Des rivières qui ne rejoignent plus la mer, des puits à sec, des nappes phréatiques qui se vident, des récoltes perdues par la sécheresse… Comment faire face à ces pénuries d’eau qui touchent de plus en plus de pays? Après les rêves de grands détournements de rivières et de transport de l’eau par bateau pour assouvir les besoins des pays assoiffés, voilà que certains chercheurs proposent une nouvelle solution aux pénuries d’eau, originale et toute simple: recourir au commerce agricole. S’il s’agit d’une proposition séduisante au premier abord, une analyse plus approfondie nous en révèle un tout autre visage.
Cette proposition de mettre le commerce agricole au service des pays en pénurie d’eau vient d’abord d’un constat, celui du poids de l’agriculture dans la consommation d’eau: environ 75% de l’eau prélevée dans le monde va à l’agriculture1. Alors qu’un être humain a besoin de boire de deux à cinq litres d’eau par jour, il faut 1000 à 6000 litres pour produire les aliments qu’il mange2. Des chercheurs ont donné le nom d’eau virtuelle à cette eau utilisée pour produire un aliment3. Par virtuelle, on fait référence à son caractère invisible: lorsqu’on achète un kilogramme de bœuf au marché, on ne voit pas les 15 000 litres d’eau qui ont été nécessaires pour le produire.
Puisque l’agriculture consomme tant d’eau, ne serait-il pas pertinent de concentrer les cultures dans les pays qui en possèdent beaucoup? Des pays en grave pénurie semblent le croire. Israël, par exemple, importe 13 fois plus de céréales qu’il n’en produit, la Libye 10 fois plus4. Par l’intermédiaire du commerce agricole, de l’eau virtuelle «coule» d’un continent à l’autre. À partir de cette observation, des chercheurs et de grandes organisations internationales comme l’ONU proposent de mettre ce commerce de l’eau virtuelle à l’agenda politique. L’idée est simple: augmenter les importations agricoles dans les pays qui manquent d’eau de façon à libérer pour d’autres usages une partie de l’eau destinée jusqu’alors à l’agriculture. Quand on pense à tous les gens qui n’ont pas accès à l’eau potable et aux écosystèmes qui manquent désespérément d’eau, cette proposition paraît séduisante. Mais quel est son potentiel réel face au problème des pénuries d’eau?
Aux origines des pénuries d’eau
La planète bleue compte plus d’un milliard de kilomètres cubes d’eau. Or, 98% de cette eau est salée5. Quant à la part restante, elle est répartie très inégalement entre les pays. Le Canada, par exemple, dispose d’environ 100 000 m3 d’eau douce par habitant par an, alors que la Lybie n’en compte que 160 m36. Comme l’eau est à la fois indispensable à la vie humaine et à ses activités économiques, l’être humain a dû, au fil du temps, s’adapter à la disponibilité de l’eau, soit en se déplaçant et en modifiant ses activités, soit en intervenant sur le cycle hydrologique.
Au cours du siècle dernier, sous l’effet de la croissance économique et du développement des technologies, l’être humain est arrivé à intervenir de façon croissante sur le cycle hydrologique. C’est ainsi qu’il a pu puiser l’eau de plus en plus profondément, dériver des rivières, construire d’immenses barrages et même dessaler l’eau de mer. Ce contrôle sur les ressources a toutefois aussi amplifié la pollution de l’eau et permis d’en consommer des quantités de plus en plus grandes: au cours du dernier siècle seulement, la consommation mondiale d’eau s’est multipliée par sept. Ces infrastructures ont aussi encouragé des usages complètement inadaptés aux écosystèmes locaux, comme en témoignent les golfs et les piscines dans le désert.
Aujourd’hui, certains lacs sont en train de disparaître, le débit de plusieurs rivières diminue au point qu’elles n’atteignent plus la mer, plusieurs sources d’eau sont trop polluées pour être utilisées et de nombreux écosystèmes sont menacés, tout comme les populations qui y vivent. De plus, en dépit de toutes ces infrastructures servant à accroître la disponibilité de l’eau, un milliard d’êtres humains n’ont toujours pas accès à l’eau potable7 et près d’un milliard souffrent de malnutrition8.
Le commerce de l’eau virtuelle: quelle eau pour quels besoins?
Si les grands projets d’accroissement de l’offre n’ont pas réussi à assurer la réponse aux besoins humains les plus fondamentaux et que les générations futures sont menacées par un manque d’eau, qu’en serait-t-il avec le commerce de l’eau virtuelle? Il faut d’abord savoir que cette proposition conçoit la pénurie comme un problème économique de déséquilibre entre l’offre et la demande. La solution proposée est aussi économique. Plutôt que de promouvoir l’augmentation de l’offre, comme dans les cas des grands barrages et dérivations, elle propose plutôt d’ajuster la demande. Le commerce de l’eau virtuelle, concept apparenté à celui des avantages comparatifs, sous-entend la logique suivante: l’eau étant limitée, chaque goutte doit être utilisée pour l’usage qui rapporte le plus.
