L’année 2007 a marqué l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne, après de multiples débats et d’interminables périodes d’attente. Pourtant, si c’est aujourd’hui Bucarest qui regarde avec insistance vers les nations occidentales pour pouvoir jouir de leurs avantages, il fut un temps où les regards, ainsi que les intérêts, se croisaient.
Depuis les négociations et les traités de paix qui mirent fin à la Première Guerre mondiale, la Roumanie a doublé en superficie comme en population1. Une grande partie de cet immense accomplissement réside dans les efforts diplomatiques français en faveur de Bucarest. Mais quels pouvaient bien être les intérêts du Quai d’Orsay2, siège des Affaires étrangères, dans la construction, à l’autre bout de l’Europe, d’une Grande Roumanie? Il semble, en fait, que Paris percevait Bucarest, à l’époque, comme une alliée possédant une position extrêmement stratégique, répondant à deux des plus grandes priorités sécuritaires de la France. Une Grande Roumanie en Europe de l’Est pouvait en effet constituer une alliée précieuse contre l’expansion bolchevique. Ensuite, elle devait former, avec les autres nations de l’Europe de l’Est, une alliance de revers qui obligerait une Allemagne revancharde à combattre sur deux fronts si elle tentait d’attaquer la France à nouveau. Ainsi, comme nous le verrons, la France de l’après-guerre a tenté de faire de la Grande Roumanie un outil de sa nouvelle politique continentale.
La Grande Roumanie: élément essentiel du «cordon sanitaire»
Depuis la révolution bolchevique, la Russie était devenue un élément extrêmement instable et imprévisible aux yeux du Quai d’Orsay. On craignait que le bolchevisme, cette «maladie épidémique» comme le disait le Maréchal Foch3, s’étende en-dehors des frontières russes et contamine peu à peu l’Europe de l’Est que l’on souhaitait voir entrer dans la sphère d’influence française. Pour parer à ce danger, Paris mit sur pied le projet de cordon sanitaire4, véritable mur édifié contre l’expansion du communisme à l’aide des pays d’Europe orientale. Or la Roumanie était une voisine immédiate de la nouvelle Russie. Ainsi, elle tombait directement dans la ligne de mire des Français qui ne pouvaient pas édifier leur cordon sans la participation roumaine, clairement essentielle aux yeux du Quai d’Orsay. Cette position stratégique face à la Russie était un des éléments primordiaux qui plaçaient la Roumanie, cette petite nation est-européenne, au carrefour des intérêts français.
Les inquiétudes françaises face à l’expansion du bolchevisme menèrent le Quai d’Orsay à assurer à la Roumanie la possession d’un territoire qu’aucun traité d’avant-guerre ne lui avait promis: la Bessarabie, terre russe depuis 18785. Stratégiquement, cette annexion roumaine confortait la position française dans sa lutte contre l’expansion bolchevique. En effet, elle assurait d’abord à Paris une certaine loyauté de la part de Bucarest. De plus, elle éloignait l’ancienne Autriche-Hongrie de la Russie. Finalement, elle formait un front continu entre la Roumanie et la Pologne et devenait ainsi le flanc oriental du système centre-européen français en construction. De cette façon, l’attribution de la Bessarabie à la Roumanie fut dictée, en très grande partie, par des intérêts purement français. On cherchait, au Quai d’Orsay, à bâtir une Roumanie plus apte à répondre aux soucis de sécurité causés par le nouveau joueur européen que représentait la Russie bolchevique.
Le danger allemand: la Roumanie comme alliance de revers
Après la Première Guerre, l’Allemagne, quoique vaincue, restait une menace entière située à la porte de la France. Les Français, ayant vécu, contrairement aux Anglo-Saxons, la guerre sur leur propre territoire, redoutaient plus que tout la résurrection d’une Allemagne revancharde. L’allié de guerre russe s’étant affaissé sous le poids des Bolcheviques, le souci primordial de la France d’après-guerre fut de mettre sur pied un nouveau système de revers qui assurerait un deuxième front contre les Allemands si ces derniers décidaient de s’attaquer à nouveau à la France. Ainsi, les Français furent portés presque naturellement vers l’Europe orientale, seule entité véritable entre l’Allemagne et la Russie, et plus spécifiquement vers la Roumanie.
Or l’Europe de l’Est n’avait pas été le premier choix de l’administration française. En effet, le président du Conseil Georges Clemenceau, lors de l’élaboration du Traité de Versailles qui devait régler les dispositions de la paix avec Berlin, tenta de protéger la frontière orientale de la France grâce à une garantie de la part des Britanniques et des Américains. Ses tentatives se soldèrent par un échec le 19 novembre 1919, quand le Sénat américain refusa d’entériner le traité de Versailles, et donc la garantie qu’il contenait, par peur d’être à nouveau entraîné dans les méandres du Vieux Continent6.
Abandonnée par les grandes puissances alliées, la France dut se tourner vers l’Est du continent, notamment vers la Roumanie. Si les nations de l’Europe de l’Est n’avaient ni la puissance ni le pouvoir des Anglo-Saxons à opposer à l’Allemagne, elles avaient tout de même l’avantage non négligeable d’assurer en tout temps un deuxième front contre l’Allemagne si cette dernière tentait une offensive à l’ouest. Paris s’affaira donc à établir des relations très amicales et même privilégiées avec certains pays est-européens. La Roumanie, qui servait déjà le mur antibolchevique, entra presque naturellement dans les plans d’alliance de revers français, ainsi que le faisaient les nouvelles Tchécoslovaquie et Yougoslavie, elles-mêmes formées à l’issue de la guerre.
