Condorcet et l’impérialisme des droits de l’homme

La Révolution française consacre le triomphe de l’esprit des Lumières. La raison supplante la superstition, l’Encyclopédie est appelée à remplacer la Bible. Plus fondamentalement, une nouvelle société, fondée sur le droit naturel, se substitue à l’Ancien régime et à ses institutions surannées, où les droits étaient acquis, hérités de l’histoire. Les hommes naissent désormais libres et égaux. Voilà une parole qui mérite d’être portée jusqu’aux confins du monde. Souscrivez aux valeurs que nous vous apportons, braves sauvages, et vous entrerez vous aussi dans la lumière. Soumettez-vous de bonne foi aux enseignements éclairés de nos missionnaires et vous jouirez un jour vous aussi, nonobstant vos origines suspectes, des bénéfices de la civilisation. Humanisme et colonialisme sont désormais les deux versants d’un même paradoxe.

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rain over street lights / silent shot, 2007
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Ce paradoxe, l’historien Gilles Manceron l’a très bien résumé: «Pendant quelques cinq siècles, le rapport de l’ensemble de l’Europe avec les autres mondes, marqué par l’esclavage et les colonisations, a été souvent contraire aux principes que cette même Europe a produits(1).» C’est à un bref voyage au cœur de cette contradiction que nous vous convions dans le cadre de notre thématique sur l’impérialisme. Bien qu’ici nous nous limiterons à explorer la pensée du marquis de Condorcet (1743-1794), père fondateur en quelque sorte du colonialisme des droits de l’homme, l’intérêt de notre sujet tient à ce qu’il demeure encore pertinent de nos jours. En effet, et bien que cela puisse donner lieu à de multiples interprétations, il semble que les notions d’exportation de la démocratie –loin d’être l’apanage exclusif de l’administration Bush-, des droits de l’homme tels qu’ils sont conçus dans le cadre de l’ONU et même, du travail humanitaire, s’apparentent toutes plus ou moins directement à cette conviction intime d’une responsabilité et d’un rôle directeur de l’Occident dans le bien-être de l’humanité toute entière. Ce «fardeau de l’homme blanc», s’il se décline en plusieurs formulations distinctes, en plus de traverser l’étendue du spectre idéologique, demeure une réalité historique dont l’analyse critique reste encore aujourd’hui balbutiante.

Lumières et colonies

Avant toute chose, il importe de rappeler brièvement le contexte dans lequel les idées dont il est question ici vont germer, car, si plus tard Condorcet parviendra à définir la mission civilisatrice de la France et de l’Europe de manière concise et achevée, lui conférant ainsi un caractère programmatique et idéologique, la réflexion sur les implications du droit naturel pour le monde colonial n’est pas neuve. En effet, au fur et à mesure que s’ébauchent, dès la fin du XVIIe siècle, les théories qui fonderont tout l’esprit des Lumières et plus tard de la Révolution, la question de leur application au monde non-européen devient sans cesse plus incontournable.

En fait, la réflexion va tendre dans la majorité des cas à se concentrer sur les contradictions les plus criantes entre le droit naturel et la situation qui sévit dans le monde colonial. Principalement, l’attention va se tourner vers une institution dont l’existence même constitue une aberration aux yeux des promoteurs de l’égalité fondamentale et innée de tous les hommes: l’esclavage. L’antiesclavagisme deviendra vite une constante de la philosophie des Lumières, de Montesquieu à Voltaire, de Rousseau aux Encyclopédistes. À l’instar de Necker (1732-1804), ministre des finances sous Louis XVI, ces penseurs ne peuvent que constater l’inéquation fondamentale qui existe entre le droit naturel et l’esclavage: «Ah! que nous sommes inconséquents, et dans notre morale et dans nos principes! Nous prêchons l’humanité, et tous les ans nous allons porter des fers à 20 000 habitants de l’Afrique!(2)» La fin de la traite et de l’esclavage deviendra vite l’un des nombreux chevaux de bataille des Lumières.