Laisser davantage d’eau aux écosystèmes et fournir de l’eau potable aux plus démunis n’est certainement pas ce qui rapporte le plus. Il s’agit de besoins, certes, mais pas de besoins solvables. En Indonésie, on a pu voir un exemple révélateur de ce qui se produit lorsqu’on cherche à faire du profit avec son eau: lors d’une grave sécheresse, chaque terrain de golf de Jakarta recevait 1000 m3 d’eau par jour alors que les puits des résidents étaient à sec9. Dans la logique du commerce de l’eau virtuelle, l’eau retirée de l’agriculture irait logiquement d’abord aux usages les plus rentables: l’industrie et le tourisme. Certains auteurs poussent l’idée plus loin et proposent même de modifier l’agriculture des pays arides pour favoriser des cultures plus rentables par goutte d’eau, comme les fleurs et le coton… Rien pour aider les populations locales à se nourrir!
Qui nourrirait la population planétaire?
En plus de n’offrir aucune solution nouvelle au problème de manque d’eau pour les plus pauvres et les écosystèmes, le commerce de l’eau virtuelle soulève un défi supplémentaire: celui de répondre aux besoins alimentaires les plus fondamentaux de la population mondiale. Selon la logique du commerce de l’eau virtuelle, l’agriculture devrait surtout avoir lieu dans les pays dits abondants en eau. Mais ces pays sont-ils capables de nourrir la planète?
Les régions où l’eau est plus abondante sont en général les régions nordiques et tropicales humides. Dans les deux cas, les pays qui s’y trouvent comptent une couverture forestière importante, qu’on pense à la forêt boréale ou à la forêt tropicale. Si on ajoute de nouvelles terres agricoles dans ces pays, cela implique nécessairement des pertes forestières. Le cas du Brésil montre bien quelles pourraient en être les conséquences. Avec 20% de l’eau douce du monde qui coule sur son territoire, il constitue le meilleur exemple de pays qui pourrait produire des aliments destinés à des régions arides. Or, sur ce territoire ne se trouve pas que l’immense fleuve Amazone, mais aussi la forêt amazonienne, poumon de la planète et véritable réservoir de biodiversité. Si on continue à transformer cette forêt en terres agricoles, les conséquences en termes de gaz à effet de serre et de disparition d’espèces pourraient être graves. Quand on sait que les changements climatiques eux-mêmes risquent d’aggraver les pénuries d’eau, on constate encore qu’il s’agit d’une solution paradoxale.
L’augmentation de la production agricole dans les pays plus riches en eau est donc possible, mais c’est l’environnement qui pourrait bien en payer le prix. Quant aux aliments supplémentaires produits, serviraient-ils vraiment à nourrir la population mondiale? En supposant que la proposition fasse son chemin, et que la production alimentaire mondiale se concentre dans les pays plus riches en eau, à quel type de production devrait-on s’attendre? À du millet et du blé qui finiront dans les assiettes des Africains? Ou plutôt à du soya destiné aux élevages de porcs et de bœufs, qui finiront sur la table des plus riches? Ou encore à du maïs qui sera transformé en éthanol et qui servira à alimenter les voitures?
Une fausse solution
Adapter les activités humaines en fonction des ressources en eau disponibles et des besoins des écosystèmes s’avère fondamental, qu’on soit en situation de pénurie ou non. Toutefois, la proposition d’un commerce de l’eau virtuelle est toute autre: il s’agit plutôt de laisser entre les mains des acteurs du domaine commercial le choix des usages de l’eau et la répartition des biens qu’elle permet de produire. Qu’est-ce que la main invisible du commerce choisira? Mieux protéger et répartir cette ressource précieuse? Ou s’assurer que l’eau, qu’on raréfie en la polluant et en la surexploitant, soit utilisée de la façon la plus lucrative possible?
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. LASSERRE, Frédéric, Eaux et territoires: Tensions, coopérations et géopolitique de l’eau, Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 2002, 80.
2. TURTON, Anthony, A strategic decision-makers guide to virtual water, Petroria, African Water Issues Research Unit, 5.
3. L’idée a été introduite dans les années 1990 par le professeur John Anthony Allan.
4. YANG, Hong et autres, «Water scarcity and food import: a case study for southern Mediterranean countries», World development, 30 (8, 2002), 1419.
5. SHIKLOMANOV, Igor, World water resources: A new appraisal and assessment for the 21st century, Paris, Nations Unies, 1998, 7.
6. À partir de données de 1990. GLEICK, Peter, Water in Crisis: A guide to the world’s fresh water resources, New York, Oxford University, 1993, 106.
7. Programme des Nations Unies pour le développement, Rapport mondial sur le développement humain 2006, Paris, Economica, 2006, 2.
8. Entre 2001 et 2003, 854 millions de personnes souffraient de malnutrition. Food and Agriculture Organization of the United Nations, The State of the food insecurity in the word 2006, Rome, FAO, 2006, 8.
9. Barlow, Maude et autres, L’or bleu: l’eau, nouvel enjeu stratégique et commercial, Montréal, Éd. du Boréal, 2002, 96.