Les Oscars approchent. Cette année encore, de nombreux films traitant, de près ou de loin, des horreurs du nazisme sont en nomination, The Reader en tête. Un article publié récemment par l’agence France-Presse(1) établissait d’ailleurs une corrélation directe entre l’abondance de films hollywoodiens portant sur la Shoah et la cérémonie des Oscars. En effet, plusieurs observateurs considèrent que le sujet garantit aux films qui l’abordent sinon des prix, au moins une grande visibilité à la célèbre cérémonie. Il y a quinze ans, Schindler’s List, de Steven Spielberg, en avait fait la preuve de manière éclatante, avec sept Oscars. Or le film avait également démontré, probablement malgré lui, qu’il ne suffisait pas d’être «visible» pour contribuer à une meilleure compréhension du sujet.
Le génocide des juifs par les nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale constitue l’une des blessures les plus profondes infligées à notre mémoire collective. L’appréhension de l’événement, par l’horreur indicible qui en émane, déborde largement du cadre étroit de la recherche historique pour s’insinuer dans les régions les plus reculées de l’esprit qui tente d’en saisir le sens et la portée. Ainsi sommes-nous appelés à concevoir l’Holocauste en faisant intervenir des éléments irrationnels et mystiques qui aident à combler le vide laissé par la simple analyse objective. À ce titre, le choix, dès la fin des années cinquante, du terme d’holocauste, désignant dans la religion juive le sacrifice par le feu, au détriment du mot plus «général» de génocide, est très éloquent. L’événement devient ainsi, selon les mots de l’historien juif Yehuda Bauer, «mystérieux, une sorte de miracle à l’envers, un phénomène de portée religieuse au sens où il ne procède pas de l’homme(2)». Dans ce sens, Schindler’s List constitue un exemple frappant de la manière dont la compréhension du génocide des juifs suscite l’intervention d’éléments mystiques et religieux.
Nous voulons montrer comment, à travers l’analyse du schéma narratif du film de Spielberg, le personnage d’Oskar Schindler se trouve investit d’une mission mystique calquée sur celle de Moïse qui, comme nous le savons, tient dans la tradition judéo-chrétienne le rôle de sauveur du peuple juif. Ensuite, nous verrons comment le réalisateur, en court-circuitant les aspects d’ordre plus politiques et historiques de l’Holocauste, facilite une appréhension affective de ce sujet, au détriment d’une compréhension objective. Nous pourrons ainsi déterminer les différentes implications symboliques et idéologiques qui découlent de cette approche de la question du génocide.
Le film de Spielberg est bâti de telle façon que nous suivons l’évolution du personnage d’Oskar Schindler, qui de capitaliste égocentrique intéressé seulement par le profit et la bonne chère, en plus d’être membre du Parti nazi, se métamorphosera, sous le coup d’une révélation mystique (la petite fille en rouge), en sauveur du peuple juif. Comme le mentionne Pierre Berthomieu, «À l’instar de Moïse, [Schindler] se trouve d’abord dans le camp ennemi/égyptien(3)». Spielberg met beaucoup d’emphase sur ce point au début du film. Par exemple, une attention particulière est portée sur l’insigne nazi dont Schindler se pare dans la première séquence le mettant en scène. Nous le voyons ensuite prendre possession, sans la moindre trace de compassion, d’un appartement laissé vacant par le départ d’une famille juive vers le ghetto. D’ailleurs, la situation avantageuse de l’industriel tchèque est toujours mise en parallèle avec celle, hautement défavorable, des juifs. Cette dichotomie dans la mise en scène atteint parfois un degré qui frise le ridicule, comme par exemple lorsque, dans la même scène de l’appartement, Schindler s’exclame «Ce ne pourrait être mieux», à la suite de quoi nous retrouvons la famille relogée dans une minuscule pièce, le père rageant «Comment cela pourrait-il être pire?». De la même manière, en alternance, nous verrons, tout au long du film, Schindler gagner en humanité, jusqu’à l’illumination, alors que la situation des juifs s’en trouvera de plus en plus dépourvue. Entre ces deux mondes, Itzac Stern, le comptable de Schindler, fait office de pont. Ainsi, alors que son patron n’est préoccupé que par l’embauche d’une secrétaire dont les talents professionnels importent peu, en plus de s’assurer d’une coopération optimale des autorités nazies afin de maximiser ses profits, Stern voit déjà dans cette entreprise l’opportunité d’épargner à ses semblables un sort qu’il devine funeste. Rien donc ne semble prédisposer Schindler à la «mission» dont il se trouvera plus loin investit, le réalisateur prenant bien soin de mettre en relief ses défauts innombrables; le spectateur à la recherche du «bon» aura davantage tendance à porter son attention sur Stern.
