Se déroule actuellement en France un superprocès impliquant plusieurs hautes personnalités, dont le fils de l’ancien Président François Mitterrand. Selon Radio-Canada(1), des anciens ministres, hauts conseillers politiques et hommes d’affaires sont accusés d’avoir pris part, entre 1993 et 1998, à la vente d’armes à l’Angola, alors en Guerre civile. Nonobstant le côté «glamour» de l’exposition des pratiques douteuses de certains hauts fonctionnaires, ce procès a au moins pour effet de donner un peu d’attention à la problématique largement ignorée du trafic des armes légères.
Ce premier article s’intéresse aux commerces des armes légères, plus particulièrement à ce qu’on appelle le marché gris des armes. Ce marché constitue une étape intermédiaire dans le commerce des armes qui permet de vendre à presque n’importe qui dans le monde les armes souhaitées, et cela avec un certains degré de protection contre des représailles juridiques.
Le marché blanc: la vente légale des armes légères
Toutes les transactions impliquant la vente d’armes ne sont pas illégales ou problématiques. Beaucoup d’entre elles sont destinées à approvisionner les forces policières ou les armées nationales. Les États ont mis en place un système pour régulariser ces échanges. Ce système est principalement axé sur des certificats signés par un pays importateur stipulant que les armes ne seront pas réexportées(2). Mais ce système n’est pas sans faille et des personnes clés, avec les bons contacts, peuvent facilement le détourner et faire disparaître des cargaisons d’armes via le marché gris.
Le marché gris: le courtage transnational des armes légères.
La prolifération des armes légères est une problématique transnationale. Les activités de courtage le démontrent bien.
Faire appel à un courtier en armes légères est l’un des principaux moyens utilisés pour faire passer des stocks d’armes considérés comme «légaux» vers le marché noir. Mais qu’entend-t-on exactement par courtage d’armes légères? Dans son rapport annuel de 2001, le Small arms survey, une ONG luttant contre la prolifération des armes légères, définit le courtage comme: «[…] la facilitation, l’organisation de transaction de manière relativement autonome moyennant une certaine forme de compensation matérielle […]»(3).
Les courtiers sont considérés comme ayant un rôle majeur dans les transactions illicites d’armes légères. En clair, un courtier est une personne intermédiaire disposant d’un réseau de contacts au sein de domaines stratégiques (gouvernements, industrie de l’armement, compagnies de transport, etc.) et qui met à profit ce réseau pour conclure des ventes. Le courtier permet de mettre en contact des personnes qui, sans lui, n’auraient jamais pu se parler ni conclure d’ententes(4). Il est en quelque sorte le fil conducteur qui relie acheteur et vendeur.
Un courtier doit être le plus possible «invisible». À cause de la nature des transactions que ce dernier conduit, la plupart du temps, les clients désirent qu’elles restent autant que possible secrètes. C’est notamment le cas lorsqu’un État fait appel à un courtier en sous-traitance afin de mener à bien un transfert qui pourrait être jugé douteux, voir carrément illégal par le reste de la communauté internationale. Mais le courtier a des raisons personnelles de rester le plus «invisible» possible. Moins il laisse de traces, moins il est susceptible d’être poursuivi. Dans la majorité des cas, les courtiers n’entrent pas en possession légale des armes dont ils facilitent la vente.
Le rôle d’intermédiaire joué par les courtiers constitue une protection. En ce sens, les activités de courtage sont dites «intangibles» ou indirectes. Le courtier est l’équivalent d’une agence de rencontre puisqu’il ne participe pas à proprement parler à la transaction(5). D’autant plus que le courtier exerce son métier dans un pays qui généralement ne sert ni de point d’origine des marchandises, ni de transit lors du déplacement des armes. Ceci complique grandement les recours judiciaires contre le courtier, car il ne se trouve que rarement dans les pays dont il a violé les lois(6).
Il faut dire que la conjoncture internationale favorise les activités de courtage. La fin de la guerre froide a laissé plusieurs pays avec des arsenaux militaires qui sont jugés aujourd’hui trop volumineux. Il y a donc eu une explosion de l’offre, et certains pays ont voulu tirer profit de leurs surplus(7) en le vendant.
Le courtage facilité: principes économiques et technologies
Un des effets de l’augmentation de l’offre a été en quelques sortes d’élargir le cercle des courtiers. Une plus grande disponibilité de la ressource a ainsi permis à de nouveaux joueurs ne disposant pas d’autant de capital politique et financier de se faire une place dans le milieu du courtage.
Ces nouveaux arrivants sont principalement des retraités provenant de la fonction publique, des forces armées et du secteur de la sécurité. Et ils mettent à profit le réseau qu’ils ont développé au cours de leur vie professionnelle(8). Par exemple, pour en revenir au cas de l’Angolagate, on peut se douter que c’est ce type de rôle qu’ont joué les officiels français mis en accusation.