Or, et c’est là un point crucial pour nous, si les philosophes sont prompts à dénoncer les abus les plus saillants de la colonisation, ils sont bien peu nombreux à remettre en cause la légitimité même du système colonial. Tout au plus désirent-ils le réformer, lui donner un visage humain. Pourtant, la souveraineté que l’individu a le droit d’exercer sur lui-même, postulat fondamental des théories du droit naturel, a souvent été étendue à l’échelle des nations par les philosophes, qui en ont fait la base de la négation du droit de conquête. Ainsi, il aurait semblé normal que cette réflexion débouche sur l’affirmation du droit des colonies à disposer d’elles-mêmes. Or, en fait, là où le bât blesse, c’est dans le refus des philosophes de concéder aux colonies le statut de nations. Ce privilège n’est en effet accordé qu’aux peuples ayant souscris aux idéaux des Lumières, et dont les principes éclairés auraient présidé à la mise en place d’institutions politiques conformes. Il en va de même pour l’individu, qui ne peut jouir des libertés promises par les Lumières que s’il acquiert le statut de citoyen. En attendant, il végète dans une sorte d’enfance transitoire, inapte à exercer les droits que la nature pourtant lui garantit(3). Et nous arrivons au postulat fondamental de ce [néo]colonialisme à naître: qui de mieux placé pour faire entrer ces peuples barbares dans la lumière de la civilisation qu’une nation ayant déjà mis en pratique les théories du droit naturel, ce qui après 1789 sera le cas de la France? Cela, Condorcet n’a pas tardé à le comprendre.

Condorcet: le colonialisme au diapason des droits de l’homme

Le marquis incarne parfaitement tout ce qui a été dit jusqu’à maintenant sur les rapports difficiles qu’entretiennent les philosophes vis-à-vis de la question coloniale. Premièrement, il arrive à cette dernière par le truchement du combat antiesclavagiste. En fait, il en est l’un des principaux animateurs. En 1781, il publie sous un pseudonyme (M. Schwartz) ses Réflexions sur l’esclavage des nègres, qui deviendra en quelque sorte le programme officiel du lobby abolitionniste. L’ouvrage s’ouvre sur cette phrase: «Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardé comme mes frères. La nature vous a formé pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs(4).» Au regard du droit naturel, rien ne saurait justifier qu’on puisse priver quelque individu que ce soit du plein exercice de sa propre souveraineté. Or, et c’est là où l’argumentaire de Condorcet se gâte, encore faut-il être en mesure d’exercer cette souveraineté. Selon lui, les années de mauvais traitements infligés aux esclaves ont rendu ceux-ci «incapables d’être hommes», donc indignes «qu’on leur confie le soin de leur bonheur et du gouvernement de leur famille(5)», sans parler d’une très hypothétique participation aux affaires de la cité.