C’est à ce moment précis, pendant la liquidation du ghetto, qu’Oskar Schindler a sa première «vision». Assistant du haut de sa montagne(4) aux opérations menées par les forces nazies, son regard est attiré par une petite fille qui erre dans les rues. Le spectateur comprend facilement qu’il s’agit là d’un point tournant dans le film puisque qu’elle est en pratique la seule image en couleur du film. C’est dans la scène suivante qu’apparaît le personnage d’Amon Goeth, le SS en charge du camp de concentration où les juifs ont été déportés. Goeth porte en lui tous les clichés attribués à l’officier nazi par le cinéma hollywoodien. Sadique, froid, calculateur et dévoyé sexuel, il constitue dans l’événement narratif le degré zéro de l’humanité, par rapport auquel nous pourrons situer l’évolution de Schindler vers le «bien». Au départ, les deux hommes sont explicitement placés côte à côte, comme en témoigne la scène où ils se rasent, puis progressivement le personnage interprété Liam Neeson s’élèvera au-dessus de Goeth. En effet, c’est dès l’entrée en scène de ce dernier qu’une attention particulière est accordée aux gestes positifs de Schindler, qui apprend au même moment que l’usine qu’il dirige sert à protéger des juifs promis à une mort certaine. C’est dans la scène du balcon que les deux personnages sont définitivement dissociés, de manière pour le moins manichéenne, lorsque contrairement à Goeth qui affirme que le pouvoir tient dans la possibilité de tuer arbitrairement, Schindler rétorque qu’il réside plutôt dans la faculté de pardonner. Ainsi la distinction entre le bien et le mal (Schindler et Amon) est-elle clairement établie. Ces notions étant, selon le réalisateur, dans la nature profonde de chacun, les efforts de Goeth en vue de pardonner au lieu de condamner s’avéreront vains.
Puis c’est l’illumination définitive, devant la montagne des juifs exhumés puis brûlés. Schindler s’emploiera, dès cet instant et comme touché par l’inspiration divine, à sauver autant de juifs que sa richesse le lui permet. Goeth, incrédule, s’exclame: «Qui es-tu, Moïse?». La référence est donc pleinement «assumée» par Spielberg, comme le mentionne Cyrille Bossy(5). La liste, que nous n’avions vue qu’entre les mains des nazis, portant ainsi la mort des individus dont le nom s’y trouvait, devient alors la source ultime de vie, pour reprendre les mots d’Itzac Stern. Ainsi, plus d’un millier de juifs sont sauvés d’une mort certaine par l’intervention providentielle d’un homme et de sa richesse colossale acquise, soulignons-le, par la souffrance du peuple juif. Ce retournement amplifie encore l’aspect mystique de la révélation de Schindler et de ses gestes subséquents visant à guider le peuple juif vers la «terre promise».
Si la situation des juifs, réduits à un groupe précis, dans les camps de concentration est explicitée dans le film de Spielberg, la guerre quant à elle, avec ce qu’elle comporte de charge idéologique, politique et historique, est totalement absente de l’événement narratif. En effet, il n’est ni question, du moins pas directement, d’Hitler, des opérations militaires, des populations civiles non juives, mis à part les moments où elles sont représentées comme étant farouchement antisémites(6). En fait, ne sont présents dans ce film que Schindler, les juifs et les soldats allemands qui les persécutent. Or voilà un choix qui comporte certaines conséquences symboliques et idéologiques. En effet, en négligeant de placer l’événement dont il est question ici dans son contexte historique, avec tout ce que cela implique de complexité, nous pensons que Spielberg exclut toute possibilité de compréhension objective du génocide, ne permettant par là qu’une interprétation coupée de la réalité, mystique, comme en témoignent d’ailleurs les analogies omniprésentes à la vie de Moïse. Si nous suivons la logique du réalisateur jusqu’au bout, l’esprit excessivement profane pourrait croire que la Deuxième Guerre mondiale prit fin parce que Schindler n’avait plus d’argent(7), ou parce que sa mission divine arrivait à terme. En d’autres mots, le schéma narratif de Schindler’s List, par les éléments qu’il omet volontairement, tend à situer l’Holocauste en dehors de l’histoire mais à l’intérieur d’une prophétique «destinée» du peuple juif. De plus, en ne montrant que des Allemands prompts à accomplir la sale besogne, sans remords et pleins de volontarisme, donc en leur déniant toute forme de réticence, ou de désaccord, le réalisateur renforce le cliché encore trop répandu de la complète et sincère adhésion de l’Allemagne au génocide, ce qui bien entendu ne peut être vrai. En résumé, ce que le film ne montre pas vient s’ajouter à ce qui y est explicite pour présenter une interprétation irrationnelle et manichéenne du sujet traité. Si ce choix de Spielberg n’enlève rien à la qualité artistique du film, il n’en demeure pas moins qu’il ne facilite pas la compréhension, pourtant essentielle, d’un sujet aussi grave. En effet, en insistant sur les «miracles» accomplis par Schindler et sur la survie de ce groupe de personnes, Spielberg tend à faire oublier au spectateur qu’il s’agit là d’une infime minorité, et que plus de six millions de juifs n’eurent pas droit au même «traitement préférentiel». Cela dit, nous sommes convaincus que là n’était pas l’intention du réalisateur, connaissant son implication dans la commémoration de la Shoah et la dénonciation des crimes nazis.