Une fois de plus, de cet intérêt du Quai d’Orsay envers la Roumanie résulta l’attribution, à Bucarest, d’un nouveau territoire: le Banat. Or, s’il avait été relativement facile pour la France de choisir d’attribuer la Bessarabie à une Roumanie alliée plutôt qu’à une Russie bolchevique et instable7, le litige sur le Banat était plus complexe. En effet, ce territoire était disputé entre la Roumanie et la Yougoslavie, donc entre deux éléments essentiels à l’alliance de revers. L’octroyer à l’une ou l’autre de ces nations signifiait presque inévitablement la perte d’un allié potentiel ou, pire, le gain d’un nouvel allié pour l’Allemagne. Ironiquement, c’est un représentant anglais à Paris, George Grahame, qui résuma le mieux cette réalité en écrivant à son gouvernement, en 1919: «La France ne peut pas se permettre de négliger ou d’aliéner les petits pays européens; elle a d’anciens ennemis sur le continent et elle a besoin d’amis loyaux8». Cette donne particulière mena la France à exercer des pressions diplomatiques en faveur d’une division du Banat entre les deux pays. Cette option fut effectivement choisie par la communauté internationale, mais on attribua les deux tiers à Bucarest. Ainsi, même si la France ne put entièrement répondre aux désirs de Bucarest ni de Belgrade, elle trouva le moyen de ne s’aliéner personne.
En plus de démontrer que la France souhaitait véritablement agrandir la Roumanie, cet épisode laisse croire que les actions françaises n’étaient en aucun cas orientées par un quelconque altruisme envers une sœur latine, mais bien par les seuls intérêts sécuritaires de la France elle-même. On aurait donc assisté à une Realpolitik à la française, où l’on voulait s’attirer les sympathies et la loyauté de tous, tout en isolant le géant allemand dont le potentiel restait latent.
Conclusion
Par ce court exposé, nous avons tenté de démontrer quels furent les intérêts qui poussèrent la France, après la Première Guerre mondiale, à épauler la Roumanie dans sa course à l’unité nationale. Les deux phénomènes du cordon sanitaire contre le bolchevisme et de l’alliance de revers contre l’Allemagne nous ont prouvé que le Quai d’Orsay, dans la construction d’une Grande Roumanie, était avant tout motivé par des questions de sécurité nationale. Ce sont ces dernières qui donnèrent à la Roumanie, et à l’Europe de l’Est au sens large, une toute nouvelle importance aux yeux de Paris. Ce nouvel intérêt se refléta, dans les deux cas, dans l’attribution, sous couvert de nombreuses pressions françaises, de deux territoires qui, en plus d’être âprement revendiqués par le gouvernement roumain, avaient l’avantage de répondre aux soucis français. D’abord, la Bessarabie agissait comme flanc oriental du cordon sanitaire contre l’expansion du bolchevisme en Europe de l’Est. Ensuite, la partie du Banat allouée aux Roumains assurait à la Roumanie (et à sa voisine yougoslave) une position plus stratégique pour répondre à un assaut allemand envers l’ami français. Ainsi, la France faisait de la Roumanie un simple outil de sa politique continentale d’après-guerre. Toutefois, les dynamiques européennes d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes. Les activités économiques ont largement pris le dessus sur les considérations stratégiques. Avec son entrée récente dans l’Union Européenne et la nouvelle donne continentale, il sera intéressant de voir comment la Roumanie parviendra à tirer à nouveau son épingle du jeu.
Notes (cliquez sur le numéro de la note pour revenir au texte)
1. Margaret MacMillan, Paris 1919. Six Months that changed the world, New York, Random House, 2002, p. 135.
2. Le terme «Quai d’Orsay» est fréquemment utilisé par métonymie pour désigner le Ministère des Affaires étrangères de France. Cette appellation provient de l’emplacement de son bâtiment sur le quai d’Orsay.
3. Dans Paul MANTOUX (Notes de l’officier interprète), Les Délibérations du Conseil des Quatre, Tome 2, 24 mars-28 juin 1919, Paris, Centre national de la recherche scientifique, 1955, p.53
4. Frank Lee BENNS et Mary Elisabeth SELDON, Europe 1914-1939, New York, Appleton-Century-Crofts, 1965, p. 395.
5. Le cordon sanitaire est le terme utilisé pour designer la chaîne de pays situés près de la frontière occidentale de la Russie. Leur rôle, après la Révolution bolchevique, était d’agir en tant que barrière pour empêcher le communisme de s’étendre à travers le sol européen.
6. Train SANDU, Le Système de sécurité français en Europe centre-orientale. L’Exemple roumain 1919-1933, Paris, L’harmattan, 1999, p. 103.
7. Le choix était en fait devenu simple une fois que la présence des Bolcheviques à la tête de la Russie était confirmée. La Bessarabie, bien que roumaine de facto depuis 1919, ne le fut de jure qu’à partir de 1922, alors que les forces antibolcheviques de la Russie avaient véritablement perdu la lutte pour le pouvoir.
8. “France cannot afford to disregard or alienate the small European States; she has ancient enemies on the continent of Europe, and needs faithful friends”, dans Foreign Office (Ernest Llewellyn Woodward [éd.] et Rohan d’Olier Butler [éd.]), Documents on British foreign policy 1919-1939, vol. 4, 1919, Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1952, p. 511.