Le penseur se présente donc comme un partisan de l’émancipation «par degré». Puisque l’esclave risque d’être incapable de jouir des libertés que sa qualité d’homme devrait lui garantir, il revient au législateur -français- de le conduire progressivement vers elles. Même si ce handicap ne relève ni de la race ni de quelque défaut hérité de la nature, il n’en demeure pas moins réel selon Condorcet. À l’instar des fous et des enfants –à de maints égards, des femmes aussi-, il apparaît nécessaire de priver les esclaves de certains de leurs droits naturels, dont ils useraient certainement, selon l’auteur, au préjudice des autres, voire d’eux-mêmes. Ainsi, l’émancipation doit-elle se dérouler sur trois ou quatre générations, délai anticipé par l’auteur avant que les descendants d’esclaves soient à même d’exercer leurs droits. En définitive, les esclaves remplissent la première condition préalable à l’obtention des droits que lui garantit la nature, en ceci qu’ils sont des hommes. Cependant, ils ne remplissent pas les critères de la seconde condition, soit d’être à même de jouir de ces droits sans porter atteinte à la paix sociale et à la propriété d’autrui. Cette condition ne peut être honorée qu’à travers une adhésion complète aux principes des Lumières. Dès lors, l’intervention du législateur, qui incarne ces principes, est perçue par l’auteur comme une condition sine qua non de l’entrée des esclaves dans la civilisation et la citoyenneté. Ainsi, la liberté ne s’obtient qu’à travers le renoncement à un autre droit fondamental, soit la souveraineté absolue sur sa propre personne. Ce paternalisme transpirant demeurera présent dans toutes les interventions de Condorcet en faveur de l’émancipation progressive des esclaves. D’ailleurs, si le 16 pluviôse de l’an II (4 février 1794) Robespierre ne tient pas compte de ses recommandations lorsqu’il abolit l’esclavage, c’est bien davantage dû à la pression des événements (insurrection de Toussaint Louverture à Saint-Domingue, future Haïti, et nécessité de soustraire les esclaves à l’influence de leurs maîtres contre-révolutionnaires) qu’à une réelle opposition à la tiédeur gradualiste de Condorcet.

Les réflexions de Condorcet sur l’esclavage, couplées à sa conviction profonde dans le triomphe à venir des principes de la raison et du progrès, l’amène à porter son attention sur le devenir des colonies elles-mêmes, sur leur place dans un monde éclairé. Si l’échelle change, les sentiers arpentés demeurent les mêmes. Le paradoxe devient encore plus visible: si les peuples ont un droit inaliénable à la liberté, ce droit ne peut s’acquérir qu’au prix d’une adhésion complète aux principes et aux institutions inspirées des droits de l’homme. La question est abordée dans un ouvrage datant de 1794, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain:

Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les Français et les Anglo-Américains? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des nations soumises à des rois, de la barbarie des peuplades africaines, de l’ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s’évanouir?(6)

La réponse est affirmative, mais comporte encore son lot de conditions qui forment ensemble ce que nous désignons comme l’impérialisme des droits de l’homme. Au final, le «programme» de Condorcet en vue d’une éventuelle émancipation des colonies se résume par une formule fort peu ambiguë: «civiliser ou faire disparaître(7).» Ainsi, la «distance» évoquée plus haut ne se réduira qu’à la condition que les peuplades barbares acceptent de se conformer au modèle français et deviennent ainsi, temporairement, des «colonies de citoyens(8).» Évidemment, il ne faut pas croire que Condorcet propose d’exterminer physiquement les éléments récalcitrants, ce qu’il reproche aux Espagnols d’avoir fait en Amérique du Sud, mais bien qu’il faut les assimiler de force, ce qui revient à nier aux peuples non-civilisés leur droit à disposer d’eux-mêmes. Cette contorsion de l’esprit revient à nier le caractère inné des droits naturels, qui deviennent acquis dès lors qu’ils dépendent d’une adhésion à des principes édictés par l’homme. La France éclairée, ambassadrice des droits de l’homme dans le monde, n’octroiera ces derniers qu’à ceux qui auront acceptés de se placer sous sa bienveillante protection.

Le 27 octobre 1946, la constitution de la IVe République est adoptée par le parlement. On peut y lire ceci dans le préambule: «La République française, fidèle à ses traditions […] n’entreprendra aucune guerre dans des vues de conquête et n’emploiera jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple(9).» Jusqu’à sa mort en 1958, la IVe République réprimera dans le sang les velléités d’indépendance du Vietnam, de Madagascar, du Maroc, de la Côte-d’Ivoire et de l’Algérie. Héritière des idéaux ayant présidé à la fondation de la Ière République, la IVe a nié sans relâche le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes au nom des efforts consentis par elle pour faire entrer ces peuples dans la lumière de la civilisation, dont elle s’était proclamée la championne. Ce n’est pas trop exagérer que de dire qu’au pays des droits de l’homme, la liberté ne s’acquiert qu’au prix d’un renoncement à celle-ci.

