Snow, une chronique écologique et féministe de l’après-guerre en Bosnie

Présenté à Montréal pendant le Festival du Nouveau Cinéma cet automne, Snow, le premier long métrage d’Aida Begic, décrit le quotidien d’un groupe de femmes sous les ruines de la guerre des Balkans. L’unique production bosniaque à avoir vu le jour en 2008 est un film profondément écologique, empreint de poésie et de gravité.

Moon, the beauty of night
Hamed Masoumi, Moon, the beauty of night, 2008
Certains droits réservés.

À Slavno, un village bosniaque isolé, tous les hommes et tous les enfants de sexe mâle, exception faite du vieil Imam et d’un garçon, ont disparu, emmenés par les militaires. Nul ne sait ce qu’il est advenu d’eux. Restent six femmes et quatre fillettes. Entraînées par le personnage central, Alma, elles s’obstinent à cultiver des fruits et légumes, à confectionner des conserves et des confitures qu’elles essaient de vendre au bord de la route déserte, le marché le plus proche étant à des kilomètres et les voitures ayant toutes été détruites par les combats.

Une chronique de l’après-guerre en Bosnie

Snow a ceci de particulier qu’il est situé en contexte d’après-guerre. Nombre de films dépeignent les conflits armés et leurs cortèges de morts et de malheurs, mais peu d’entre eux se penchent sur ce qui se passe après. Néanmoins, un autre film bosniaque, Grbavica, traitait de l’après-guerre à Sarajevo, mais dans une perspective urbaine.

Dans Snow, la réalisatrice de 32 ans a voulu dépeindre la vie quotidienne de milliers de femmes restées seules dans une Bosnie patriarcale, où une grande partie des hommes ont été décimés. De toute évidence, le film fait référence au tristement célèbre massacre deSrebrenica, en Bosnie-Herzégovine, qui avait fait 8000 victimes. Selon Aida Begic, du jour au lendemain, les femmes ont dû apprendre à être autonomes, et ce, dans le deuil(1).

Ce deuil est tangible à tout instant dans l’univers complètement coupé du monde, le huis clos où gravitent les six femmes. Les empreintes physiques de la guerre sont partout: maisons détruites recouvertes de bâches bleues du Haut Commissariat des Réfugiés qui laissent passer la pluie, mosquée sans murs, lunettes retrouvées, absence de lignes téléphoniques et d’approvisionnement en eau… Mais la mémoire de ce qui n’est plus est aussi omniprésente, hantant les survivantes, comme dans cette scène où les femmes se livrent à une sorte de jeu de devinettes, mimant les caractéristiques des hommes absents. Ou encore dans ces passages fantastiques où les cheveux du petit garçon traumatisé poussent à toute allure, alors qu’il se rappelle les tueries dont il a été le témoin. En ressort une impression de claustrophobie et de violence retenue qui imprègne tout le long métrage.

S’il est grave et lucide, Snow n’est nullement austère ou dépourvu de poésie. La première partie du film brosse avec beaucoup de délicatesse et de sensualité les rituels quotidiens des femmes, lorsqu’elles préparent les confitures, qu’elles vont chercher l’eau à la source et qu’elles font leurs ablutions en pleine nature ou lorsqu’elles s’occupent de leur potager. Cette description minutieuse de la répétition des gestes allège la douleur du récit.

L’arrivée de deux investisseurs qui veulent acheter le village donne une nouvelle direction au film et pose un dilemme aux femmes: doivent-elles accepter l’argent pour assurer leur survie, d’autant plus que les premières neiges vont bientôt tomber, ou doivent-elles refuser pour «sauver leur âme»? Tel est le casse-tête auquel ont été soumis les déplacés en Bosnie-Herzégovine après la guerre, selon Aida Begic(2). La réalisatrice explique dans une entrevue que le retour à la maison, prévu pour les Bosniaques musulmans, a échoué car les Bosniaques serbes leur ont acheté leurs terres. Que l’un des investisseurs soit bosno-serbe semble évoquer le fait que les hommes d’affaires d’aujourd’hui, qui contrôlent actuellement la Bosnie-Herzégovine, seraient les bourreaux d’hier.

Un film écologique et féministe

Il n’est pas certain qu’Aida Begic ait eu pleinement conscience de la dimension environnementale de son film, réalisé d’ailleurs avec une grande économie de moyens. Dans Snow, les femmes ont un rapport très direct et sensuel à la nature. Elles utilisent les services gratuits que peut rendre la nature, elles ont une connaissance intime de leur milieu. Ces femmes luttent pour être autosuffisantes, en prenant appui sur les ressources locales et en tentant de mettre sur pied une petite entreprise. Ainsi, le rêve d’Alma est de nourrir la moitié de la Bosnie, puis la moitié de l’Allemagne. Le groupe de femmes, aux personnalités diverses et hautes en couleurs, décide finalement de rester dans le village et de mener bataille contre les investisseurs.

