant indistinctement les écologistes de terroristes, d’intégristes ou de Khmers verts(15). Ironiquement, Godet semble bien au courant des réserves de pétrole (sujet aux données tout aussi variables que celles des changements climatiques) ou des niveaux de CO2 au Moyen-Âge!
Qu’est-ce qui peut bien expliquer ces visions aux antipodes l’une de l’autre? Il apparaît invraisemblable que tant d’études effectuées par des hommes et des femmes d’horizons si différents soient ignorées à la faveur de quelques centaines de pages noircies par un novice. Godet le résume en une phrase: «l’application maximaliste pourrait s’avérer dangereuse et être un frein à l’innovation(16)». En d’autres termes, il faut réduire le pouvoir de l’État et de ses mesures légales contraignantes pour le développement (principe de précaution), peu importe le risque (les OGM) ou le danger (le nucléaire), car il faut favoriser la croissance économique de la nation dans un monde libre (un marché libre). Les propos de Godet sont sans équivoque, l’environnement ne doit pas être un frein à la croissance économique. Et s’il est cité avec force ici, c’est que son propos représente admirablement bien ce qui a débuté peu après la publication du rapport de la commission Paley en 1952, alors mandatée par le président Truman, pour étudier la question de la rareté des ressources à long terme.
Une des premières réponses des économistes fut la création du think tank «Resources for the Future» financé par la Fondation Ford et dont la première publication fut un recueil statistique justifiant l’augmentation de la disponibilité des ressources par la baisse du prix de leur exploitation(17). Comme en 1963, les conclusions des études d’aujourd’hui sont explicites: les ressources naturelles à exploiter ne deviennent pas plus rares(18) et les solutions pour réduire la pauvreté et donc améliorer la qualité de l’environnement sont la libéralisation du commerce(19) et la technologie(20). Que de bonnes nouvelles pour les grands donateurs corporatifs comme Chevron, Exxon/Mobil, Chrysler, Toyota, Dow Chemical Company, Cogentrix et plusieurs autres(21)! Si la guerre contre le terrorisme écologique de Godet peut sembler excessive, il faut voir l’intervention du président Tchèque Václav Klaus au Cato Institute de Washington (dont Julian Simon était membre) pour apprécier la gravité du sentiment néolibéral envers les environnementalistes. Ainsi, après l’éloge du libre-échange, Klaus élabore sur les principales menaces de notre ère avec en troisième position… l’environnementalisme(22).
Et l’état de la planète?
La question n’est pas simple. Il est tout de même possible de dessiner le futur selon les visions de l’optimiste technologique ou du catastrophiste. Elles sont alors facilement imaginables: d’un monde aux ressources infinies où les voyages interstellaires ne sont qu’une question de temps, on passe au chaos social causé par la chute des économies privées des ressources pour les alimenter. Les totalitarismes du XXe siècle ne sont pas que des fautes qui ne se reproduiront plus, le regain des extrémismes nationalistes, religieux et racistes en témoignent. La crainte de catastrophes climatiques, de pénuries alimentaires, la frustration des inégalités croissantes, sont tous des signes de conflits potentiels. Ah! Que voilà un excellent argument en faveur d’une politique militariste!
Notes
(1) Traduction libre de «to lay a new foundation for growth», dans OBAMA, Barack, «Inaugural address of President Barack Obama», The Guardian, Tuesday 20 January 2009.
(2) Traduction libre de «Nor is the question before us whether the market is a force for good or ill», Ibid OBAMA.
(3) Traduction libre de «We will harness the sun and the winds and the soil to fuel our cars and run our factories», Ibid OBAMA.
(4) Lomborg, Bjørn, The Skeptical Environmentalist: measuring the real state of the world, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, 515 p.
(5) Grubb, M., «Relying on Manna from Heaven?» Science, vol. 294, 2001, p. 1285-1286.
(6) Zaccaï, E., Goor, F., et Kestemont, B., «Quelle importance à l’environnement? Enseignements du cas Lomborg», Natures Sciences Sociétés, vol. 12, 2004, p. 42-49.
(7) Simon, Julian, The Ultimate Resource, Princeton, Princeton University Press, 1981, 418 p.
(8) Traduction libre de «The material conditions of life will continue to get better for most people, in most countries, most of the time, indefinitely. Within a century or two, all nations and most of humanity will be at or above today’s Western living standards.» par Ibid, dans Norgaard, R. B. «Optimists, Pessimists, and Science», Bioscience, vol. 52, n°3, 2002, p.287-292.
(9) Traduction libre de «Thus, this is the very message of this book : children born today – in both the industrialized world and developing countries – will live longer and be healthier, they will get more food, a better education, a higher standard of living, more leisure time and far more possibilities – without the global environment being destroyed.» par Lomborg op cit, dans NORGAARD, Ibid.
(10) NORGAARD, Op cit.
(11) Respectivement: Holdren, J. P., «Energy: Asking the Wrong Question», Scientific American, vol. 286, n°1, 2002, p. 65-67; Schneider, S., «Global Warming: Neglecting the Complexities», Scientific American, vol. 286, n°1, 2002, p. 62-65; Lovejoy, T., «Biodiversity: Dismissing Scientific Process», Scientific American, vol.286, n°1, 2002, p. 69-72; Bongaarts, J., «Population: Ignoring its Impact», Scientific American, vol. 286, n°1, 2002, p. 67-69.
(12) GRUBB, op cit.
(13) NORGAARD, op cit
(14) Allègre, Claude, «Écologie – L’état de la planète ou la conscience sans la science»
L’Express, 22 août 2002.
(15) Godet, Michel, «Peut-on développer durable? L’application maximaliste du principe de précaution pourrait être un frein à l’innovation», Le Monde, jeudi 13 décembre 2007, p. 20.
(16) GODET, Ibid.
(17) Barnett, H. and Morse, C., Scarcity and Growth: The Economics of Natural Resource Availability, Baltimore, Johns Hopkins University Press for Resources for the Future, 1963, 350 p.
(18) Krautkraemer, J. A., «Economics of Natural Resources Scarcity: The State of the
Debate», Resources for the Future, Discussion Paper 05-14, 2005.
(19) Margolis, M., «The Impact of Trade on the Environment», Resources for the Future, Issue Brief 02-28, August, 2002.
(20) Simpson, R. D., «Mother Nature Necessitates invention», Resources for the Future, Issue 135, 1999, p. 5-8.
(21) Resources for the Future, Annual Report 2007, Washington, Resources for the
Future, 2007.
(22) Klaus, V., «Environmentalism and Other Challenges of the Current Era», Cato Institute, Economic Development Bulletin n°10, april 20, 2007.