«Hier encore ce n’était qu’un grondement lointain, aujourd’hui c’est un roulement continu. On respire les détonations. L’oreille est assourdie, l’ouïe ne perçoit plus que le feu des gros calibres(1)». C’est sur ces mots que l’auteure anonyme du journal intitulé Une femme à Berlin débute l’écriture de ses «carnets du sous-sol», le témoignage de l’expérience vécue des bombardements alliés, du fond des abris anti-aériens berlinois. Dans ces cahiers rédigés à la hâte, le bruit, qu’il soit assourdissant ou à peine audible, est source constante d’angoisse et d’affolement.
La réédition d’Une femme à Berlin, en 2003(2), à l’initiative de l’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger, arriva au moment même où certains historiens et polémistes commençaient à revendiquer l’écriture d’une histoire qui, à leurs yeux, était demeurée taboue depuis la capitulation allemande de mai 1945. Le ton fut notamment donné avec la publication de l’ouvrage de l’historien allemand Jörg Friedrich qui, en 2002, retraçait dans les détails les plus minutieux la nature des bombardements systématiques des villes et de leurs civils allemands au cours des cinq années de guerre. Si plusieurs louèrent son entreprise, et que l’ouvrage connut un vif succès en Allemagne, d’autres, à l’étranger, se firent plus critiques. Jörg Friedrich levait-il le voile sur des événements tragiques passés depuis sous silence ou rendait-il plutôt simplement compte d’un traumatisme imprégné dans la mémoire collective, l’histoire et la politique allemandes depuis 1945?
Avant de plonger dans la polémique entourant la publication de cet ouvrage, nous proposons un regard sur la représentation de l’expérience des bombardements et de l’occupation subséquente des troupes soviétiques, à la lumière du récit sidérant, parfois pétrifiant, de l’auteure anonyme d’Une femme à Berlin. L’histoire de ce cataclysme allemand et les différends qu’elle engendre aujourd’hui sur la scène historienne constitueront le fil rouge de notre réflexion dans le cadre de cette thématique sur le bruit.
«Chronique commencée le jour où Berlin vit pour la première fois la guerre dans les yeux(3)»
Le récit de l’auteure, une jeune berlinoise dans la trentaine, débute dans les caves sombres et populeuses de la ville en flammes. L’écrivaine témoigne notamment, en fine observatrice, du choc qu’engendre le hurlement soutenu des sirènes, le bourdonnement des avions et le vrombissement des bombardements pour les civils terrés dans ce qu’elle qualifie de «catacombes de la peur». À chaque déflagration, ce sont les mêmes symptômes qui se manifestent, «la sueur qui perle au front, à la racine des cheveux, les lancements dans la moelle épinière qui est comme taraudée, les tiraillements dans la nuque, puis le palais qui se dessèche, et les battements syncopés du cœur(4)». L’expérience d’abord auditive des bombardements, puis la pression physique qu’ils engendrent, absorbent l’individu en entier, l’épreuve des canonnades est propre à chaque personne, et ce, malgré la présence de la collectivité dans l’abri. Lors d’une détonation, les nerfs se crispent et l’idée des bombes envahit l’esprit de la victime, lui faisant perdre toute notion du temps. Il ne reste qu’un sentiment de trouble effroyable.
Après les secousses, hors de la cave, s’entremêlent les sentiments d’euphorie et d’apathie. Le silence suivant l’attaque, bien qu’il annonce la fin des détonations, n’inspire néanmoins pas forcément la confiance des survivants. Le calme plat éveille bien plus une certaine paralysie du corps et de l’esprit dans l’attente du prochain déferlement. Dans le journal de la femme berlinoise, le calme qui suivit la tempête des derniers bombardements aériens et des tirs d’artillerie ne manqua pas, à forte raison, d’inquiéter l’auteure et ses compatriotes; «Ce fut d’abord le silence, une nuit trop calme(5)». Ce silence-là annonçait les pas lourds dans les corridors des appartements en ruines, dans la rue, derrière soi, ceux de l’occupant russe, de son «Frau komm» (femme vient ici), puis des viols successifs qu’ils infligèrent aux Berlinoises, sans distinction d’âge.
«Et voilà… des pas dans la cage d’escalier, à l’arrière, et ces sons étrangers qui percent jusqu’à nos oreilles et qu’on dirait émis par des brutes épaisses. Silence et torpeur autour de la table. Nous arrêtons de mâcher, le souffle coupé. Les mains se crispent sur les poitrines. Les yeux s’agitent nerveusement dans tous les sens(6).»
À l’arrivée de l’occupant, les sons, le moindre bruit, terrorisent les femmes abandonnées à elles-mêmes. Ce qui les gagne maintenant en permanence, «c’est le sentiment d’être entièrement délaissées et livrées en pâture(7)». Cette réalité ne fit malencontreusement pas l’objet de l’étude de Jörg Friedrich, ce dernier s’étant attaché essentiellement à d’écrire les mécanismes de la guerre et leurs impacts sur les villes allemandes. Dans son récit, les femmes, pourtant les principales victimes de ce cataclysme, sont reléguées au rôle de victimes anonymes dans le flot de ce qu’il qualifie de «civils». Voyons de plus près la nature de la controverse derrière la publication de son ouvrage.