Schindler’s List n’est pas un film de guerre, ni un drame politique, mais une parabole sur l’Holocauste et le destin du peuple juif. Si de nombreuses caractéristiques du drame de guerre sont présentes dans ce film, il n’en demeure pas moins que la guerre comme telle en est évacuée. Sur le plan idéologique, le génocide des juifs se trouve extrait de son contexte historique, donc évacué de la réalité. Même le génocide lui-même semble déformé par le fait qu’on y suit un groupe de «miraculés» ayant échappé au sort qui fut celui des six millions de leurs semblables. Dans le même sens, les parallèles établis avec la légende de Moïse véhiculent une image irrationnelle de l’Holocauste qui ne facilite en rien sa compréhension et qui transporte l’événement, pourtant bien réel, dans les champs de la religion et du mystique. En effet, les nombreux symboles qui parsèment le schéma narratif, comme la montagne, la révélation, la liste, donnent davantage à l’ensemble les allures d’une fable religieuse que celles d’un drame historique relatant l’un des pires épisodes de notre histoire. Finalement, l’image surannée de l’officier nazi que nous renvoie Spielberg ajoute encore à l’impression réductrice d’une lutte entre le bien et le mal, d’une conception manichéenne d’événements évidemment beaucoup plus complexes. Si le réalisateur voulait nous faire prendre conscience de la nécessité de comprendre le génocide des juifs par les nazis, c’est réussit. Par contre, s’il voulait nous faire comprendre ce que fut l’Holocauste, c’est raté. Nous le savons, les fables, aussi violentes et horrifiantes soient-elles, servent à endormir les enfants. Or nous n’en sommes plus… Notes
(1) «Hollywood exploite-t-il la Shoah pour attirer les votes des Oscars?», publié sur Cyberpresse,
17 février 2009. Disponible en ligne : http://moncinema.cyberpresse.ca/nouvelles-et-critiques/
nouvelles/nouvelle-cinema/7597-Hollywood-exploite-t-il-la-Shoah-pour-attirer-les-votes-des-Oscars.html
(2) Yehuda BAUER, cité dans Ian KERSHAW, Qu’est-ce que le nazisme? Problèmes et perspectives
d’interprétations, trad. de l’anglais par Jacqueline Carnaud, Paris, Gallimard, 1992, coll.
«Folio-Histoire inédit», p. 164.
(3) Pierre BERTHOMIEU, cité dans Cyrille BOSSY, Steven Spielberg: un univers de jeux, préf. de
P. Berthomieu, Paris et Montréal, L’Harmattan, 1998, coll. «Communication Sociale», p. 127.
(4) Le symbole de la montagne, comme lieu de révélation, tient une place prépondérante dans l’oeuvre
de Spielberg (Par exemple, dans Close Encounters of the Third Kind). Sur ce sujet, voir C. BOSSY,
Ibid., p. 105-130.
(5) Idem., p. 126.
(6) Comme dans la scène où le train des femmes arrive à Auschwitz.
(7) Dans la scène qui précède immédiatement celle où la fin de la guerre est annoncée,
Schindler annonce à Stern qu’il n’a plus d’argent.