Soulignons aussi que la demande pour des armes légères est aujourd’hui plus forte à cause du type de conflits qui éclatent sur la planète. Aujourd’hui, les conflits sont principalement d’ordre intra-étatique. L’arsenal utilisé par les belligérants dans ce type d’affrontement est surtout composé d’armes légères parce qu’elles sont simples d’usage, pas très chères, et plutôt fiables(9). En somme, d’un point de vue strictement économique, le courtage connaît une double pression vers le haut, provenant à la fois de l’offre et de la demande.
Les activités de courtages sont aussi facilitées par le développement des technologies de communication. Grâce à l’Internet et au cellulaire, il est d’autant plus facile pour le courtier d’entrer en contact avec ses clients, de transférer des fonds dans des paradis fiscaux ou de négocier les coûts de transport. Sans oublier que ces nouvelles technologies, par leur nature «non-géographique», permettent au courtier de se faufiler plus facilement parmi les lacunes des différentes législations nationales(10).
Ces lacunes sont parfois aggravées par des fonctionnaires corrompus qui n’hésiteront pas à forger de faux documents par intérêts politiques ou financiers(11). La corruption est l’une des principales alliées du courtier, car elle peut souvent jouer un rôle déterminant dans le transport des armes vers leurs destinataires, notamment en dissimulant la destination ou le contenu réel du cargo. Mais comme le souligne Abdel-Fatau Musah, pour qu’il y ait nécessité de cacher la cargaison, encore faut-il que les frontières soient surveillées(12).
En somme, le courtage illustre la transnationalité du commerce des armes légères. Sans cette capacité transnationale, le courtier ne peut plus exercer aussi facilement ses activités. Ce sont les flous et les vides juridiques nationaux en matière d’armes légères qui lui permettent de passer au travers des mailles du filet. Dans le pire des cas, si l’un des filets nationaux devient trop tendu, il peut toujours se retourner vers un autre État pour s’approvisionner ou faire transiter ses marchandises.
Il est clair qu’un État seul ne peut pas agir efficacement contre le courtage illicite des armes légères. Et seul des actions concertées entre les pays exportateurs et importateurs pourront un jour venir juguler le problème. Cependant, comme le démontre la liste des accusés dans le scandale de l’Angolagate, les courtiers ont des relations étroites avec les plus hautes sphères politiques, et, tant qu’il n’y aura pas de changement à ce niveau, le problème risque de persister.
Dans le deuxième article de notre série, nous nous intéresserons aux conséquences de la prolifération des armes légères afin de souligner l’importance de ce fléau mondiale.
Notes
(1) RADIO-CANADA, «Le procès de l’Angolagate s’ouvre à Paris», [En Ligne] <http://www.radio-canada.ca/nouvelles/International/2008/10/06/003-angolagate-proces-paris.shtml> (consulté le 6 octobre 2008)
(2) WÉRY, Michel et Bernard ADAM, Armes légères destructions massives, Bruxelles, GRIP, 2004, p. 59.
(3) SMALL ARMS SURVEY, Annuaire sur les armes légères 2001, Bruxelles, GRIP, 2001, p. 107.
(4) Organisation des Nations Unis, Report of the Group of Governmental experts on Small Arms, A/54/258, 19 août 1999, p.9 [En Ligne] <http://disarmament.un.org/cab/smallarms/docs/rep54258e.pdf> (consulté le 6 octobre 2008)
(5) Idem
(6) SMALL ARMS SURVEY, Annuaire sur les armes légères 2004, Bruxelles, GRIP, 2004, p. 144.
(7) Organisation des Nations Unies, Report of the Group of Governmental experts on Small Arms, A/52/298, [En Ligne] > (consulté le 6 octobre 2008)
(8) SMALL ARMS SURVEY, Annuaire sur les armes légères 2001, op. cit., p. 110.
(9) BERNARD, Adam, «Efforts to control the international trade in light weapons», in, INSTITUT INTERNATIONAL DE STOCKHOLM D’ÉTUDE DE LA PAIX, SIPRI Yearbook: Armaments, disarmament and international security, Oxford, Oxford University Press, 1999, p. 508.
(10) SMALL ARMS SURVEY, op. cit., p. 106.
(11) SMALL ARMS SURVEY, Annuaire sur les armes légères 2002.op. cit., p. 134.
(12) MUSAH, Abdel-Fatau, «Privatization of security, arms proliferation and the process of state collapse in Africa», Development and change, volume 5, numéro 33, 2002, p. 926.
Bon texte. Intéressant et bien écrit!
Bravo Alex!