Assumer et surmonter le passé national-socialiste
Si la publication de l’ouvrage de Jörg Friedrich généra une controverse majeure au sein de la communauté historienne occidentale et du public allemand, c’est qu’il remettait au devant de la scène allemande la question épineuse de la Vergangenheitsbewältigung, ou le fait d’assumer et de surmonter le passé national-socialiste(8). Ces critiques l’accusèrent alors d’encourager les Allemands à tourner le dos à leur lourd passé, en démontrant la responsabilité des Alliés dans la destruction de leur nation. D’autres chercheurs déplorèrent le fait que l’auteur n’ait pas fondé son étude sur des archives fiables, s’étant essentiellement concentré sur les documents provenant de la mémoire des gens habitant des villes bombardées. Aux yeux de plusieurs, le livre ne contribuait ainsi qu’à reproduire les mythes de l’immédiat après-guerre, émergeant de la culture mémorielle locale. Si Friedrich insistait sur la souffrance des populations civiles victimes des bombardements, il ne s’interrogeait pourtant pas sur le rôle d’attentiste ou de complice que ces derniers avaient pu jouer sous le national-socialisme(9). Certains allèrent même jusqu’à l’accuser, avec exagération nous semble-t-il, de chercher à minimiser les crimes des nazis perpétrés contre les populations juives et dans les territoires de l’Est. Il est néanmoins à noter que Friedrich utilisait un langage normalement réservé à la Shoah pour décrire les conséquences des bombardements alliés. Il usait notamment du mot «Vernichtung» (destruction) pour l’anéantissement des villes ou du terme «Bücherverbrennung» (Autodafé) pour illustrer les feux des bibliothèques.
Depuis, nombreux sont les historiens et chercheurs qui suivirent la voie tracée par Jörg Friedrich et prétendirent lever le voile sur la souffrance des populations civiles allemandes au cours du Second Conflit mondial(10). Or, cette volonté de briser le silence sur des événements soi-disant demeurés tabous est-elle réellement pertinente au regard de la compréhension historique? L’historien Robert G. Moeller ne le croit pas. À ses yeux, «ceux qui ne cessent d’étudier cette histoire sont condamnés à la répéter, prétendant constamment briser le silence autour de la souffrance allemande, un silence n’a jamais vraiment existé(11)». Il démontre que déjà dans les années 1950, la rhétorique de la victimisation occupait une place centrale dans la culture civique de la jeune république fédérale. La sphère publique et les rituels de commémoration étaient tous largement empreints de l’histoire des pertes et de la souffrance des Allemands. Les films exposaient l’ampleur de la dévastation des villes et offraient une voix aux témoignages des victimes. Ce traumatisme marqua ainsi la mémoire, l’histoire et les politiques allemandes au fer rouge après 1945.
Conclusion
Ce constat dévoile la nécessité pour les historiens de dépasser les fausses dichotomies des Allemands comme victimes ou complices du Troisième Reich, de la guerre et de sa défaite: «Peut-être pouvons-nous écrire une histoire de l’Allemagne de la Deuxième Guerre mondiale qui arrive à mieux expliquer comment les meurtriers – et ceux qui embrassèrent les politiques racistes, supportèrent Hitler avec enthousiasme et bénéficièrent directement de la douleur et de la souffrance que l’État nazi infligea aux autres – devinrent des victimes(12)». Cette approche pourrait permettre une réelle remise en contexte de la guerre, sans chercher à fournir une équivalence morale entre les victimes des Allemands et les victimes allemandes. Le récit de l’auteure anonyme du journal Une femme à Berlin,et sa représentation de l’angoisse et de la souffrance nées des bombardements et de l’occupation soviétique subséquente, dévoilent à quel point notre compréhension de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale en Allemagne passe aujourd’hui irrémédiablement par une histoire qui inclut l’expérience des femmes.
Notes
(1) ANONYME, Une femme à Berlin, journal, 20 avril au 22 juin 1945, Gallimard, 2006 (pour la traduction française), 393 p.
(2) Le journal fut publié pour la première fois en 1954 aux États-Unis. Il ne parut en Allemagne qu’en 1959, chez un éditeur suisse. Il fut mal reçu par une majorité d’Allemands qui affrontait alors difficilement son passé. Face aux critiques dont le journal fit l’objet, l’auteure exigea qu’il ne soit pas réédité avant sa mort, qui survint en 2001.
(3) Ibid., p. 16.
(4) Ibid., p. 31.
(5) Ibid., p. 79.
(6) Ibid., p. 101.
(7) Ibid., p. 123.
(8) FRIEDRICH, Jörg, Der Brand: Deutschland im Bombenkrieg, 1940-1945, München, Propyläen Verlag, 2002, 592 p.
(9) Voir le résumé critique de Jörg Arnold du département d’histoire de l’Université Southampton, H-German, novembre 2003 et de Gavriel Rosenfeld dans The German Studies Review.
(10) MACDONOGH, Giles, After the Reich, from the Fall of Vienna to the Berlin Airlift, London, John Murray, 2007; BARNOUW, Dagmar, The War in the Empty Air, Victims, Perpetrators, and Postwar Germans, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 2005.
(11) MOELLER, Robert G., “Germans as Victims? Thoughts on a Post-Cold War History of World War II’s Legacies”, loc. cit., p. 152. «Those who have not stopped to study this history may, as it were, be condemned to repeat it, constantly claiming to break a silence around German suffering, which, I argue, has never really existed»
(12) Ibid., p. 177. «Perhaps we can write a history of Germany in world War II which can better explain how killers –and colonizers and those who embraced racist policies, enthusiastically supported Hitler and directly benefited from the pain and suffering that the Nazi state inflicted on others –became victims»