En conclusion

Il semble en définitive qu’on puisse réellement parler ici d’une faillite des Lumières. En effet, ses avocats les plus acharnés, comme Condorcet, en ont trahi l’esprit pour en faire triompher l’éclat. Peut-être s’agit-il d’une faille congénitale, dans la mesure où l’universalisme implicite des droits de l’homme implique de facto une forme d’évangélisation et d’uniformisation qui revient à nier la souveraineté et la différence de l’autre. Il suffisait pourtant de porter la réflexion sur le droit naturel jusqu’à ses conclusions logiques, soit le droit des individus et des peuples à disposer d’eux-mêmes. Denis Diderot (1713-1784) et Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) ont en leur temps fait preuve de ce courage et de cette intégrité intellectuelle. Laissons-nous sur une bonne note et écoutons-les respectivement:

Vous êtes fiers de vos lumières, mais à quoi vous servent-elles? Est-il donc si important de savoir parler de la vertu sans la pratiquer? Quelle obligation vous aura le sauvage, lorsque vous lui aurez porté des arts sans lesquels il est satisfait, des industries qui ne feraient que multiplier ses besoins et ses travaux, des lois dont il ne peut se promettre plus de sécurité que vous n’en avez?(10)

La nature a enfin créé cet homme étonnant [Toussaint Louverture], cet homme immortel, qui devait libérer un monde de la tyrannie la plus atroce, la plus longue, la plus insultante. Son génie, son audace, sa patience, sa fermeté, sa vertueuse vengeance ont été récompensés : il a brisé les fers de ses compatriotes. […] Dans le même instant ils ont versé le sang de leurs tyrans : Français, Espagnols, Anglais, Hollandais, Portugais, tout a été la proie du fer, du poison et de la flamme. La terre de l’Amérique a bu avec avidité ce sang qu’elle attendait depuis longtemps, et les ossements de leurs ancêtres lâchement égorgés ont paru s’élever alors et tressaillir de joie. Les naturels ont repris leurs droits imprescriptibles, puisque c’étaient ceux de la nature. […] Il a été l’ange exterminateur.(11)

Notes

(1) Gilles MANCERON, Marianne et les colonies, une introduction à l’histoire coloniale de la France, Paris, La Découverte, 2003, p. 18-19.
(2) Cité dans Marcel MERLE, «L’anticolonialisme», dans Marc FERRO (dir.), Le livre noir du colonialisme : XVIe-XXIe siècles, de l’extermination à la repentance, Paris, Laffont, 2003, p. 620.
(3) Il est important de mentionner ici qu’outre les sauvages, les femmes aussi se retrouveront prises au piège de ce raisonnement spécieux.
(4) Nicolas de CONDORCET, Réflexions sur l’esclavage des nègres, Neufchâtel, Société typographique, 1781, p. III-IV.
(5) Ibid., p. 35.
(6) CONDORCET, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, Paris, Agasse, 1794, p. 328. L’ouvrage a été publié à titre posthume, l’auteur étant mort plus tôt la même année.
(7) Ibid., p. 332.
(8) Voir la citation mise en exergue.
(9) 15e paragraphe du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, disponible en ligne : < http://www.conseil-constitutionnel.fr/textes/constitution/c1946.htm > (consulté le 30 septembre 2008)
(10) Denis DIDEROT, «L’apostrophe aux Hottentots», dans Guillaume-Thomas RAYNAL, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Genève, J.-L. Pellet, 1780, vol. 1, p. 205.
(11) Louis-Sébastien MERCIER, L’an deux mille quatre cent quarante, rêve s’il en fut jamais, Édition, introduction et notes par Raymond Trousson, Paris, Ducros, 1971, p. 205-206.

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