Tout cela est apparenté au biorégionalisme, un mouvement écologique et socio-économique visant le développement autonome des régions, utilisant de manière mesurée les ressources locales, naturelles et culturelles du milieu de vie( 3). Tout près de chez nous, des approches biorégionalistes sont mises en œuvre au Québec, telles que les jardins communautaires et l’achat de paniers de fruits et légumes bio( 4). Cette dernière démarche relie les fermes locales aux consommateurs, contribuant à une solidarité avec les producteurs agricoles et à la préservation de l’environnement. Elle permet de réduire le nombre de kilomètres parcourus par les aliments ainsi que la quantité d’emballages.

De telles approches présentent l’intérêt de contribuer à la réappropriation du milieu de vie par ses habitants, contrairement à la multiplication des «vandales professionnels et itinérants( 5)», dépourvus d’ancrage et d’attachement aux lieux, qui se préoccupent moins de l’environnement local et de ses autres habitants. Selon de nombreux chercheurs, nous n’habitons plus nos milieux, nous ne sommes plus que des résidents temporaires( 6) qui ont juste besoin, pour vivre, d’une banque, d’un pied à terre, d’un centre commercial, d’un accès à Internet et d’une prise électrique où connecter notre ordinateur portable et notre téléphone cellulaire.

Un tel mode de vie pourrait entraîner une aliénation par rapport aux lieux qui semblent alors avoir moins d’importance. Or, les lieux et les individus se façonnent les uns les autres( 7). Cette érosion de la dimension symbolique du milieu pourrait donc créer de nombreux problèmes en matière de construction des identités individuelles et collectives. Comment savoir qui nous sommes, si nous ne savons pas où nous sommes? Cette question est clairement posée dans Snow, lorsque les femmes hésitent entre partir pour assurer leur survie et rester pour préserver qui elles sont.

En outre, le film est imprégné de féminisme et d’écoféminisme, un courant de pensée qui met l’accent sur les dimensions intuitives, affectives et sensibles du rapport humain à l’environnement( 8). D’après ce courant, les femmes ont une connaissance et une compréhension particulière des processus écologiques de leur milieu( 9). En outre, l’écoféminisme établit un lien entre la domination des femmes par les hommes et l’exploitation de la nature( 10). On retrouve ce parallèle dans Snow, lorsque les deux investisseurs tentent de forcer les femmes à accepter leur offre et à abandonner le village, en vue de le raser, leur assurant qu’elles ne peuvent se débrouiller seules.

La réalisatrice semble tenir à ce féminisme transversal, elle qui vient d’une Bosnie marquée par les traditions et par un système patriarcal encore dominant. Dans ce film tant grave que léger, tant lucide qu’onirique, les personnages féminins sont bouleversants par leur opiniâtreté, leur détermination et leur refus de basculer dans la rancune et la haine.

Notes

(1)Blottière, Mathilde, Trois questions à une réalisatrice. Aida Begic «En Bosnie, du jour au lendemain, les femmes ont dû apprendre à vivre seules», Telerama, 11 octobre 2008.
(2)Ibid.
(3)Sauvé, L., Orellana, I., Qualman, S. et Dubé, S., L’éducation relative à l’environnement. École et communauté: une dynamique constructive, Montréal (Québec), Éditions Hurtubise HMH, 2001, p. 119
(4) Les fermes qui proposent des paniers bio au Québec font notamment partie du réseau de l’Agriculture soutenue par la communauté d’Équiterre. Cependant, d’autres fermes ont également intégré ce système.
(5) Berry, W., Home economics, San Francisco, North Point Press, 1987, p. 50.
(6) Orr, D., Ecological Literacy – Education And The Transition To A Postmodern World, Albany , State University of New York Press, 1992, p. 102.
(7)Ibid
(8)Sauvé, L., Courants et modèles d’intervention en éducation relative à l’environnement, Module 5. Programme d’études supérieures – Formation en éducation relative à l’environnement – Francophonie internationale, Montréal, Les Publications ERE-UQAM, Université du Québec à Montréal – Collectif ERE-Francophonie, 2003, p. 127
(9)Ibid, p. 129
(10)Ibid, p. 127

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